Bac de français 2024
Baccalauréat général
Corrigé de la dissertation (sujet A)
Œuvre : Rimbaud, Cahier de Douai, de « Première soirée » à « Ma Bohème (Fantaisie) »
Parcours : émancipations créatrices
Dans le poème « Sensation », Arthur Rimbaud écrit : « j’irai loin, bien loin ». Selon vous, le Cahier de Douai répond-il à ce projet ?
Introduction
Arthur Rimbaud, poète précoce, a vécu une adolescence compliquée.
Dans ses premières tentatives poétiques confiées à son ami Demeny, appelées Cahier(s) de Douai, il écrit dans le poème « Sensation » : « j’irai loin, bien loin ».
Si cette affirmation, soulignée par la comparaison « comme un bohémien », désigne au premier degré un désir d’errance, on peut y voir aussi une expression métaphorique de son génie particulier.
Si ce départ vers « ailleurs », peut-être inspiré par « Les Bohémiens en voyage » de Baudelaire, est d’abord une fuite, il est ensuite un appel vers du « nouveau », avec en corollaire, l’élaboration d’un langage adapté à cette expérience libératrice.
Développement
Aller loin, c’est d’abord quitter un monde familier, mais étouffant.
Rimbaud, l’adolescent rebelle veut fuir un milieu familial qu’il ne supporte plus. Le Cahier de Douai, malgré son hétérogénéité, nous en donne les raisons au-travers de certains thèmes récurrents.
Il se livre avec délectation à une satire sociale. Dans « À la musique », il épingle avec drôlerie ces bourgeois autosatisfaits qui étalent sans vergogne leur fortune et leur mauvais goût. Rien de bien grave au premier abord, mais la critique se fait plus mordante dans « Rages de César » où Rimbaud, imitant le Hugo des Châtiments, attaque directement Napoléon III et le Second Empire, représentants du pouvoir bourgeois liberticide.
Ce blâme politique virulent se déploie en contrepoint dans « Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize » : le dernier vers dénonce Messieurs de Cassagnac, deux journalistes et polémistes bonapartistes farouchement opposés aux républicains célébrés dans tout le sonnet comme des défenseurs de la liberté au prix de leur vie.
Cette charge culmine dans « Le mal ». Le jeune poète de seize ans y attaque la collusion entre le pouvoir politique réactionnaire et la religion. Ce sonnet développe, dans une puissante antithèse, comment la folie guerrière du roi, associée à l’hypocrite et fallacieuse paix de la liturgie religieuse, exploite honteusement la souffrance humaine.
Rimbaud est donc, à cette époque de sa vie, un adolescent intransigeant en rupture avec son milieu familial catholique qu’il juge étriqué, avec l’atmosphère provinciale de Charleville dont il refuse le caractère bourgeois, positiviste, étouffant. Il s’y sent prisonnier. Il est prêt à partir pour Paris où il espère faire reconnaître son talent et s’immerger dans l’esprit révolutionnaire de la capitale.
C’est ensuite partir à l’aventure vers un ailleurs plein de promesses.
Rimbaud se révèle très tôt comme un « homme aux semelles de vent », selon les termes de son ami Verlaine. Instabilité, désir de liberté, appel de l’inconnu, tout pousse le jeune poète à prendre la route.
Le Cahier de Douai est riche de cette thématique. « Sensation » et « Ma Bohème » illustrent cette quête mystique d’un « ailleurs » plus concrète, plus dépouillée et sensuelle que chez son mentor Baudelaire. « Sensation » montre un adolescent vagabond qui jouit physiquement de son errance dans sa communion amoureuse avec la nature : « […] l’amour infini me montera dans l’âme, / […] heureux comme avec une femme. » Le sonnet « Ma Bohème » est encore plus explicite. Le chemineau se moque gentiment de la détérioration de ses vêtements, il oublie la souffrance de son corps dans une ivresse onirique sous le ciel étoilé. « Mon paletot aussi devenait idéal » nous confie-t-il. De même, il nous révèle que « [s]es étoiles au ciel avaient un doux frou-frou », qu’il « les écoutai[t], assis au bord des routes », ces notations rappellent un Baudelaire néoplatonicien et ses synesthésies, mais en moins guindé.
