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Sujets du bac de français 2017

Centres étrangers : Liban

Séries S et ES

Objet d’étude : écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours.

Corpus :

  • Victor Hugo, « Fantômes », extrait de la section III du poème, Les Orientales, 1829.
  • Charles Baudelaire, « Le vieux saltimbanque », extrait, Petits Poèmes en prose, 1869.
  • Pierre Reverdy, « Joies d’été », La Lucarne ovale, 1916.
  • Jacques Prévert, « La fête à Neuilly », Histoires, 1946.

Victor Hugo, « Fantômes », extrait de la section III du poème, Les Orientales, 1829.

Elle aimait trop le bal. – Quand venait une fête,
Elle y pensait trois jours, trois nuits elle en rêvait ;
Et femmes, musiciens, danseurs que rien n’arrête,
Venaient, dans son sommeil, troublant sa jeune tête,
   Rire et bruire à son chevet.

Puis c’étaient des bijoux, des colliers, des merveilles !
Des ceintures de moire1 aux ondoyants reflets ;
Des tissus plus légers que des ailes d’abeilles ;
Des festons2 ; des rubans, à remplir des corbeilles ;
   Des fleurs, à payer un palais !

La fête commencée, avec ses sœurs rieuses
Elle accourait, froissant l’éventail sous ses doigts ;
Puis s’asseyait parmi les écharpes soyeuses,
Et son cœur éclatait en fanfares joyeuses,
   Avec l’orchestre aux mille voix.

C’était plaisir de voir danser la jeune fille !
Sa basquine3 agitait ses paillettes d’azur ;
Ses grands yeux noirs brillaient sous la noire mantille4 :
Telle une double étoile au front des nuits scintille
   Sous les plis d’un nuage obscur.

Tout en elle était danse, et rire, et folle joie.
Enfant ! – Nous l’admirions dans nos tristes loisirs ;
Car ce n’est point au bal que le cœur se déploie :
La cendre y vole autour des tuniques de soie,
   L’ennui sombre autour des plaisirs.

Mais elle, par la valse ou la ronde emportée,
Volait, et revenait, et ne respirait pas,
Et s’enivrait des sons de la flûte vantée,
Des fleurs, des lustres d’or, de la fête enchantée,
   Du bruit des voix, du bruit des pas.

Quel bonheur de bondir, éperdue, en la foule,
De sentir par le bal ses sens multipliés,
Et de ne pas savoir si dans la nue5 on roule,
Si l’on chasse en fuyant la terre, ou si l’on foule
   Un flot tournoyant sous ses pieds !

Mais hélas ! il fallait, quand l’aube était venue,
Partir, attendre au seuil le manteau de satin.
C’est alors que souvent la danseuse ingénue6
Sentit en frissonnant sur son épaule nue
   Glisser le souffle du matin.

Quels tristes lendemains laisse le bal folâtre !
Adieu parure, et danse, et rires enfantins !
Aux chansons succédait la toux opiniâtre,
Au plaisir rose et frais la fièvre au teint bleuâtre,
   Aux yeux brillants les yeux éteints.


1 Moire : étoffe rendue chatoyante par une technique d’écrasement du tissu.
2 Festons : broderies en bas de la robe.
3 Basquine : sorte de jupe, ample et élégante, portée notamment par les femmes basques et espagnoles.
4 Mantille : longue et large écharpe de soie ou de dentelle, le plus souvent noire, couvrant la tête et les épaules, qui fait partie du costume traditionnel des Espagnoles.
5 Nue : nuage et par extension, ciel.
6 Ingénue : se dit d’une personne faisant preuve d’une franchise innocente et naïve.

Charles Baudelaire, « Le vieux saltimbanque », extrait, Petits Poèmes en prose, 1869.

(Baudelaire évoque une fête populaire. Il s’agit ici de la fin du poème.)

Baudelaire par Étienne Carjat Tout n’était que lumière, poussière, cris, joie, tumulte ; les uns dépensaient, les autres gagnaient, les uns et les autres également joyeux. Les enfants se suspendaient aux jupons de leurs mères pour obtenir quelque bâton de sucre, ou montaient sur les épaules de leurs pères pour mieux voir un escamoteur éblouissant comme un dieu. Et partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de friture qui était comme l’encens de cette fête.

