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Sujets du bac de français 2016

Centres étrangers : Liban

Séries S et ES

Objet d’étude : le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours

Corpus :

  • Texte A : Jean Racine, Bérénice, acte IV, scène 5, 1670.
  • Texte B : Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, acte III, scène 8, 1730.
  • Texte C : Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, acte II, scène 5, 1834.
  • Texte D : Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte III, scène 5, 1897.

Jean Racine, Bérénice, acte IV, scène 5

Titus, empereur de Rome, aime la reine de Judée, Bérénice. Mais il renonce à l’épouser car le Sénat s’oppose à cette union. Il annonce sa décision à sa bien-aimée.

Racine BÉRÉNICE
[…]
Eh bien ? il est donc vrai que Titus m’abandonne ?
Il faut nous séparer ; et c’est lui qui l’ordonne !

TITUS
N’accablez point, Madame, un prince malheureux.
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce cœur qui tant de fois
M’a fait de mon devoir reconnaître la voix.
Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,
Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même, contre vous, fortifiez mon cœur,
Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre ma faiblesse,
À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ;
Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,
Et que tout l’univers reconnaisse sans peine
Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine.
Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

BÉRÉNICE
Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ?
Qu’avez-vous fait ? Hélas ! je me suis crue aimée.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois
Quand je vous l’avouai pour la première fois ?

Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, acte III, scène 8

Deux jeunes aristocrates, Silvia et Dorante, sont promis l’un à l’autre sans se connaître. Ils ont l’idée d’un même stratagème pour découvrir et observer l’autre au- delà des positions sociales : ils se déguisent. Silvia prend l’apparence de sa femme de chambre, Lisette, et Dorante porte la tenue de son valet. Les deux personnages tombent amoureux. Dans cette scène, Silvia a découvert la véritable identité de Dorante qui ignore encore qu’elle n’est pas une servante.

Marivaux DORANTE
Répondez donc, je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais que dis-je ? Mario1 vous aime.

SILVIA
Cela est vrai.

DORANTE
Vous êtes sensible à son amour ; je l’ai vu par l’extrême envie que vous aviez tantôt que je m’en allasse ; ainsi vous ne sauriez m’aimer.

SILVIA
Je suis sensible à son amour ! qui est-ce qui vous l’a dit ? Je ne saurais vous aimer ! qu’en savez-vous ? Vous décidez bien vite.

DORANTE
Eh bien, Lisette, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, instruisez-moi de ce qui en est, je vous en conjure.

SILVIA
Instruire un homme qui part !

DORANTE
Je ne partirai point.

SILVIA
Laissez-moi. Tenez, si vous m’aimez, ne m’interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?

DORANTE
De ce qu’ils m’importent, Lisette ? peux-tu douter encore que je ne t’adore ?

SILVIA
Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m’en persuadez-vous ? que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m’aimez ; mais votre amour n’est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n’avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu’il y a de vous à moi, mille objets2 que vous allez trouver sur votre chemin, l’envie qu’on aura de vous rendre sensible, les amusements d’un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m’entretenez impitoyablement. Vous en rirez peut-être au sortir d’ici, et vous aurez raison. Mais moi, monsieur, si je m’en ressouviens, comme j’en ai peur, s’il m’a frappée, quel secours aurai-je contre l’impression qu’il m’aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu’il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l’état où je resterais. Ayez la générosité de me cacher votre amour. Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L’aveu de mes sentiments pourrait exposer3 votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.

DORANTE
Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d’entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t’adore, je te respecte. Il n’est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J’aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t’appartiennent.


1 Mario est le frère de Silvia. Il se fait passer pour un amoureux de Silvia pour rendre Dorante jaloux.
2 Objet : objet d’attachement, personne aimable.
3 Exposer : mettre en danger.

Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, acte II, scène 5

Perdican doit se marier avec sa cousine Camille. Les deux jeunes gens se retrouvent après une séparation de plusieurs années : Camille a été éduquée dans un couvent, tandis que Perdican poursuivait ses études. Camille se montre distante et refuse de se souvenir de leur enfance. Perdican est déçu de l’attitude de la jeune fille. Dans cet extrait, ils confrontent leurs conceptions de l’amour.

Alfred de Musset CAMILLE
Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer d’un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. Voilà mon amant. (Elle montre son crucifix.)

