Sujets du bac de français 2017
Série L
Objet d’étude : les réécritures, du XVIIe siècle jusqu’à nos jours
Corpus :
- Texte A : Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, extrait (1751)
- Texte B : Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, « La Prison », extrait (1826)
- Texte C : Victor Hugo, Les Jumeaux, acte II, scène 1, extrait (1839)
- Texte D : Alexandre Dumas, Le Vicomte de Bragelonne, extrait (1850)
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, extrait (1751)
Dans les premières années du règne de Louis XIV, un mystérieux prisonnier est tenu au secret sous un masque en métal. Son anonymat alimente rapidement les rumeurs et les fantasmes. Près d’un siècle plus tard, Voltaire reprend cette histoire et développe la thèse selon laquelle le prisonnier pourrait être un frère caché du roi. C’est le début de la légende du Masque de fer.
Quelques mois après la mort de ce ministre1, il arriva un événement qui n’a point d’exemple ; et, ce qui est non moins étrange, c’est que tous les historiens l’ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret au château de l’île Sainte-Marguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d’une taille au-dessus de l’ordinaire, jeune et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d’acier qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur son visage. On avait ordre de le tuer s’il se découvrait. Il resta dans l’île jusqu’à ce qu’un officier de confiance, nommé Saint-Mars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille l’an 1690, l’alla prendre à l’île Sainte-Marguerite, et le conduisit à la Bastille, toujours masqué. Le marquis de Louvois2 alla le voir dans cette île avant la translation3, et lui parla debout et avec une considération qui tenait du respect. Cet inconnu fut mené à la Bastille, où il fut logé aussi bien qu’on peut l’être dans le château. On ne lui refusait rien de ce qu’il demandait. Son plus grand goût était pour le linge d’une finesse extraordinaire, et pour les dentelles. Il jouait de la guitare. On lui faisait la plus grande chère4, et le gouverneur s’asseyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la Bastille, qui avait souvent traité cet homme singulier dans ses maladies, a dit qu’il n’avait jamais vu son visage, quoiqu’il eût souvent examiné sa langue et le reste de son corps. Il était admirablement bien fait, disait ce médecin ; sa peau était un peu brune ; il intéressait par le seul ton de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point entrevoir ce qu’il pouvait être.5
1 Il s’agit de Mazarin, mort en 1661.
2 François-Michel Le Tellier, marquis de Louvois, secrétaire d’État de la guerre de 1662-1691.
3 La translation : le transfert.
4 Faire bonne chère : faire bon accueil.
5 La noblesse de la figure du prisonnier, son goût pour le beau linge, sa passion de la guitare et sa peau brune sont des allusions directes à Louis XIV.
Alfred de Vigny, Poèmes antiques et modernes, « La Prison », extrait (1826)
Alfred de Vigny reprend la légende du Masque de fer : il imagine le prisonnier sur le point de mourir recevant la visite d’un vieux moine.
[…] — Sur le front du vieux moine une rougeur légère
Fit renaître une ardeur à son âge étrangère ;
Les pleurs qu’il retenait coulèrent un moment ;
Au chevet du captif il tomba pesamment ;
Et ses mains présentaient le crucifix d’ébène,
Et tremblaient en l’offrant, et le tenaient à peine.
Pour le cœur du Chrétien demandant des remords,
Il murmurait tout bas la prière des morts,
Et sur le lit sa tête avec douleur penchée
Cherchait du prisonnier la figure cachée.
Un flambeau la révèle entière : ce n’est pas
Un front décoloré par un prochain trépas,
Ce n’est pas l’agonie et son dernier ravage ;
Ce qu’il voit est sans traits, et sans vie, et sans âge :
Un fantôme immobile à ses yeux est offert,
Et les feux ont relui sur un masque de fer.Plein d’horreur à l’aspect de ce sombre mystère,
Le prêtre se souvint que, dans le monastère,
Une fois, en tremblant, on se parla tout bas
D’un prisonnier d’État que l’on ne nommait pas ;
Qu’on racontait de lui des choses merveilleuses
De berceau dérobé, de craintes orgueilleuses,
De royale naissance, et de droits arrachés,
Et de ses jours captifs sous un masque cachés.
