Sujets du bac de français 2016
Centres étrangers : Amérique du Nord
Séries S et ES
Objet d’étude : Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours
Corpus :
- Texte A : Joachim Du Bellay, Les Regrets, 1558.
- Texte B : Charles Baudelaire, « Moesta et errabunda », Les Fleurs du Mal, « Spleen et idéal », 1857.
- Texte C : Paul Verlaine, Romances sans paroles, « Ariettes oubliées », III, 1874.
- Texte D : Henri Michaux, « Emportez-moi », Mes Propriétés, 1929.
Joachim Du Bellay, Les Regrets, 1558
En 1553 Joachim Du Bellay part à Rome avec son oncle, le cardinal Jean Du Bellay, pour lui servir de secrétaire et d’intendant. Très vite, il regrette la France.
Depuis que j’ai laissé mon naturel séjour,
Pour venir où le Tibre1 aux flots tortus2 ondoie,
Le ciel a vu trois fois par son oblique voie
Recommencer son cours la grand’ lampe du jour.Mais j’ai si grand désir de me voir de retour,
Que ces trois ans me sont plus3 qu’un siège de Troie4,
Tant me tarde, Morel5, que Paris je revoie,
Et tant le ciel pour moi fait lentement son tour.Il fait son tour si lent, et me semble si morne,
Si morne, et si pesant, que le froid Capricorne
Ne m’accourcit6 les jours, ni le Cancre les nuits7.Voilà, mon cher Morel, combien le temps me dure
Loin de France et de toi, et comment la nature
Fait toute chose longue avecques mes ennuis.1 Le Tibre : fleuve qui coule à Rome.
2 Tortus : tordus, tortueux.
3 Me sont plus : sont plus pour moi.
4 Le siège de Troie aurait duré dix ans.
5 Morel : ami de Joachim Du Bellay.
6 Accourcit : ne me raccourcit pas.
7 Cancre (Cancer) et Capricorne : constellations et signes astrologiques ; le premier renvoie à l’été, le second à l’hiver.
Charles Baudelaire, « Moesta et errabunda », Les Fleurs du Mal, « Spleen et idéal », 1857
Moesta et errabunda1
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l’immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe ?La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate2 !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
– Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ?Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie,
Où tout ce que l’on aime est digne d’être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
– Mais le vert paradis des amours enfantines.L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs
Et l’animer encore d’une voix argentine,
L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?1 Moesta et errabunda : triste et vagabonde.
2 Frégate : type de navire.
Paul Verlaine, Romances sans paroles, « Ariettes oubliées », III, 1874
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette langueur1
Qui pénètre mon cœur ?Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil2 est sans raison.C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine !1 Langueur : mélancolie, tristesse.
2 Deuil : douleur, tristesse.
Henri Michaux (1899–1984), « Emportez-moi », Mes Propriétés, 1929
Emportez-moi
Emportez-moi dans une caravelle1,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l’étrave2, ou si l’on veut, dans l’écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.Dans l’attelage d’un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l’haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,
Sur les tapis des paumes et leur sourire,
Dans les corridors des os longs et des articulations.Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.
1 Caravelle : navire à voile inventé par les Portugais au XVe siècle pour les voyages d’exploration.
2 Étrave : partie avant de la coque du bateau.
Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Comment les auteurs expriment-ils leur insatisfaction de vivre dans le temps présent ?
Proposition de corrigé
Les auteurs, et particulièrement les poètes, ont souvent exprimé leurs difficultés à vivre à leur époque, soit qu’ils n’aient pas été reconnus, soit qu’ils aient souffert d’un environnement peu conforme à leurs aspirations essentielles. Ainsi, Joachim Du Bellay, parti à Rome, soupire après sa terre natale dans Les Regrets, publiés en 1558. Charles Baudelaire, en 1857, dans « Moesta et errabunda », poème tiré des Fleurs du mal, rêve d’une existence « loin du noir océan de l’immonde cité », en l’occurrence, Paris. Paul Verlaine, lui, dans les Romances sans paroles de 1872, confie sa tristesse de citadin sous la pluie qui s’infiltre jusque dans son cœur. Enfin Henri Michaux, dans Mes propriétés de 1929, désire être « emporté » ailleurs, au loin, voire dans la tombe.
