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Joachim du Bellay, Les Regrets

Joachim du Bellay (1522-1560)

Les Regrets (1558)

Sonnet XII

Joachim du Bellay Vu le soin1 ménager2 dont travaillé3 je suis,
Vu l’importun souci qui sans fin me tourmente,
Et vu tant de regrets desquels je me lamente,
Tu t’ébahis souvent comment chanter je puis.

Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuisa,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chanteb ;
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.

Ainsi chante l’ouvrier4 en faisant son ouvrage4,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,

Ainsi l’aventurier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.


1 Soin : synonyme de « souci ».
2 Ménager : concerne l’intendance, l’économie, la gestion de la vie quotidienne, fait référence à la profession de du Bellay.
3 Cf. étymologie : du latin médiéval trepalium, « instrument de torture ».
4 Ouvrier et ouvrage ont le même étymon (= « mot attesté ou reconstitué qui sert de base à l’étymologie d’un terme donné. » TLFi)
a Asyndète. Sens : je ne chante pas, mais je pleure mes ennuis.
b Épanorthose (= définition par rectification).

Pour le commentaire…

Le recueil des Regrets a été écrit à Rome de 1553 à 1557. Du Bellay y était intendant auprès de son oncle. Les Regrets ont été publiés en 1558 à Paris. Ce poème élégiaque est adressé à son ami Olivier de Magny (qui est aussi le dédicataire (= le recueil lui a été dédié) du recueil) qui séjourna aussi à Rome de 1555 à 1556. Ce dernier a publié Les Soupirs à Paris. Les thèmes des poèmes du recueil sont l’exil, la satire (déception du poète par rapport à Rome) et le recueil contient aussi des poèmes d’éloges (on parle de poésie encomiastique) d’amis restés en France, de protecteurs. Ce sonnet peut être commenté comme un art poétique : d’abord du Bellay énonce des principes poétiques (quatrains), puis il les met en œuvre (tercets). Le sonnet concerne un lieu commun de la poésie qui calme la douleur. Dans les deux quatrains, le poète chante jour et nuit, il ne connaît aucun répit. Les deux tercets comprennent six comparants, lesquels permettent au poète d’universaliser sa peine. Ils ajoutent un peu de « légèreté » à l’ensemble du sonnet.

Le premier quatrain rapporte des propos tenus par Magny, le second quatrain répond à une objection : le poète ne feint pas la souffrance pour écrire. La définition est donc contradictoire par rapport à celle de l’interlocuteur. Pour du Bellay, chanter, c’est chanter ses ennuis. Les tercets sont construits selon une itération (= répétition) d’ordre anaphorique. Du point de vue du sens, les tercets apportent peu : ils donnent une résonance au second quatrain (il s’agit d’un prolongement musical). Sur le plan de l’argumentation, les quatrains sont solidement fermés, contrairement aux tercets qui ont une structure ouverte. Aux vers 5 et 6, on passe de l’emploi intransitif du verbe chanter à son emploi transitif. Au vers 7, avec « enchante », la poésie est vue comme magie, comme envoûtement. Au vers 8, le poète apporte une récapitulation, une réponse à l’objection initiale de Magny. « Je chante jours et nuits », tout comme « je chante mes ennuis » sont des topoï pétrarquistes, mais avec des effets de sourdine : le poète s’adresse à un ami (et non à la France). Quant aux tercets, ils enrichissent la définition donnée par le poète, on peut parler de modulation musicale (dimension incantatoire). L’énumération des comparants constitue des éléments de surprise à l’intérieur de la structure anaphorique. La prison, évoquée au vers 12, est une figure hyperbolique de l’exil. Il y a bien une intensification de la plainte dans ce dernier vers.

Voir aussi :