PERDICAN
Cet amant-là n’exclut pas les autres.

CAMILLE
Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas, Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres années, si nous nous revoyons, nous en reparlerons. J’ai voulu ne pas rester dans votre souvenir comme une froide statue, car l’insensibilité mène au point où j’en suis. Écoutez-moi, retournez à la vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre sœur Camille ; mais s’il vous arrive jamais d’être oublié ou d’oublier vous-même, si l’ange de l’espérance vous abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le cœur, pensez à moi qui prierai pour vous.

PERDICAN
Tu es une orgueilleuse ; prends garde à toi.

CAMILLE
Pourquoi ?

PERDICAN
Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à l’amour ?

CAMILLE
Y croyez-vous, vous qui parlez ? vous voilà courbé près de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses, et vous n’en savez plus le nom. Vous avez pleuré des larmes de joie et des larmes de désespoir ; mais vous saviez que l’eau des sources est plus constante que vos larmes, et qu’elle serait toujours là pour laver vos paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeune homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes désolées ; vous ne croyez pas qu’on puisse mourir d’amour, vous qui vivez et qui avez aimé. Qu’est-ce donc que le monde ? Il me semble que vous devez cordialement mépriser les femmes qui vous prennent tel que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs bras avec les baisers d’une autre sur les lèvres. Je vous demandais tout à l’heure si vous aviez aimé ; vous m’avez répondu comme un voyageur à qui l’on demanderait s’il a été en Italie ou en Allemagne, et qui dirait : Oui, j’y ai été ; puis qui penserait à aller en Suisse, ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une monnaie que votre amour, pour qu’il puisse passer ainsi de mains en mains jusqu’à la mort ? Non, ce n’est pas même une monnaie ; car la plus mince pièce d’or vaut mieux que vous, et dans quelques mains qu’elle passe, elle garde son effigie1.

PERDICAN
Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent !


1 Effigie : représentation du visage d’une personne, portrait sur une pièce de monnaie, une médaille.

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte III, scène 5

Christian, un jeune soldat, aime Roxane, une jeune fille amoureuse des beaux discours. Il lui a fait parvenir de très belles lettres écrites par son ami Cyrano. Pour la première fois, ils se rencontrent et Roxane s’attend à une déclaration à la hauteur de ses écrits.

ROXANE […] voit Christian.
C’est vous !…
(Elle va à lui.)
Le soir descend.
Attendez. Ils sont loin. L’air est doux. Nul passant.
Asseyons-nous. Parlez. J’écoute.

Christian, s’assied près d’elle, sur le banc. Un silence.
Je vous aime.

Roxane, fermant les yeux.
Oui, parlez-moi d’amour.

Christian.
Je t’aime.

Roxane.
C’est le thème.
Brodez, brodez.

Christian.
Je vous…

Roxane.
Brodez !

Christian.
Je t’aime tant.

Roxane.
Sans doute. Et puis ?

Christian.
Et puis… je serai si content
Si vous m’aimiez ! — Dis-moi, Roxane, que tu m’aimes !

Roxane, avec une moue.
Vous m’offrez du brouet1 quand j’espérais des crèmes !
Dites un peu comment vous m’aimez ?…

Christian.
Mais… beaucoup.

Roxane.
Oh !… Délabyrinthez2 vos sentiments !

Christian, qui s’est rapproché et dévore des yeux la nuque blonde.
Ton cou !
Je voudrais l’embrasser !…

Roxane.
Christian !

Christian.
Je t’aime !

Roxane, voulant se lever.
Encore !

Christian, vivement, la retenant.
Non, je ne t’aime pas !

Roxane, se rasseyant.
C’est heureux.

Christian.
Je t’adore !

Roxane, se levant et s’éloignant.
Oh !

Christian.
Oui… je deviens sot !

Roxane.
Et cela me déplaît !
Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.

Christian.
Mais…

Roxane.
Allez rassembler votre éloquence en fuite !

Christian.
Je…

Roxane.
Vous m’aimez, je sais. Adieu.
(Elle va vers la maison.)

Christian.
Pas tout de suite !
Je vous dirai…

Roxane, poussant la porte pour rentrer.
Que vous m’adorez… oui, je sais.
Non ! non ! Allez-vous-en !

Christian. Mais je…
(Elle lui ferme la porte au nez.)


