Sujets du bac de français 2014
Corrigé du commentaire (série L)
Stendhal (1783-1842), La Chartreuse de Parme, partie II, chapitre 18, extrait (1839)
La Chartreuse de Parme raconte l’itinéraire d’un jeune aristocrate italien, Fabrice Del Dongo. Victime d’une vengeance, le personnage est emprisonné dans la citadelle de Parme. Le gouverneur de cette forteresse est le général Fabio Conti, que Fabrice avait croisé avec sa fille Clélia sept années plus tôt. Fabrice vient de revoir la jeune fille.
Il courut aux fenêtres ; la vue qu’on avait de ces fenêtres grillées était sublime : un seul petit coin de l’horizon était caché, vers le nord-ouest, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui n’avait que deux étages ; le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l’état-major ; et d’abord les yeux de Fabrice furent attirés vers une des fenêtres du second étage, où se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantité d’oiseaux de toute sorte. Fabrice s’amusait à les entendre chanter, et à les voir saluer les derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que les geôliers1 s’agitaient autour de lui. Cette fenêtre de la volière n’était pas à plus de vingt-cinq pieds de l’une des siennes, et se trouvait à cinq ou six pieds en contrebas, de façon qu’il plongeait sur les oiseaux.
Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement à l’horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n’était que huit heures et demie du soir, et à l’autre extrémité de l’horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice vers le Mont-Cenis et Turin ; sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle sublime. « C’est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti ! avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu’un autre ; on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de Parme. » Ce ne fut qu’après avoir passé plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur que Fabrice s’écria tout à coup : « Mais ceci est-il une prison ? est-ce là ce que j’ai tant redouté ? » Au lieu d’apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d’aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.
1 Geôliers : gardiens de la prison.
Corrigé
Introduction :
Stendhal publie en 1839 son roman La Chartreuse de Parme. Alors consul dans le petit port de Civitavecchia, il s’est ennuyé si ferme qu’il s’est évadé dans son rêve italien de force de caractère, de bonheur passionné et d’insouciance égotiste. Son récit compensatoire raconte les aventures d’un jeune aristocrate italien, Fabrice del Dongo. Victime d’une vengeance, le héros est emprisonné dans la citadelle de Parme dont le gouverneur est le général Fabio Conti. Fabrice vient d’y revoir Clélia, la fille de son geôlier, croisée sept ans auparavant.
Stendhal nous livre ici les premières impressions de son héros emprisonné au sommet de la haute tour Farnèse. Il s’agit d’un hymne paradoxal au bonheur de vivre en prison. Cet extrait relève du genre littéraire romanesque. Constituant une pause dans l’action, il est de type descriptif. Nous dévoilant les premières réactions du prisonnier, il appartient au registre littéraire lyrique. Il surprend le lecteur par son renouvellement des thèmes de la prison et de la fille du geôlier.
Nous examinerons d’abord en quoi la prison de Fabrice est inhabituelle, puis comment elle permet une rêverie romantique pour enfin attirer invinciblement vers un point de focalisation proche du prisonnier.
1er axe : une cellule ouverte
Alors que tout le récit est plombé par les murs épais et menaçants du Spielberg ou de la forteresse de Parme, symboles d’un absolutisme écrasant, Stendhal prend grand soin à nous montrer que la tour où Fabrice vient d’être enfermé n’est pas un lieu effrayant.
Un haut lieu
Il se trouve que la cellule du prisonnier n’est pas un cul de basse-fosse, un lieu reculé et privé de lumière, préfiguration du tombeau, comme on la rencontre souvent dans l’imaginaire collectif. Ici, elle permet une « vue » (2 fois), elle ouvre sur « l’horizon » (2 fois). Elle se distingue par son élévation. « On est ici comme dans des montagnes solitaires » remarque Fabrice dans une hypallage. Nous ne pouvons nous empêcher de penser au tableau du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages qui domine au loin un vaste panorama. En effet Parme en contrebas est quasiment annihilée et le héros se sent seul malgré l’agitation des surveillants autour de lui.
Des fenêtres complices
De plus la caractéristique du lieu est d’être largement ouvert sur l’extérieur. Il est abondamment pourvu de fenêtres (5 fois). Les grilles qui les ferment ne sont pas un obstacle au regard si bien que le prisonnier les oublie. Elles reviennent à la conscience seulement quand les volières les rappellent par similitude. Ces fenêtres sont aussi indirectement la possibilité de pénétrer l’intimité d’autres lieux clos. Si Fabrice plonge sur la chambre de Clélia, le lecteur comprend aisément que Clélia pourra elle aussi accéder au prisonnier. Remarquons une forme inversée du duo amoureux de Roméo en contrebas et de Juliette à son balcon.
L’oiseau prisonnier
Cette élévation et cette ouverture sont développées par le parallélisme entre la cellule et les « cages ». Fabrice est semblable à ces « oiseaux » (2 fois) destinés à voler haut mais privés de liberté selon une symbolique constante dans la littérature. Remarquons que les cages sont placées à côté d’une ouverture qualifiée d’ailleurs de « fenêtre de la volière ». Ces oiseaux comme Fabrice sont attirés par le spectacle extérieur et « salue[nt] les derniers rayons du crépuscule du soir ». Nous verrons plus loin que la comparaison ne s’arrête pas là.
2e axe : la méditation romantique depuis les sommets
Seule l’enveloppe de la prison est donc évoquée, signe que l’important est ailleurs. En effet se déroule sous les yeux du lecteur les sortilèges d’un coucher de soleil somptueux.