C’est enfin tenter un voyage initiatique par la création poétique.
Le thème du voyage est toujours l’occasion d’aller plus loin dans l’expression poétique.
« Rêvé pour l’hiver » réunit explicitement le voyage et la découverte amoureuse dans un wagon revisité en forme de boudoir. Rimbaud s’y émancipe par le rêve et l’imaginaire.
« Au Cabaret-Vert » relate une halte du jeune poète dans un estaminet de Charleroi en Belgique, lors d’une de ses fugues. Rimbaud y exprime son sentiment de bonheur simple et de bien-être. Il élève au rang poétique chaque détail prosaïque comme la nourriture et la boisson. Le lecteur peut noter en outre que Rimbaud, adolescent révolté, se sert d’un ton provocateur et irrespectueux, manifestant sa répulsion des conventions poétiques d’alors. Il déconstruit la forme classique du sonnet par un rythme libre et un lexique trivial, il y préfigure sa rupture radicale avec la poésie traditionnelle pour la plier à son désir d’expression moderne.
« Ma Bohème » la dernière pièce du recueil, est peut-être une forme de conclusion dans cette période d’errance. Elle lie intimement le vagabondage et la création poétique. En effet, dans une revendication très personnelle, Rimbaud considère sa déambulation comme l’inspiration et l’atelier du sonnet qu’il produit : « J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ». Le rythme de la marche fait naître la rime, terme cité par deux fois. Les élastiques des souliers sont des « lyres » apolliniennes. Ainsi, le cheminement sous le ciel libère l’adolescent des pesanteurs familiales et lui ouvre de nouvelles perspectives expressives.
Conclusion
Ainsi, le Cahier de Douai révèle les états d’âme d’un adolescent de seize ans dont le père est absent, en butte à une mère rigide. Il n’est donc pas étonnant que ce jeune homme, conscient de son génie précoce, cherche à s’émanciper. Sa rébellion se traduit par des fugues où il peut savourer sa liberté toute neuve. Partir loin de chez lui, c’est croire à des possibilités d’épanouissement sans contrainte, à des rencontres insoupçonnées où il pourra nourrir sa sensualité exacerbée. C’est aussi l’occasion d’exprimer son refus des formes poétiques traditionnelles par le choix des sujets, les distorsions imposées aux règles admises, le recours à un lexique trivial. Il y a là les prémices d’un langage poétique nouveau qui va s’épanouir dans les œuvres ultérieures. Rimbaud est donc allé loin, bien loin.
D’un certain point de vue, il est même allé trop loin. Ses errances avaient un but. Rimbaud a moins cherché à se perdre dans la nature que de rejoindre la grande ville, Paris où il pourrait se faire reconnaître. Mais, de transgressions en excès de toutes sortes, il s’est isolé, voire partiellement détruit. De ces brèves années de glace et de feu, nous sont restés des jets de lave incandescente. Et puis, soudainement, le poète inspiré a aussi quitté sa tenue de voyant pour enfiler celle du voyageur patenté : soldat, contremaître, commerçant, le plus loin possible. Ceux qui l’ont rencontré alors, ont vu un homme rangé, honnête, travailleur, soucieux de retrouver sa place dans une société bourgeoise. De son génie poétique renié, Arthur a gardé un incroyable don pour les langues. Sa sœur Isabelle affirme même, qu’avant sa mort, il serait revenu à un mysticisme très catholique. Le mystère Rimbaud reste entier : « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », pas sûr que nous puissions lui appliquer cet aphorisme de Joachim du Bellay !