Quelques pères1 disaient qu’à sa descente en France,
De secouer ses fers il conçut l’espérance ;
Qu’aux geôliers un instant il s’était dérobé,
Et, quoiqu’entre leurs mains aisément retombé,
L’on avait vu ses traits ; et qu’une Provençale,
Arrivée au couvent de Saint-François-de-Sale
Pour y prendre le voile, avait dit, en pleurant,
Qu’elle prenait la Vierge et son fils pour garant
Que le masque de fer avait vécu sans crime,
Et que son jugement était illégitime ;
Qu’il tenait des discours pleins de grâce et de foi,
Qu’il était jeune et beau, qu’il ressemblait au Roi,
Qu’il avait dans la voix une douceur étrange,
Et que c’était un prince ou que c’était un ange.
[…]1 Père : homme d’Église.
Victor Hugo, Les Jumeaux, acte II, scène 1, extrait (1839)
Sous le masque de fer, Victor Hugo représente le frère jumeau de Louis XIV enfermé, dès son plus jeune âge, pour raison d’État.
LE MASQUE. Au fond, LE SOLDAT.
LE MASQUE, levant la tête pesamment et parlant comme avec effort.
Pour la vie !
(Il tourne la tête comme regardant autour de lui.)
Une tombe ! – Et j’ai seize ans à peine.
(Il marche à pas lourds vers le fond du cachot et semble considérer la lumière de la fenêtre projetée à ses pieds sur le pavé.)
Que ce rayon est pâle et lentement se traîne !
(Il paraît compter les dalles et mesurer des yeux une distance.)
Oh ! la cinquième dalle est loin encor1 !
(Il écoute.)
– Nul bruit !
(Il revient sur le devant du théâtre à pas précipités et, avec une explosion désespérée : )
Vivre dans deux cachots à la fois, jour et nuit !
Oui, les bourreaux – Seigneur ! quel dessein est le vôtre ? –
Ont mis mon corps dans l’un, mon visage dans l’autre.
– Oh ! ce masque est encor le plus affreux des deux !
(Il semble se mirer devant la glace de Venise posée sur la table.)
Parfois dans ce miroir un fantôme hideux
Me fait peur quand je passe et marche à ma rencontre.
– C’est moi-même ! Aux barreaux aussi, quand je me montre,
Je vois le laboureur s’enfuir épouvanté !
(Il s’assied et rêve.)
Le sommeil ne met pas mon âme en liberté.
Dans mes songes jamais un ami ne me nomme ;
Le matin, quand j’en sors, je ne suis pas un homme
Allant, venant, parlant, plein de joie et d’orgueil,
Je suis un mort pensif qui vit dans son cercueil.
C’est horrible ! – Jadis, – j’étais enfant encore,
J’avais un grand jardin où j’allais dès l’aurore,
Je voyais des oiseaux, des rayons, des couleurs,
Et des papillons d’or qui jouaient dans les fleurs !
Maintenant !…
(Il se lève.)
Oh ! je souffre un bien lâche martyre !
Quoi donc ! il s’est trouvé des tigres pour se dire :
Nous prendrons cet enfant, faible, innocent et beau,
Et nous l’enfermerons, masqué, dans un tombeau !
Il grandira, sentant, même à travers la voûte,
L’instinct de l’homme en lui s’infiltrer goutte à goutte ;
Le printemps le fera, dans sa tour de granit,
Tressaillir comme l’arbre et la plante et le nid ;
Pâle, il regardera, de sa prison lointaine,
Les femmes aux pieds nus qui passent dans la plaine ;
Puis, pour tromper l’ennui, charbonnant2 de vieux murs,
Sculptant avec un clou tous ses rêves obscurs,
Il usera son âme en choses puériles ;
Vous creuserez son front, rides, sillons stériles !