Tous ces poètes s’expriment au moyen d’un « je » lyrique, même Baudelaire qui, au début, camoufle ses confidences personnelles dans un dialogue avec l’énigmatique Agathe1, sa bonne âme éprise d’idéal. Ils souffrent d’abord de la solitude. Du Bellay voudrait rejoindre son ami Morel. Baudelaire regrette les activités ludiques de sa jeunesse insouciante, Michaux désire retrouver le contact des corps humains. Chez Verlaine, cet isolement est implicite, il apparaît sous la forme du repliement sur soi. Ensuite ces auteurs se sentent étrangers dans le lieu qu’ils habitent. Du Bellay n’apprécie pas les « flots tortus » du Tibre. Il se sent exilé, il éprouve un profond ennui. Pour lui le temps semble figé. Il partage de manière emphatique l’engluement des Grecs de l’Iliade. Baudelaire voit dans la grande ville « la boue », les « remords », les « crimes », les « douleurs ». Elle est le lieu du mal2. Verlaine « s’écœure » de la cité grise qui ne sait dispenser que de la tristesse et de l’ennui.
Confrontés à un environnement douloureux et insatisfaisant, ces poètes vont tenter d’échapper à la souffrance selon des stratégies diverses. À part Verlaine qui tente d’endormir son lancinant chagrin par la musique de sa complainte, tous les autres choisissent l’évasion. Le terme qui revient le plus souvent est d’ailleurs « loin ». Mais cette fuite peut revêtir diverses formes. Du Bellay souhaite un retour rapide aux lieux connus et familiers. Baudelaire, comme Michaux, envisage l’appel du large, le voyage océanique, le mirage de la « frégate » ou de la « caravelle », les embarcations des découvreurs de mondes nouveaux. Il fait aussi une concession à la modernité avec l’usage du « wagon ». Cette évasion n’est pas seulement spatiale. Elle peut revêtir des aspects temporels. Chez Baudelaire et Michaux, elle peut muter en fuite hors d’un présent affligeant. Chez Baudelaire, la croisière maritime devient, par l’entremise du bercement maternel de la houle, une régression vers le monde rassurant de l’enfance, paradis perdu et un des symboles de l’Idéal. Michaux, lui, intériorise son périple en l’orientant vers la chaleur de l’intimité humaine, voire un avenir funèbre évoqué par le mystérieux enfouissement dans des « os ».
Ces quatre poèmes prennent donc la forme du retrait, celle de la poésie conçue comme une échappatoire. L’inadaptation à la réalité présente est un topos du lyrisme élégiaque qui évolue. La Renaissance nourrie de littérature antique y perçoit l’accord rompu entre le poète et sa terre natale. Dans la continuité de l’Odyssée elle magnifie le désir de revenir dans la patrie. Au XIXe siècle, avec le romantisme, sévit le mal de vivre. Pour y échapper, les poètes nourrissent un désir d’ailleurs loin de la grisaille et de l’ennui. Le présent, souvent assimilé à la ville industrielle et polluée, source d’inquiétude et d’insatisfaction, est fui pour un retour vers le passé, vers l’enfance heureuse, innocente et insouciante. Pourtant, et surtout avec le spleen baudelairien, nous assistons à la faillite de l’exotisme dans la désespérante prise de conscience de la finitude humaine. Le voyage dans le temps devient alors l’espoir en un avenir totalement différent : à défaut de pouvoir changer le monde, le poète aspire alors à le quitter définitivement dans la mort.
1 Du grec ancien αγαθος ou agathos, qui signifie « bon ».
2 Thème de la Babylone biblique, lieu de perdition.
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous commenterez le texte B (Baudelaire).
Dissertation
Concevez-vous que la poésie a pour vocation principale d’exprimer une souffrance et un mal-être ?
Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, et les textes étudiés pendant l’année, ainsi que sur vos lectures personnelles.
Écriture d’invention
Un poète d’aujourd’hui exprime son insatisfaction du temps présent ou au contraire sa joie de vivre. Vous développerez un de ces deux points de vue en veillant à utiliser dans votre texte des images et des procédés proprement poétiques.
Vous écrirez en vers ou en prose.
Série L
Objet d’étude : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIee siècle à nos jours
Corpus :
- Texte A : Michel de Montaigne, Essais, livre Ier, chapitre 31 : « Des Cannibales » (fin), 1580-1595. Traduction en français moderne de Guy de Pernon, 2009.
