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Le personnage de Phèdre

Une étude de Jean-Luc.

Racine La tragédie de Phèdre fut jouée pour la première fois le 1er janvier 1677 ; elle s’appelait alors Phèdre et Hippolyte. Elle ne fut dénommée Phèdre qu’à partir de l’édition de 1687, soit dix ans plus tard. Ce changement est très révélateur, il nous apprend que, pour Racine, le personnage principal est sans aucun doute Phèdre et qu’en elle nous devons chercher la source du drame qui va se jouer. Comme l’écrivait justement Gide dans son Journal, cette pièce réside dans le conflit qui tourmente l’épouse de Thésée, "théâtre et victime d’une tragédie interne."

Phèdre est un personnage tragique

Une ascendance divine

Phèdre a de nobles origines, elle est "fille de Minos et de Pasiphaé". Par sa mère elle remonte au soleil ; par son père, elle est rattachée aux mondes infernaux. Plus loin, elle s’exclamera :

J’ai pour aïeul le père et le maître des Dieux
Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.

Une lourde hérédité

Elle doit à sa mère le dérèglement de ses sens. Pasiphaé a connu des amours dépravées avec un taureau. De cette union contre nature est né le Minotaure. Ce feu qui brûle son corps, Phèdre l’appellera "Vénus toute entière à sa proie attachée", car la déesse de l’amour poursuit Phèdre de sa haine et œuvre incessamment à la perte de sa famille.

Une présence continuelle des Dieux

Ainsi les dieux sont présents dans la pièce et confèrent une aura tragique au personnage de Phèdre. Il y a sur elle une malédiction divine qui crée la fatalité sous le signe du sang, des amours défendues et maudites et pour finir de la mort. D’ailleurs Phèdre sait que l’univers qui l’entoure est habité de forces agissant pour son propre malheur :

Les Dieux m’en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang.

Cette présence divine est matérialisée par des images d’ombre et de lumière, lumière du jour et du soleil, ombre des palais, des forêts et des domaines infernaux, ténèbres et embrasement qui se disputent l’esprit de la créature dans une lutte qui la dépasse.

Un personnage passionné

La passion que Phèdre éprouve pour Hippolyte domine toute sa vie, modifie sa personnalité en prenant des formes très variées.

Le dérèglement des sens

Phèdre a l’impression d’étouffer dans son palais. Elle ne peut rien supporter, ni vêtements, ni coiffure, ni la lumière du jour. C’est une femme languissante qui apparaît au début de la pièce.
Lors de la première rencontre entre Phèdre et Hyppolite, la présence de son beau-fils déclenche chez la jeune femme un véritable dérèglement sensoriel qui précède d’ailleurs, nous le verrons plus loin, l’angoisse, l’effroi de l’esprit :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Un dérèglement de l’imagination

L’obsession perturbe son système nerveux, enflamme son imagination, crée l’idée fixe, les cauchemars, les hallucinations, les divagations. Elle voit Hippolyte partout. À son insu, ses offrandes et ses prières changent de destination. Plus tard sa colère et sa jalousie se nourrissent du spectacle rêvé des amours d’Hippolyte et d’Aricie.

Une émulation de l’intelligence

Pour séduire Hippolyte qui l’a repoussée avec horreur, Phèdre saura, avec beaucoup de rouerie politique, lui faire miroiter le trône d’Athènes.

Un renforcement de la vie affective

Sa passion pour Hippolyte détermine toute sa vie affective, elle est tour à tour dominée :

  • par l’espoir : lorsqu’elle apprend la rumeur de la mort de Thésée, elle se laisse tenter par Œnone et reprend goût à la vie.
  • par la jalousie : la nouvelle qu’Hippolyte aime Aricie brise Phèdre, réveille en elle une douleur insupportable qui se traduit par des plaintes, des râles (acte IV, scène 5).
  • par l’épouvante : sa passion est pour elle un sujet d’anxiété, elle ne s’y livre qu’avec réticence comprenant confusément que c’est une force de destruction :

J’ai conçu pour mon crime une juste terreur
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

  • par le mal de la persécution : pour se protéger, elle fait exiler Hippolyte et se comporte à son égard comme "une injuste marâtre".
  • par la solitude : au début de la pièce, elle apparaît comme une recluse qui fuit le jour, plusieurs fois elle sera tentée de fuir, de se cacher jusqu’au suicide final.
  • L’affaiblissement de la raison

La passion provoque la division de l’esprit. Phèdre devient le jouet de ses sensations, de ses émotions.