Au bout, à l’extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il s’était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d’homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute1 ; une cahute plus misérable que celle du sauvage le plus abruti, et dont deux bouts de chandelle, coulants et fumants, éclairaient trop bien encore la détresse.

Partout la joie, le gain, la débauche ; partout la certitude du pain pour les lendemains ; partout l’explosion frénétique de la vitalité. Ici la misère absolue, la misère affublée2, pour comble d’horreur, de haillons comiques, où la nécessité, bien plus que l’art, avait introduit le contraste. Il ne riait pas, le misérable ! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas ; il ne chantait aucune chanson, ni gaie ni lamentable, il n’implorait pas. Il était muet et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite.

Mais quel regard profond, inoubliable, il promenait sur la foule et les lumières, dont le flot mouvant s’arrêtait à quelques pas de sa répulsive misère ! Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l’hystérie3, et il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces larmes rebelles qui ne veulent pas tomber.

Que faire ? À quoi bon demander à l’infortuné quelle curiosité, quelle merveille il avait à montrer dans ces ténèbres puantes, derrière son rideau déchiqueté ? En vérité, je n’osais ; et, dût la raison de ma timidité vous faire rire, j’avouerai que je craignais de l’humilier. Enfin, je venais de me résoudre à déposer en passant quelque argent sur une de ses planches, espérant qu’il devinerait mon intention, quand un grand reflux de peuple, causé par je ne sais quel trouble, m’entraîna loin de lui.

Et, m’en retournant, obsédé par cette vision, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis : je viens de voir l’image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poète sans ami, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l’ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer !


1 Cahute : petite habitation misérable.
2 Affublée : revêtue
3 Hystérie : (ici) crise émotionnelle violente, inattendue.

Pierre Reverdy, « Joies d’été », La Lucarne ovale, 1916.

JOIES D’ÉTÉ

La danse, le soir, parmi les lumières des arbres – ce sont les feuilles – Et la foule accouplée tourne entre les trottoirs, les murs et une palissade énorme qui monte se cacher dans l’ombre. Les fenêtres ouvertes sont des trous dans l’air et près du toit des masques se balancent. Têtes blanches, têtes pâles, têtes masquées elles ont l’air de pleurer sur les gens qu’elles regardent. Le bal est un tourbillon, et le vent sort pour secouer les branches qui tremblent un moment dans un nuage. La terre s’évapore en poussière et vole pour bientôt s’arrêter dans la nuit.

Dix mille pieds raclent le sol ; les têtes sont mêlées et se rapprochent. La danse, le bal avec la joie indifférente, le plaisir physique et l’union des êtres dans le monde. Les bras sont des crampons que l’on jette au premier venu dans le tourbillon du naufrage.

Jacques Prévert, « La fête à Neuilly », Histoires, 1946.

(La fête foraine de Neuilly, près de Paris, a été très populaire depuis le XIXe siècle jusqu’à sa disparition en 1935.)

Une horloge sonne douze coups
Qui sont ceux de minuit
Adorable soleil des enfants endormis

Dans une ménagerie1
À la fête de Neuilly
Un ménage de dompteurs se déchire
Et dans leurs cages
Les lions rugissent allongés et ravis
Et font entre eux un peu de place
Pour que leurs lionceaux aussi
Puissent jouir du spectacle
Et dans les éclairs de l’orage
Des scènes de ménage des maîtres de la ménagerie
Un pélican indifférent
Se promène doucement
En laissant derrière lui dans la sciure mouillée
La trace monotone de ses pattes palmées
Et par la déchirure de la toile de tente déchirée
Un grand singe triste et seul
Aperçoit dans le ciel
La lune seule comme lui
La lune éblouie par la terre
Baignant de ses eaux claires les maisons de Neuilly
Baignant de ses eaux claires
Toutes les pierres de lune des maisons de Paris

Une horloge sonne six coups
Elle ajoute un petit air
Et c’est six heures et demie
Les enfants se réveillent
Et la fête est finie
Les forains sont partis
La lune les a suivis.