- Texte B : Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde ou Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil, 1657-1662.
- Texte C : Voltaire, Micromégas, chapitre VII : « Conversation avec les hommes » (début), 1752.
- Texte D : Michel Tournier, Vendredi ou La Vie sauvage, chapitre 25, 1971.
Michel de Montaigne, Essais, livre Ier, chapitre 31 : « Des Cannibales » (fin), 1580-1595
Montaigne, dans cet essai, évoque la découverte du continent américain et décrit les coutumes des peuples indigènes, dont certains mangent de la chair humaine à l’occasion de cérémonies rituelles. Il y fait preuve d’ouverture d’esprit face à la différence et incite le lecteur à réfléchir sur ce qui fait l’humanité. Dans la dernière page de l’essai, Montaigne choisit de rapporter la venue à la cour de France, de trois Amérindiens.
Trois d’entre eux vinrent à Rouen, au moment où feu le roi Charles IX s’y trouvait.
Ils ignoraient combien cela pourrait nuire plus tard à leur tranquillité et à leur bonheur que de connaître les corruptions de chez nous, et ne songèrent pas un instant que de cette fréquentation puisse venir leur ruine, que je devine pourtant déjà bien avancée (car ils sont bien misérables1 de s’être laissés séduire par le désir de la nouveauté, et d’avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre). Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste2, ce que c’est qu’une belle ville. Après cela, quelqu’un leur demanda ce qu’ils en pensaient, et voulut savoir ce qu’ils avaient trouvé de plus surprenant. Ils répondirent trois choses ; j’ai oublié la troisième et j’en suis bien mécontent. Mais j’ai encore les deux autres en mémoire : ils dirent qu’ils trouvaient d’abord très étrange que tant d’hommes portant la barbe, grands, forts et armés et qui entouraient le roi (ils parlaient certainement des Suisses de sa garde), acceptent d’obéir à un enfant3 et qu’on ne choisisse pas plutôt l’un d’entre eux pour les commander.
Deuxièmement (dans leur langage, ils nomment les hommes « moitiés » les uns des autres) ils dirent qu’ils avaient remarqué qu’il y avait parmi nous des hommes repus et nantis de toutes sortes de commodités4, alors que leurs « moitiés » mendiaient à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; ils trouvaient donc étrange que ces « moitiés » nécessiteuses puissent supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leurs maisons.
J’ai parlé à l’un d’entre eux fort longtemps ; mais j’avais un interprète qui me suivait si mal, et que sa bêtise empêchait tellement de comprendre mes idées, que je ne pus tirer rien qui vaille de cette conversation. Comme je demandais à cet homme quel bénéfice il tirait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots l’appelaient « Roi »), il me dit que c’était de marcher le premier à la guerre. Pour me dire de combien d’hommes il était suivi, il me montra un certain espace, pour signifier que c’était autant qu’on pourrait en mettre là, et cela pouvait faire quatre ou cinq mille hommes. Quand je lui demandai si, en dehors de la guerre, toute son autorité prenait fin, il répondit que ce qui lui en restait, c’était que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui traçait des sentiers à travers les fourrés de leurs bois, pour qu’il puisse y passer commodément.
Tout cela n’est pas si mal. Mais quoi ! Ils ne portent pas de pantalon.1 Misérables : malheureux.
2 Faste : luxe.
3 En 1562, Charles IX n’avait que 12 ans, et c’était un enfant à la constitution fragile.
4 Des hommes riches et bien nourris.
Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde ou Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil, 1657-1662
Cet ouvrage peut être considéré comme l’ancêtre français de la « science-fiction ». Il présente les voyages imaginaires du héros-narrateur, qui après avoir visité la Lune, se retrouve sur le Soleil. Là, il va être jugé par les oiseaux civilisés qui peuplent cet astre et qui considèrent les hommes comme des ennemis. Une pie compatissante qui a séjourné sur Terre prend sa défense. Mais voici qu’arrive un aigle.
Elle1 achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d’un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi, si ma pie de sa patte ne m’eût contenu en mon assiette2. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fût notre souverain ? C’est une imagination de vous autres hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l’aigle nous devait commander.
« Mais notre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique ; encore le changeons-nous tous les six mois, et nous le prenons faible, afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort, se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu’il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne, et nous voulons qu’il soit d’une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices.