"Un désordre éternel règne dans son esprit", dit Œnone.
"Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée"
"J’ai de mes sens abandonné l’empire"

Elle a perdu le contrôle d’elle-même. L’aveu vient à ses lèvres malgré elle.

"Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare"
"Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire"

La fin de l’acte IV nous montre une femme égarée, agitée de pulsions contraires, tantôt attirant ses enfants, tantôt les repoussant.

"Elle porte au hasard ses pas irrésolus
Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus".

→ La passion modifie donc sa personnalité jusqu’à créer parfois une véritable aliénation.

Une femme divisée

Affaiblie par la passion, Phèdre est sans arrêt agitée de postulations contradictoires et parfois simultanées.

Le silence et l’aveu

Tout au long de la pièce, Phèdre hésite entre le mutisme et la confession. Au gré des événements et des pressions insistantes d’Œnone, elle se livrera puis voudra se rétracter faisant croître en elle le sentiment d’une faute irrémédiable.

La lucidité et le trouble, la soumission et la fureur

Phèdre oscille entre la force qui l’entraîne et le désir d’y voir clair en elle, de mettre de l’ordre dans son esprit et sa conduite. Elle est capable d’analyser les manifestations du mal qui la ronge, de juger ses actions passées. Elle est tout aussi capable, au moindre signe d`espoir, de tout mettre en œuvre pour arriver à ses fins, se livrant tout entière à la passion qui l’habite.

"Sers ma fureur Œnone, et non point ma raison"
"Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi
Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi".

La victime et le bourreau

Proie des dieux attachés à sa perte, Phèdre peut engendrer la pitié et pourtant elle n’hésite pas à appeler la vengeance de cette même Vénus qui la torture pour forcer le cœur rebelle d’Hippolyte.

La morte et la vivante, le désespoir et l’espoir

Tout au long de la pièce Phèdre fait alterner son désir de mourir, sa volonté de vivre qui vont de pair avec l’existence du moindre espoir ou de son absence, avec la conscience envahissante de sa faute, là encore sa volonté vacille au gré des événements ou des pressions de sa confidente.

La coupable et l’innocente, l’ombre et la lumière

Phèdre est tiraillée entre son exigence de pureté et la faute qui l’habite. Cette dualité est le plus souvent traduite par les images symboliques de l’ombre et de la lumière.
Ombre où elle peut dissimuler sa faute ; ombre de la mort ; ombre propice des domaines infernaux où la coupable pourrait peut-être trouver l’apaisement après le jugement ; ombre où siège, majestueuse, l’image du père, juge réprobateur ; ombre de la damnation des réprouvés.
Lumière de son aïeul, le soleil ; lumière de la conscience qui dissèque et juge sans pitié ; lumière de la pureté du cœur.

Phèdre se sent coupable des sentiments incestueux qui l’habitent même s’ils n’ont pas été exposés à la clarté du jour, même si elle n’a pas manifesté à leur égard la moindre tentative de réalisation. La simple existence de son inclination pour Hippolyte engendre en elle angoisse et réprobation. Toute la pièce relate la lente montée d’une culpabilité dont la force envahissante pourra à la fin contrebalancer celle de la passion et même la dominer. Persécution de l’innocent, aveu d’amour immoral, abandon à Œnone, compromission, mensonge par refus de détromper confirment de plus en plus Phèdre dans son sentiment de devenir "un monstre exécrable", le "triste rebut de la nature entière". Au paroxysme de son dégoût, elle éprouve une horreur totale d’elle-même, elle est une insulte à la création. Consciente de l’énormité de son crime, elle en refuse cependant la responsabilité :

Le Ciel mit dans mon sein une flamme funeste
La détestable Œnone a conduit tout le reste.

Elle meurt dans la honte mais sans repentir, ayant le sentiment de rétablir l’ordre originel un moment perturbé :

Et la mort, à mes yeux, dérobant la clarté
Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté.

Conclusion

Passionnée, aliénée, divisée, Phèdre est un personnage ambigu, fascinant dans sa complexité. Par elle, Racine nous livre de subtiles variations autour des notions de culpabilité et de responsabilité. Il nous a d’ailleurs prévenu dans l’introduction : "Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente". Qui est réellement Phèdre ? Le procès est éternellement recommencé. Cette tragédie raconte la déchéance d’un être souffrant d’un mal qui le tue et sans lequel il ne peut vivre. C’est de la part de Phèdre une pathétique tentative de lucidité, un essai poignant de retrouver l’unité d`une personnalité, d’ordonner les forces qui la composent, mais le personnage est victime du divorce entre sa raison et sa volonté.
Racine a écrit là le drame tragique d’une humanité écartelée par le combat de la chair et de l’esprit.

Voir aussi :

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