1 Ménagerie : lieu où sont réunis les animaux dangereux dans un cirque.

Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :

Comment, dans les textes du corpus, les poètes font-ils percevoir l’ambiguïté de la fête ?

Proposition de corrigé
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

La fête permet de s’évader d’une vie routinière. C’est pourquoi elle a séduit les écrivains à la recherche d’émotions nouvelles. Les quatre textes du corpus :
– le poème « Fantômes », extrait des Orientales de Victor Hugo, paru en 1829 ;
« Le vieux saltimbanque » de Charles Baudelaire tiré des Petits Poèmes en prose, publiés en 1869 ;
– « Joies d’été » de Pierre Reverdy, figurant dans La Lucame ovale, éditée en 1916 ;
– et « La fête à Neuilly » de Jacques Prévert, pièce extraite d’Histoires, parues en 1946,
abordent ces moments exceptionnels dont ils relèvent pourtant l’ambiguïté.

D’abord les auteurs ont été inspirés par des formes de fête différentes : Hugo et Reverdy ont choisi le bal, de salon pour le premier, de plein air pour le second ; Baudelaire s’intéresse à la foire tandis que Prévert est captivé par le cirque. Seul Hugo s’attache à décrire un événement bourgeois alors que les trois autres évoquent des manifestations populaires.

Ensuite tous ces écrivains réagissent de manière contrastée à ces moments qui devraient produire gaîté et convivialité. Hugo oppose la lente montée du rêve et du désir, puis l’impétuosité de la danse, au morne retour à la réalité. Cette opposition est soulignée par le refroidissement qui succède à la chaleur du bal. Baudelaire, dans son souci de persuader par un apologue, peint un diptyque avec d’un côté la joie grossière de la foule qui s’adonne à ses plaisirs, et de l’autre la poignante misère d’un vieux saltimbanque. Reverdy décrit un bal populaire entre lumières vives et ombres profondes, entre tourbillon mécanique des couples et immobilité des masques, pour condenser son impression dans un oxymore, « joie indifférente ». Prévert évoque, entre minuit et six heures du matin, les rêves légers des enfants endormis habités par la fête qui a battu son plein à Neuilly. Ils contrastent avec le pesant envers du décor du cirque où bêtes et hommes ne dorment pas, se déchirent, éprouvent leur solitude.

Tous, au moyen de cette ambiguïté, portent un regard de moraliste sur la nature humaine.
Hugo, en adulte désabusé, dénonce la futilité de la jeune danseuse qui se brûle aux divertissements mondains :
« La cendre y vole autour des tuniques de soie,
L’ennui sombre autour des plaisirs. »
Baudelaire raille la grossièreté des jeux de la foule incapable d’empathie pour le vieux saltimbanque. Cette barbarie est soulignée par la notation ironique : « Et partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de friture qui était comme l’encens de cette fête. » La jouissance matérialiste immédiate condamne le forain malchanceux à une misérable solitude. Il est vrai qu’il s’agit d’une métaphore du poète condamné par le positivisme bourgeois.
Reverdy considère qu’au bal seules les feuilles dansent. La « foule accouplée » se contente de tourbillonner. Les masques pleurent sur ces corps un moment réunis par « le plaisir physique » sans que les individus puissent se rencontrer.
Prévert oppose la naïveté lunaire des enfants émerveillés implicitement par l’univers magique du cirque alors que l’envers du décor montre la tristesse animale, la bêtise humaine qui se donne en spectacle.