1 Brouet : potage, bouillon.
2 Délabyrinthez : développez.

Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Quels obstacles aux sentiments amoureux ou à leur expression apparaissent dans ces dialogues ?

Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire

Vous commenterez le texte C (Musset).

Dissertation

Comment le théâtre représente-t-il la complexité des relations amoureuses ?

Écriture d’invention

Titus (texte A) revient sur sa décision et implore le pardon de Bérénice. Écrivez sa tirade en prose ou en vers libres.

Série L

Objet d’étude : la question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours

Corpus :

  • Texte A : Jean de La Fontaine, Fables, « Le Loup et le Chien », 1666.
  • Texte B : Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne, acte I, scène 1, 1833.
  • Texte C : Georges Brassens, « Les Oiseaux de passage », 1969. Chanson adaptée du poème de Jean Richepin paru dans La Chanson des gueux, 1876.
  • Texte D : Pascal Quignard, Tous les matins du monde, chapitre V, 1991.

Jean de La Fontaine, « Le Loup et le Chien », Fables

Le Loup et le Chien

La Fontaine Un loup n’avait que les os et la peau,
      Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue1 aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde2.
      L’attaquer, le mettre en quartiers,
      Sire loup l’eût fait volontiers ;
      Mais il fallait livrer bataille,
      Et le mâtin3 était de taille
      À se défendre hardiment.
      Le loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
      Sur son embonpoint, qu’il admire.
      « Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
      Quittez les bois, vous ferez bien :
      Vos pareils y sont misérables,
      Cancres, hères, et pauvres diables4,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée5 :
      Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »
Le loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
      – Presque rien, dit le chien, donner la chasse aux gens
      Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire :
      Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs6 de toutes les façons :
      Os de poulets, os de pigeons,
      Sans parler de mainte caresse. »
Le loup déjà se forge7 une félicité
      Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
      Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encor.


1 Dogue : chien de chasse et de garde.
2 Fourvoyé par mégarde : égaré par erreur.
3 Mâtin : race de chien puissant, ou gros chien de garde.
4 Cancres, hères et pauvres diables : personnes paresseuses, hommes misérables et qui inspirent de la pitié.
5 Lippée : nourriture, repas.
6 Force reliefs : beaucoup de restes.
7 Se forger : s’inventer, s’imaginer.

Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne, acte I, scène 1

Amoureux d’une femme mariée, Marianne, Cœlio vient demander son aide à son ami Octave.

Alfred de Musset CŒLIO. (…) (On entend un bruit d’instruments.) Quelle est cette mascarade ? N’est-ce pas Octave que j’aperçois ?
Entre Octave.
OCTAVE. Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie ?
CŒLIO. Octave ! ô fou que tu es ! tu as un pied de rouge1 sur les joues ! — D’où te vient cet accoutrement ? N’as-tu pas de honte, en plein jour ?
OCTAVE. Ô Cœlio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues ! — D’où te vient ce large habit noir ? N’as-tu pas de honte, en plein carnaval ?
CŒLIO. Quelle vie que la tienne ! Ou tu es gris2, ou je le suis moi-même.
OCTAVE. Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même.
CŒLIO. Plus que jamais de la belle Marianne.
OCTAVE. Plus que jamais de vin de Chypre.
CŒLIO. J’allais chez toi quand je t’ai rencontré.
OCTAVE. Et moi aussi j’allais chez moi. Comment se porte ma maison ? il y a huit jours que je ne l’ai vue.
CŒLIO. J’ai un service à te demander.
OCTAVE. Parle, Cœlio, mon cher enfant. Veux-tu de l’argent ? je n’en ai plus. Veux-tu des conseils ? Je suis ivre. Veux-tu mon épée ? voilà une batte d’arlequin3. Parle, parle, dispose de moi.
CŒLIO. Combien de temps cela durera-t-il ? Huit jours hors de chez toi ! Tu te tueras, Octave.
OCTAVE. Jamais de ma propre main, mon ami, jamais ; j’aimerais mieux mourir que d’attenter à mes jours.
CŒLIO. Et n’est-ce pas un suicide comme un autre, que la vie que tu mènes !
OCTAVE. Figure-toi un danseur de corde4, en brodequins5 d’argent, le balancier au poing, suspendu entre le ciel et la terre ; à droite et à gauche, de vieilles petites figures racornies6, de maigres et pâles fantômes, des créanciers7 agiles, des parents et des courtisans ; toute une légion de monstres se suspendent à son manteau et le tiraillent de tous côtés pour lui faire perdre l’équilibre ; des phrases redondantes, de grands mots enchâssés cavalcadent autour de lui ; une nuée de prédictions sinistres l’aveugle de ses ailes noires. Il continue sa course légère de l’orient à l’occident. S’il regarde en bas, la tête lui tourne ; s’il regarde en haut, le pied lui manque. Il va plus vite que le vent, et toutes les mains tendues autour de lui ne lui feront pas renverser une goutte de la coupe joyeuse qu’il porte à la sienne. Voilà ma vie, mon cher ami ; c’est ma fidèle image que tu vois.
CŒLIO. Que tu es heureux d’être fou !
OCTAVE. Que tu es fou de ne pas être heureux !