Un paysage rêvé
Cette appropriation des lieux est vécue par le biais d’une focalisation interne. Nous voyons et apprécions par les yeux de Fabrice. Nous le suivons dans ses déplacements qui traduisent ses aspirations. « Il courut aux fenêtres », non seulement il est attiré par le spectacle extérieur mais il se précipite vivement négligeant tout le reste. Ce qui est vu est qualifié de manière méliorative. Le panorama est jugé « sublime » (2 fois).
La toute première attirance est pour un point précis, les « cages », correspondances de la situation du jeune homme. Mais elles sont aussi une invite à s’envoler, à porter symboliquement le regard vers l’horizon libre.
Ce que Fabrice découvre au loin est en fait rêvé. D’abord Stendhal prend des libertés à l’égard de la réalité. La tour Farnèse n’a jamais existé. Les Alpes niçoises sont bien trop éloignées de Parme pour être contemplées par un œil humain. Et surtout l’observateur est « ravi » selon l’acception forte d’enlevé, tiré hors de terre. Ce terme est repris d’ailleurs dans « monde ravissant » que l’on aurait tort de comprendre au sens affadi d’agréablement plaisant.
Une conjonction paradisiaque
Le lecteur est convié à admirer un crépuscule particulier. C’est un moment d’équilibre entre le jour et la nuit. Le soleil flamboyant côtoie la lune. Les soucis du jour s’apaisent dans la fraîcheur du soir. C’est surtout un hymne à la création, à la vie, à l’amour. Aux couleurs flamboyantes du ciel se mêle le chant des oiseaux en « grande quantité » et « de toute sorte ». Nous assistons à un concert et en même temps à une prière qui « salu[e] les derniers rayons du crépuscule du soir ». Tout exprime la pureté et l’élévation spirituelle.
Le sublime, l’éloignement des misères de ce monde
Stendhal recourt à la catégorie esthétique du « sublime » (2 fois). Ce concept désigne une qualité d’immensité ou de vigueur, qui renforce le beau. Il est lié au sentiment d’inaccessibilité et inspire le respect. Ainsi la lune est une souveraine qui s’élève « majestueusement », le crépuscule est « brillant ». Tout conduit l’« âme pensive et sérieuse » à se dilater vers l’infini. Le sublime guide l’esprit à négliger les misères terrestres, « on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de Parme. » Il agit comme la consolation des mystiques. Cet « horizon qui parlait à son âme », cette forme d’extase contemplative dure « plus de deux heures ». Elle annule le temps et les contingences matérielles.
3e axe : les attraits terrestres
Cependant il ne faudrait pas croire que Fabrice s’est perdu dans la profondeur du ciel. De fait il oscille sans cesse entre deux pôles qui sont les images inversées d’une même réalité.
Un obstacle qui attire
Curieusement le héros se focalise dès le début sur un obstacle qui l’attire. Il s’agit du « palais du gouverneur » qu’il qualifie par des épithètes affectives : « petit coin », « joli » (2 fois). Son regard suit un mouvement de plongée sur la chambre de Clélia. Ces allers et retours entre les appartements de la jeune fille et le vaste panorama vont se poursuivre jusqu’à la fin. Stendhal note avec humour en contrepoint du sublime évoqué plus haut que Fabrice « souvent aussi arrêt[e] sa vue sur le joli palais du gouverneur ».
La présence désirée et la liberté refusée
Cette double scrutation traduit chez Fabrice le désir d’une présence capable de nourrir son besoin d’idéal et de bonheur. Elle s’achève sur des interrogations oratoires qui actent un retournement d’opinion. Le héros constate la fin de ses peurs. Son désir de fuir s’est transformé en immobilité contemplative. Les déconvenues de son arrestation ont laissé place à une perspective de bonheur. L’extrait se clôt sur une double antinomie désagréments / charmer, aigreur / douceurs renforcée pour le deuxième couple par une opposition singulier / pluriel. La balance penche donc définitivement en faveur de la prison pour le plus grand étonnement du lecteur.
L’amour naissant se joue des obstacles
Le romancier nous met en effet sur la piste des affinités électives. Le lecteur comprend très vite que Clélia Conti est celle que Fabrice espérait depuis toujours. Déjà la maîtresse du monde des oiseaux indiquait assez qu’elle était étrangère aux turpitudes parmesanes. Le préjugé favorable du héros la voit comme un double de lui-même : « avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu’un autre ». Le début du processus de cristallisation s’est enclenché à l’insu de Fabrice. Il a commencé son travail d’idéalisation intensifié par la solitude. De plus si cette prison sépare les corps, elle favorise la proximité, la communion des esprits.
Conclusion :
Cet extrait illustre parfaitement l’importance de la description au sein d’un récit. Le décor de la forteresse de Parme et de sa tour Farnèse permet de révéler l’intériorité de Fabrice par l’emploi de la focalisation interne. Il permet de comprendre le retournement paradoxal du héros. Au service de l’action, il prépare de futurs rebondissements. Ici Stendhal fait œuvre de romantique en utilisant les thématiques de la passion naissante, de l’idéalisation, de l’accord profond entre l’âme et la nature, de l’élévation par le sublime. Le vieux romancier déçu par la réalité prosaïque s’évade par héros interposé et retrouve l’enthousiasme de la jeunesse. Il cultive surtout son besoin égotiste, sa jouissance de soi pour atteindre au bonheur hors du temps. Le plus curieux est qu’il ait choisi la prison comme approche du paradis.
Déjà dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel, dans sa cellule, avait éprouvé ce même sentiment intense de bonheur et il avait été alors illuminé par sa vérité intérieure : il aimait éperdument Mme de Rénal. Stendhal a donc récidivé dans La Chartreuse de Parme. Sans doute que le désir de se consacrer à une âme dans un amour tendrement partagé, protégé par une intimité sans faille paraît être pour notre auteur l’image la plus sublime du bonheur.