Chez tous, la fête est une illusion. Elle sécrète la solitude. Chez Hugo, c’est le retour narcissique de la jeune danseuse insatisfaite. Pour Baudelaire, c’est le fruit de l’ostracisme bourgeois à l’égard du génie. Reverdy va jusqu’à s’effrayer de cette solitude à deux, « union des êtres dans le monde » qui est seulement « le tourbillon du naufrage ». Autant dire que le plaisir du bal confine chez lui au divertissement pascalien. Prévert se contente de relever l’isolement des animaux : lions derrière les barreaux, pélican au pas monotone, singe seul comme la lune. Il ironise sur l’incommunicabilité humaine par un humour percutant : les « scènes de ménage des maîtres de la ménagerie » inversent doublement les rôles puisque les hommes se montrent plus bêtes que les pensionnaires en cage, et que les animaux manifestent un sens plus affirmé de la famille. La nuit la réjouissance appartient aux prisonniers. Tous nous livrent en filigrane, au travers de ces scènes festives, la vision pessimiste d’une humanité infantile ou bestiale.

Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire

Vous commenterez le poème de Jacques Prévert, « La fête à Neuilly » (Texte D).

Dissertation

La poésie n’a-t-elle vocation qu’à célébrer les joies de la vie ?
Vous répondrez à cette question en vous fondant sur les textes du corpus, sur les textes et les œuvres que vous avez lus et étudiés en classe, ainsi que sur vos connaissances personnelles.

Écriture d’invention

Vous êtes au cœur d’une fête. Dans un texte poétique en vers ou en prose, vous décrirez ce que vous voyez autour de vous et vous exprimerez les émotions ressenties.

Série L

Objet d’étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.

Corpus :

  • Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.
  • Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761.
  • Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913.
  • Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968.

Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.

(Madame de Clèves, mariée à Monsieur de Clèves, aime en secret Monsieur de Nemours. Cet amour est réciproque mais la bienséance les empêche de se l’avouer. Madame de Clèves se réfugie dans une propriété loin de la Cour, pour éviter Monsieur de Nemours et préserver sa réputation. Mais il la suit et parvient à l’observer sans qu’elle ne le sache.)

Madame de La Fayette Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet1 ; toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait madame de Clèves. Il vit qu’elle était seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il2 maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et monsieur de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des noeuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui madame de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître3 pour avoir été à monsieur de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz4, où était le portrait de monsieur de Nemours ; elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie5 que la passion seule peut donner.

On ne peut exprimer ce que sentit monsieur de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant6.


1 Cabinet : petite pièce à usage privé.
2 À peine fut-il : il fut à peine.
3 Sans faire semblant : sans laisser paraître qu’elle l’avait reconnue.
4 Le siège de Metz, d’octobre 1552 à janvier 1553, se conclut par une défaite du Saint-Empire romain germanique et par l’occupation de Metz par les troupes françaises.
5 Rêverie : émotion très forte faisant perdre le contact avec la réalité.
6 Amant : au XVIIe siècle, personne qui en aime une autre, sans que cela ne soit nécessairement réciproque.

Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761.

(Saint-Preux est chargé de l’instruction de la noble Julie d’Étange. Les deux jeunes gens tombent amoureux, mais la différence sociale les force à garder cet amour secret Saint-Preux quitte alors Clarens, la ville de leur rencontre, et voyage. Mais les deux personnages entretiennent une correspondance.)

Lettre XXV de Julie

Jean-Jacques Rousseau […] Je l’avais trop prévu ; le temps du bonheur est passé comme un éclair ; celui des disgrâces commence, sans que rien m’aide à juger quand il finira. Tout m’alarme et me décourage ; une langueur mortelle s’empare de mon âme ; sans sujet bien précis de pleurer, des pleurs involontaires s’échappent de mes yeux ; je ne lis pas dans l’avenir des maux inévitables ; mais je cultivais l’espérance, et la vois flétrir tous les jours. Que sert, hélas ! d’arroser le feuillage quand l’arbre est coupé par le pied ?

Je le sens, mon ami, le poids de l’absence m’accable. Je ne puis vivre sans toi, je le sens ; c’est ce qui m’effraye le plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, et ne t’y trouve jamais ; je t’attends à ton heure ordinaire : l’heure passe, et tu ne viens point. Tous les objets que j’aperçois me portent quelque idée de ta présence pour m’avertir que je t’ai perdu. Tu n’as point ce supplice affreux : ton cœur seul peut te dire que je te manque. Ah ! si tu savais quel pire tourment c’est de rester quand on se sépare, combien tu préférerais ton état au mien !