« Chaque semaine, il tient les États3, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S’il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l’on procède à une nouvelle élection.
« Pendant la journée que durent les États, notre roi est monté au sommet d’un grand if sur le bord d’un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l’un après l’autre passent par-devant lui ; et si quelqu’un d’eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu’il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »
Je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui demander ce qu’elle entendait par le mot triste et voici ce qu’elle me répliqua :
« Quand le crime d’un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l’expier, on tâche d’en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l’on y procède de cette façon :
« Ceux d’entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre, sont délégués vers le coupable qu’on porte sur un funeste cyprès. Là ces tristes musiciens s’amassent autour de lui, et lui remplissent l’âme par l’oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l’amertume de son chagrin désordonnant l’économie de ses organes et lui pressant le cœur, il se consume à vue d’œil, et meurt suffoqué de tristesse.
« Toutefois un tel spectacle n’arrive guère ; car comme nos rois sont fort doux, ils n’obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle.
« Celui qui règne à présent est une colombe dont l’humeur est si pacifique, que l’autre jour qu’il fallait accorder4 deux moineaux, on eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce que c’était qu’inimitié5. »1 La pie.
2 Ne m’eût fait conserver ma position.
3 II tient une assemblée.
4 Accorder : mettre d’accord, réconcilier.
5 Inimitié : dispute, hostilité, haine.
Voltaire, Micromégas, chapitre VII : « Conversation avec les hommes » (début), 1752
Micromégas, géant de trente-deux kilomètres de haut, originaire de la planète Sirius, voyage à travers l’univers. Parvenu sur terre en compagnie d’un habitant de Saturne – un « nain » de deux kilomètres de haut -, il recueille dans sa main le navire d’un groupe de savants qui revient d’une expédition scientifique au cercle polaire. Il réussit à converser avec ces « insectes » presque invisibles pour lui et découvre avec admiration leur intelligence et leurs connaissances scientifiques. Il les croit en conséquence aussi doués de toutes les qualités morales.
« Ô atomes1 intelligents, dans qui l’Être éternel s’est plu à vous manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe : car, ayant si peu de matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser ; c’est la véritable vie des esprits. Je n’ai vu nulle part le vrai bonheur ; mais il est ici, sans doute. » À ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête ; et l’un d’eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l’on en excepte un petit nombre d’habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux. « Nous avons plus de matière qu’il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière ; et trop d’esprit, si le mal vient de l’esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu’à l’heure que je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d’un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre, c’est ainsi qu’on en use de temps immémorial ? » Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. « Il s’agit, dit le philosophe, de quelques tas de boue grands comme votre talon. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende2 un fétu3 sur ces tas de boue. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s’agit, et presque aucun de ces animaux qui s’égorgent mutuellement n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent.
— Ah ! malheureux ! s’écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ? Il me prend envie de faire trois pas, et d’écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d’assassins ridicules. — Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu’au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de ces misérables ; sachez que, quand même ils n’auraient pas tiré l’épée, la faim, la fatigue ou l’intempérance4 les emportent presque tous. D’ailleurs, ce n’est pas eux qu’il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement. » Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes.1 C’est ainsi que Micromégas s’adresse aux hommes, qu’il doit observer au travers d’un microscope.
2 Prétendre : revendiquer.
3 Fétu : brin de paille.
4 Intempérance : abus, excès.
Michel Tournier, Vendredi ou La Vie sauvage, chapitre 25, 1971
Robinson, échoué seul il y a des années sur une île déserte, a d’abord essayé d’y reconstruire en petit un modèle de société à l’européenne. Et lorsqu’il a eu pour compagnon d’infortune l’Indien Vendredi, il l’a d’abord traité comme un domestique. Mais un jour, Vendredi provoque, sans le vouloir, une explosion qui détruit les constructions de Robinson et presque tous les éléments sauvés du naufrage. Cet événement marque un tournant dans la vie des deux hommes et dans leurs relations.
Un jour, Vendredi revint d’une promenade en portant un petit tonneau sur son épaule. Il l’avait trouvé à proximité de l’ancienne forteresse1, en creusant le sable pour attraper un lézard.