1 Un pied : unité de mesure : une trentaine de centimètres. Rouge (et blanc deux lignes plus tard) : maquillage.
2 Gris : ivre.
3 Batte d’arlequin : accessoire du personnage d’Arlequin, personnage de la Commedia dell’arte.
4 Danseur de cordes : funambule.
5 Brodequins : bottines lacées utilisées par les personnages de comédie.
6 Racornies : rendues dures comme la corne, desséchées, insensibles.
7 Créancier : personne qui réclame un remboursement qui lui est dû.

Georges Brassens, « Les Oiseaux de passage », 1969

Les Oiseaux de passage

Oh ! vie heureuse des bourgeois ! Qu’avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne ;
Ça lui suffit, il sait que l’amour n’a qu’un temps.

Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : « C’est là que je suis née ;
Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir. »

Elle a fait son devoir ! C’est à dire que oncques1
Elle n’eut de souhait impossible, elle n’eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque2
L’emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu.

Et tous sont ainsi faits ! Vivre la même vie
Toujours pour ces gens-là cela n’est point hideux
Ce canard n’a qu’un bec, et n’eut jamais envie
Ou de n’en plus avoir ou bien d’en avoir deux.

Ils n’ont aucun besoin de baiser sur les lèvres,
Et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants,
Possèdent pour tout cœur un viscère sans fièvres,
Un coucou régulier et garanti dix ans !

Oh ! les gens bienheureux !… Tout à coup, dans l’espace,
Si haut qu’il semble aller lentement, un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !

Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages.
Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts,
Et bois, et mer, et vent, et loin des esclavages.
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons.

Regardez-les ! Avant d’atteindre sa chimère3,
Plus d’un, l’aile rompue et du sang plein les yeux,
Mourra. Ces pauvres gens ont aussi femme et mère,
Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux.

Pour choyer cette femme et nourrir cette mère,
Ils pouvaient devenir volaille comme vous.
Mais ils sont avant tout les fils de la chimère,
Des assoiffés d’azur, des poètes, des fous.

Regardez-les, vieux coqs, jeune oie édifiante !
Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu’eux.
Et le peu qui viendra d’eux à vous, c’est leur fiente4.
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.


1 Oncques : jamais.
2 Jonque : bateau d’Extrême-Orient.
3 Chimère : rêverie illusoire ou un peu folle.
4 Fiente : excrément des oiseaux.

Pascal Quignard, Tous les matins du monde, chapitre V

Monsieur de Sainte Colombe, musicien veuf, vit retiré dans sa propriété à la campagne et refuse de devenir musicien de la cour.