Encore si j’osais gémir, si j’osais parler de mes peines, je me sentirais soulagée des maux dont je pourrais me plaindre. Mais, hors quelques soupirs exhalés en secret dans le sein de ma cousine, il faut étouffer tous les autres ; il faut contenir mes larmes ; il faut sourire quand je me meurs.

Sentirsi, o Dei ! morir,
E non poter mai dir :
Morir mi sento !1

Le pis2 est que tous ces maux aggravent sans cesse mon plus grand mal, et que plus ton souvenir me désole, plus j’aime à me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami ; sens-tu combien un cœur languissant est tendre, et combien la tristesse fait fermenter l’amour ?

Je voulais vous parler de mille choses ; mais, outre qu’il faut mieux attendre de savoir positivement3 où vous êtes, il ne m’est pas possible de continuer cette lettre dans l’état où je me trouve en l’écrivant. Adieu, mon ami ; je quitte la plume, mais croyez que je ne vous quitte pas.


1 « Oh dieux ! Se sentir mourir, et n’oser dire : je me sens mourir ! » : citation du poète italien Pietro Metastasio.
2 Le pis : le pire.
3 Positivement : d’une façon précise.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913.

(Charles Swann, riche collectionneur d’art, rencontre, au cours d’une soirée chez les Verdurin, Odette de Crécy, femme qui se fait entretenir par de riches amants. Un soir, alors qu’il croit la retrouver chez les Verdurin, on lui dit qu’elle est partie au café Prévost prendre un chocolat.)

Marcel Proust Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture était arrêtée par d’autres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de renverser si le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu’elle n’était en réalité sa chance d’arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement comme s’il venait de s’éveiller. Quoi ? toute cette agitation parce qu’il ne verrait Odette que demain, ce que précisément il avait souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin ! Il fut bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait chez Prévost, il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul, qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent1, amalgamé2 à lui, duquel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie. Et pourtant depuis un moment qu’il sentait qu’une nouvelle personne s’était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante.


1 Adhérent : étroitement attaché.
2 Amalgamé : mélangé.

Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968.

(Ariane, déjà mariée, tombe éperdument amoureuse de Solal. Ils entretiennent une correspondance : Ariane reçoit dans l’extrait suivant une lettre de son amant.)

Albert Cohen Dans sa chambre, l’habituel cérémonial. Porte fermée à clef, volets fermés, rideaux tirés, boules de cire pour supprimer les bruits du dehors, tous les bruits de non-amour. La lampe de chevet allumée, elle s’étendait sur le lit, arrangeait l’oreiller. Non, ne pas lire encore, faire durer le plaisir. Voir un peu l’enveloppe d’abord. Belle enveloppe solide, sans l’affreux doublage intérieur. Très bien. Et il avait collé le timbre soigneusement, pas sens dessus dessous, tout droit, juste au bon endroit, avec amour, voilà. Oui, parfaitement, c’était une preuve d’amour. Elle regardait la lettre de loin, sans la lire. Ainsi, lorsqu’elle était une petite fille, elle considérait le biscuit Petit-Beurre avant de le manger. Non, ne pas lire, attendre encore. Elle est à ma disposition, mais il faut que je meure d’envie de la lire. Regardons un peu l’adresse. Il a pensé à moi en écrivant mon nom, et parce qu’il a dû mettre madame qui fait honorable, décent, il a peut-être pensé par contraste à moi nue, si belle, qu’il a vue de tous les côtés. Maintenant regardons un peu le papier, mais du côté pas écrit. Papier très beau, japon1 peut-être. Non, le papier ne sent rien. Il sent la netteté, la propreté absolue, un papier viril, voilà.

Soudain, elle n’en pouvait plus. C’était alors une lecture minutieuse et lente, une étude de la lettre, avec des arrêts pour méditer, pour se représenter, les yeux fermés, et sur les lèvres un sourire un peu idiot, un peu divin.