Robinson réfléchit longtemps, puis il se souvint qu’il avait enterré deux tonneaux de poudre reliés à la forteresse par un cordon d’étoupe2 qui permettait de les faire exploser à distance. Seul l’un des deux avait explosé peu après la grande catastrophe. Vendredi venait donc de retrouver l’autre. Robinson fut surpris de le voir si heureux de sa trouvaille.
— Qu’allons-nous faire de cette poudre, tu sais bien que nous n’avons plus de fusil ?
Pour toute réponse, Vendredi introduisit la pointe de son couteau dans la fente du couvercle et ouvrit le tonnelet. Puis il y plongea la main et en retira une poignée de poudre qu’il jeta dans le feu. Robinson avait reculé en craignant une explosion. Il n’y eut pas d’explosion, seulement une grande flamme verte qui se dressa avec un souffle de tempête et disparut aussitôt.
— Tu vois, expliqua Vendredi, le fusil est la façon la moins jolie de brûler la poudre. Enfermée dans le fusil, la poudre crie et devient méchante. Laissée en liberté, elle est belle et silencieuse.
Puis il invita Robinson à jeter lui-même une poignée de poudre dans le feu mais, cette fois, il sauta en l’air en même temps que la flamme, comme s’il voulait danser avec elle. Et ils recommencèrent, et encore, et encore, et il y avait ainsi de grands rideaux de feu verts et mouvants, et sur chacun d’eux la silhouette noire de Vendredi dans une attitude différente.
Plus tard, ils inventèrent une autre façon de jouer avec la poudre. Ils recueillirent de la résine de pin dans un petit pot. Cette résine – qui brûle déjà très bien – ils la mélangèrent avec la poudre. Ils obtinrent ainsi une pâte noire, collante et terriblement inflammable. Avec cette pâte, ils couvrirent le tronc et les branches d’un arbre mort qui se dressait au bord de la falaise. La nuit venue ils y mirent le feu : alors tout l’arbre se couvrit d’une carapace d’or palpitant, et il brûla jusqu’au matin, comme un grand candélabre3 de feu.
Ils travaillèrent plusieurs jours à convertir toute la poudre en pâte à feu et à en enduire tous les arbres morts de l’île. La nuit, quand ils s’ennuyaient et ne trouvaient pas le sommeil, ils allaient ensemble allumer un arbre. C’était leur fête nocturne et secrète.1 Robinson, au début de son séjour, s’était déclaré gouverneur de l’île, avec le grade de général, et avait bâti une forteresse pour se protéger d’éventuels assaillants.
2 Étoupe : matière textile grossière, non tissée, et très inflammable, dont Robinson s’était servi pour faire des mèches.
3 Candélabre : grand chandelier à plusieurs branches.
Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Quels choix ont faits les quatre auteurs dans les textes du corpus pour amener le lecteur à réfléchir sur lui-même et sur son monde ?
Proposition de corrigé
L’homme, sa place dans l’univers, ses comportements ont toujours intéressé les écrivains. Mais la réflexion sur l’extrême diversité des races, des cultures, des croyances, des coutumes a connu un renouvellement avec la découverte de nouvelles terres à l’orée de la Renaissance. De même la libre-pensée, à partir du XVIIe siècle, a cherché à refonder le concept d’homme en dehors des religions révélées. Ainsi, Montaigne, humaniste de la Renaissance, a été curieux de rencontrer des Amérindiens. Il relate cette expérience dans les Essais, dans le chapitre « Des Cannibales ». Cyrano de Bergerac, un siècle plus tard, ose des inventions utopiques contestataires dans son Autre Monde ou Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil. Voltaire se livre à un exercice satirique similaire en imaginant la rencontre d’extra-terrestres avec des savants et philosophes dans son conte, Micromégas, paru en 1752. Enfin Michel Tournier, romancier philosophe du XXe siècle, réécrit la rencontre entre Robinson Crusoé et un indigène dans Vendredi ou La Vie sauvage. Tous ces auteurs examinent avec un regard amusé et critique ce qu’il peut résulter d’une confrontation avec la différence. Quels ont donc été leurs choix pour faire réfléchir le lecteur sur lui-même et son monde ?