Le roi était mécontent de ne pas posséder Monsieur de Sainte Colombe. Les courtisans continuaient de vanter ses improvisations virtuoses. Le déplaisir de ne pas être obéi ajoutait à l’impatience où se trouvait le roi de voir le musicien jouer devant lui. Il renvoya Monsieur Caignet accompagné de l’abbé Mathieu.
Le carrosse qui les menait était accompagné par deux officiers à cheval. L’abbé Mathieu portait un habit noir en satin, un petit collet à ruché de dentelles1, une grande croix de diamants sur la poitrine.
Madeleine les fit entrer dans la salle. L’abbé Mathieu, devant la cheminée, posa ses mains garnies de bagues sur sa canne en bois rouge à pommeau d’argent. Monsieur de Sainte Colombe, devant la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin, posa ses mains nues sur le dossier d’une chaise étroite et haute. L’abbé Mathieu commença par prononcer ces mots :
« Les musiciens et les poètes de l’Antiquité aimaient la gloire et ils pleuraient quand les empereurs ou les princes les tenaient éloignés de leur présence. Vous enfouissez votre nom parmi les dindons, les poules et les petits poissons. Vous cachez un talent qui vous vient de Notre-Seigneur2 dans la poussière et dans la détresse orgueilleuse. Votre réputation est connue du roi et de sa cour, il est donc temps pour vous de brûler vos vêtements de drap3, d’accepter ses bienfaits, de vous faire faire une perruque à grappes4. Votre fraise5 est passée de mode et…
– …c’est moi qui suis passé de mode, Messieurs, s’écria Sainte Colombe, soudain vexé qu’on s’en prît à sa façon de s’habiller. Vous remercierez sa majesté, cria-t-il. Je préfère la lumière du couchant sur mes mains à l’or qu’elle me propose. Je préfère mes vêtements de drap à vos perruques in-folio6. Je préfère mes poules aux violons du roi et mes porcs à vous-mêmes.
– Monsieur ! »
Mais Monsieur de Sainte Colombe avait brandi la chaise et la soulevait au-dessus de leurs têtes. Il cria encore :
« Quittez-moi et ne m’en parlez plus ! Ou je casse cette chaise sur votre tête. »
Toinette et Madeleine étaient effrayées par l’aspect de leur père tenant à bout de bras la chaise au-dessus de sa tête et craignaient qu’il ne se possédât7 plus. L’abbé Mathieu ne parut pas effrayé et tapota avec sa canne le carreau en disant :
« Vous mourrez desséché comme une petite souris au fond de votre cabinet de planches, sans être connu de personne. »
Monsieur de Sainte Colombe fit tourner la chaise et la brisa sur le manteau8 de la cheminée, en hurlant de nouveau :
« Votre palais est plus petit qu’une cabane et votre public est moins qu’une personne. »
L’abbé Mathieu s’avança en caressant des doigts sa croix de diamants et dit :
« Vous allez pourrir dans votre boue, dans l’horreur des banlieues9, noyé dans votre ruisseau. »
Monsieur de Sainte Colombe était blanc comme du papier, tremblait et voulut saisir une seconde chaise. Monsieur Caignet s’était approché ainsi que Toinette. Monsieur de Sainte Colombe poussait des « Ah ! » sourds pour reprendre souffle, les mains sur le dossier de la chaise. Toinette dénoua ses doigts et ils l’assirent. Tandis que Monsieur Caignet enfilait ses gants et remettait son chapeau et que l’abbé le traitait d’opiniâtre10, il dit tout bas, avec un calme effrayant :
« Vous êtes des noyés. Aussi tendez-vous la main. Non contents d’avoir perdu pied, vous voudriez encore attirer les autres pour les engloutir. »
Le débit de sa voix était lent et saccadé. Le roi aima cette réponse quand l’abbé et le violiste de sa chambre la lui rapportèrent. Il dit qu’on laissât en paix le musicien (…).


1 Petit collet à ruché : col orné de dentelles.
2 Notre-Seigneur : Dieu.
3 Drap : tissu simple.
4 Perruque à grappes : perruque bouclée.
5 Fraise : ornement de lingerie portée autour du cou.
6 Perruque in-folio : majestueuse perruque portée au temps de Louis XIV.
7 Se posséder : se maîtriser.
8 Manteau : partie de la cheminée au-dessus du foyer.
9 Banlieues : ici, campagnes.
10 Opiniâtre : têtu à l’excès.

Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Quelles images de la liberté ces textes présentent-ils ?

Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire

Vous commenterez le texte de Pascal Quignard (texte D).

Dissertation

Comment la littérature invite-t-elle à une réflexion sur les choix de vie ?
Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, les textes étudiés pendant l’année, ainsi que sur vos lectures personnelles.

Écriture d’invention

Un chat a assisté à la scène entre le loup et le chien (Texte A). Il interpelle le loup en lui reprochant sa réaction impulsive et en lui suggérant une position plus nuancée.
Vous écrirez, en prose ou en vers libres, la fable qui raconte leur rencontre et le débat qui s’engage entre eux, au cours duquel le loup devra défendre son point de vue face aux critiques du chat.

Voir aussi :