1 Le papier japon est un papier de qualité.

Vous répondrez à la question suivante (4 points) :

De quelle manière est vécue l’absence de l’être aimé dans les textes du corpus ?

Proposition de corrigé
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Le roman utilise couramment des intrigues amoureuses parce qu’elles sont riches d’émotions et donc très captivantes pour le lecteur, notamment quand les auteurs recourent à la séparation des amants.
Les textes du corpus tirés :
– de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette publié en 1678 ;
– de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau paru en 1761 ;
Du côté de chez Swann de Marcel Proust édité en 1913 ;
– et de Belle du Seigneur d’Albert Cohen en librairie en 1968,
sont des exemples de ces amours malheureuses qui permettent l’emploi des registres lyrique et pathétique très appréciés.
De quelle manière nous font-ils vivre l’absence de l’être aimé ?

Rousseau et Cohen engagent leurs personnages dans une correspondance qui est, selon les termes de Cicéron, « la conversation des absents ». Madame de La Fayette et Proust lancent leurs héros impatients et frustrés à la poursuite des fugitives.
Nous constatons d’abord que l’éloignement – qu’il soit imposé, voulu ou refusé – se traduit d’abord par la souffrance du manque. Pour Madame de La Fayette, elle se manifeste indirectement par le « trouble » de Monsieur de Nemours, par l’« attention » et la « rêverie » de la princesse. Pour Julie, elle est un « supplice » qui fait gémir et pleurer abondamment dans le secret, qui oblige douloureusement à donner le change en public. Swann est tourmenté par l’impatience. Ariane « meur[t] d’envie », « n’en peu[t] plus » de la privation.
Mais en même temps, les personnages découvrent que l’exacerbation de leurs sentiments est source de satisfaction, voire de plaisir. Cultiver la douleur de l’absence, c’est prouver à soi-même qu’on aime passionnément, c’est donner à l’absent la preuve que lui seul peut combler par sa présence. Monsieur de Nemours « goût[e] » l’offrande de la princesse au prix de sa séparation d’avec elle. Julie découvre « combien un cœur languissant est tendre, et combien la tristesse fait fermenter l’amour ». Swann entrevoit que sa « maladie » d’amour rend aussi « sa vie […] plus intéressante ». Quant à Ariane, c’est finalement « un sourire un peu idiot, un peu divin » qui clôt son attente douloureuse.
Cette ambivalence de la séparation conduit aussi à des stratégies diverses de compensation. La princesse crée une cérémonie du souvenir dans son cabinet, tandis que Monsieur de Nemours se conduit en voyeur. Julie essaie de faire revivre l’absent en le recherchant obsessionnellement dans les lieux qui l’ont connu. Swann se livre fiévreusement, non sans humour, à des calculs dérisoires. Ariane met en scène son désir en laissant grandir en elle la frustration de l’attente. Elle aussi, dans son soliloque, sait faire preuve d’autodérision.

Les passionnés éprouvent donc la qualité de leur affection au creuset de l’absence. En effet la séparation donne du prix à l’amour par le manque de l’être aimé. La passion est ainsi maladie inquiète en même temps que délice rare. Elle donne couleur et force à la vie tirée de son ennui léthargique. Dans ces extraits, les hommes vivent l’impatience et rêvent de posséder. Les jeunes femmes sont dans le don d’elles-mêmes en abandonnant la totalité de leur conscience à l’être aimé, en s’assurant ainsi de l’aimer passionnément. L’abolition de la distance qui sépare les amants prend donc ici une forme très sexuée.

Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire

Vous commenterez l’extrait de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau (texte B).

Dissertation

L’expression des sentiments des personnages est-elle indispensable dans un roman ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus et sur les textes que vous avez étudiés en classe ou rencontrés au cours de vos lectures et recherches personnelles.

Écriture d’invention

Après avoir retrouvé Odette, Swann rentre seul chez lui. La reverra-t-il ? Elle ne lui a donné aucune réponse claire. Vous raconterez ce qu’il éprouve, en développant l’analyse qu’il fait de ses sentiments.

Voir aussi :