D’abord remarquons que seul Montaigne a choisi l’argumentation directe en retenant le genre de l’essai qui permet de mêler relation journalistique de sa rencontre avec les Amérindiens et réflexions nées de leurs réponses. Les trois autres auteurs ont préféré l’apologue ou la fiction romanesque. Cyrano et Voltaire ont recours au registre merveilleux qui permet de fantaisistes mises en situation. Tous deux recourent au genre balbutiant de la science-fiction, mais veillent soigneusement à contrôler leurs inventions plaisantes par un souci rationnel didactique. Il s’agit de plaire pour instruire, Cyrano renouvelant le genre de la fable animalière et Voltaire inventant le conte philosophique à partir de la tradition rabelaisienne des géants. Tournier, lui, nous livre un récit vraisemblable qui se borne, par le point de vue omniscient, à confronter la mentalité utilitariste occidentale et la joie de vivre de l’indigène. La leçon de vie, à la différence des autres textes, reste implicite.
Les quatre textes ont en commun de dénoncer les préjugés. Face à des personnes différentes, nous pouvons réévaluer nos opinions à condition toutefois de ne pas fermer notre esprit et notre cœur devant une étrangeté qui peut paraître déroutante ou menaçante. Montaigne prend bien soin de relever combien les critères de choix des Indiens répondent à une autre logique que celle des civilisés. Leur système, adapté à leurs besoins, est plus rationnel que celui de la France. En effet, il distribue également les moyens de vivre. Il fonde la hiérarchie sociale sur la véritable utilité du chef qui hérite de devoirs et non de droits exorbitants. Cyrano, grâce au symbolisme animalier traditionnel, cherche à casser les associations entre force et pouvoir au profit de la concorde, du compromis et de l’aménité pour créer une royauté de service. Voltaire utilise le regard neuf et distant de voyageurs intersidéraux pour apprécier les déraisons humaines : cupidité, fanatisme, autocratie, stupidité des conflits armés. Lorsque notre Terre est observée depuis le haut des cieux, à la manière de Dieu donc, elle devient le théâtre de folies indignes. En prenant de l’élévation, le regard du philosophe ne peut que réduire nos préoccupations à de misérables entreprises. Voltaire dénonce les travers humains non par le spectacle des horreurs mais par les offenses à l’intelligence raisonnable. Chez ces trois auteurs, le propos est soutenu et amplifié par l’humour ou l’ironie. Montaigne raille notre mépris pour les sauvages au titre qu’« ils ne portent pas de pantalon ». Cyrano invente un supplice bouffon, celui de la « mort triste », tandis que Voltaire nous heurte par l’énormité antiphrastique de ses propos. Tournier, quant à lui, passe insensiblement de la rationalité utilitariste à la gratuité ludique. Sous la conduite de Vendredi, Robinson accepte peu à peu de porter un regard différent sur les objets. La poudre noire, jusqu’alors chef-d’œuvre de la technique occidentale et source de sa puissance, devient peu à peu le constituant d’une pyrotechnie médicinale pour les affectivités délaissées.
Au terme de cette analyse sommaire, nous pouvons essayer de déterminer quel est le choix le plus efficace pour le lecteur contemporain. Pour notre part, nous distinguerions volontiers Montaigne pour ses qualités de journaliste d’investigation en relevant tout particulièrement son refus de tout idéalisme déplacé. Bien avant Lévi-Strauss, il suppute les Tristes tropiques d’une innocence corrompue par la « nouveauté ». Nous apprécions également le point de vue moderne de Tournier qui inverse le rapport couramment admis entre colonisateur et colonisé, au profit du second. Le natif (autre forme du naïf) est devenu le Candide de notre temps car lui seul peut nourrir notre rapport affectif à l’univers. Tournier a produit l’antidote au héros voltairien desséché par son rationalisme réducteur. Finalement Vendredi est l’initiateur qui dynamite le préjugé du progrès.
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous commenterez le texte B (Cyrano de Bergerac).
Dissertation
Comment la littérature amène-t-elle le lecteur à faire évoluer sa vision du monde ?
Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus et les textes étudiés pendant l’année, ainsi que sur vos lectures personnelles.
Écriture d’invention
Imaginez que Robinson, depuis son naufrage, tient un journal, sorte de carnet de bord où il consigne les événements marquants qui se produisent sur l’île, ses réflexions, ses états d’âme…
Vous rédigerez les pages de ce journal intime qui correspondraient à différents moments de découverte et de partage tels que celui évoqué dans le texte de Michel Tournier (texte D).
Vous enrichirez cette évocation par une réflexion autour des éléments importants de l’existence humaine.