Les semaines, les mois et les ans passeront ;
Son œil se cavera3, ses cheveux blanchiront ;
Par degrés, lentement, d’homme en spectre débile4
Il se transformera sous son masque immobile ;
Si bien qu’épouvantant un jour ses propres yeux,
Sans avoir été jeune, il s’éveillera vieux !1 Encor : encore.
2 Charbonnant : dessinant avec du charbon.
3 Se caver : se creuser.
4 Débile : qui manque de force.
Alexandre Dumas, Le Vicomte de Bragelonne, extrait (1850)
Après avoir tenté de prendre la place de Louis XIV, le jumeau du Roi est conduit par d’Artagnan au fort de Sainte-Marguerite où il est tenu au secret sous un masque de fer. Mais Athos et Raoul de Bragelonne découvrent par hasard l’identité du prisonnier. D’Artagnan cherche à protéger ses deux amis désormais en danger.
Comme ils passaient sur le rempart dans une galerie dont d’Artagnan avait la clef, ils virent M. de Saint-Mars1 se diriger vers la chambre habitée par le prisonnier.
Ils se cachèrent dans l’angle de l’escalier, sur un signe de d’Artagnan.
Qu’y a-t-il ? dit Athos.
Vous allez voir. Regardez. Le prisonnier revient de la chapelle.
Et l’on vit, à la lueur des rouges éclairs, dans la brume violette qu’estompait le vent sur le fond du ciel, on vit passer gravement, à six pas derrière le gouverneur, un homme vêtu de noir et masqué par une visière d’acier bruni, soudée à un casque de même nature, et qui lui enveloppait toute la tête. Le feu du ciel jetait de fauves reflets sur la surface polie, et ces reflets, voltigeant capricieusement, semblaient être les regards courroucés que lançait ce malheureux, à défaut d’imprécations.
Au milieu de la galerie, le prisonnier s’arrêta un moment à contempler l’horizon infini, à respirer les parfums sulfureux de la tempête, à boire avidement la pluie chaude, et il poussa un soupir, semblable à un rugissement.
Venez, monsieur, dit Saint-Mars brusquement au prisonnier, car il s’inquiétait déjà de le voir regarder longtemps au-delà des murailles. Monsieur, venez donc !
Dites monseigneur ! cria de son coin Athos à Saint-Mars avec une voix tellement solennelle et terrible que le gouverneur en frissonna des pieds à la tête.
Athos voulait toujours le respect pour la majesté tombée.
Le prisonnier se retourna.
Qui a parlé ? demanda Saint-Mars.
Moi, répliqua d’Artagnan, qui se montra aussitôt. Vous savez bien que c’est l’ordre.
Ne m’appelez ni monsieur ni monseigneur, dit à son tour le prisonnier avec une voix qui remua Raoul jusqu’au fond des entrailles, appelez-moi Maudit !
Et il passa.
La porte de fer cria derrière lui.
— Voilà un homme malheureux ! murmura sourdement le mousquetaire, en montrant à Raoul la chambre habitée par le prince.1 Saint-Mars : Gouverneur du fort de Sainte-Marguerite, chargé d’assurer la garde de l’homme au masque de fer.
Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Les textes de Vigny, Hugo et Dumas reprennent la figure du Masque de fer : en quoi diffère-t-elle de celle que propose Voltaire ?
Proposition de corrigé
Les auteurs romantiques ont souvent cherché leur inspiration dans l’histoire, de préférence moderne, pour exprimer leur engagement politique et leur goût du pittoresque et de l’extraordinaire. La figure mystérieuse du Masque de fer ne pouvait que les séduire.
Ainsi Alfred de Vigny, dans « La Prison » tirée des Poèmes antiques et modernes de 1826, Victor Hugo, dans son drame, Les Jumeaux, de 1839, et Alexandre Dumas, dans son roman Le Vicomte de Bragelonne, de 1850, ont utilisé ce personnage emblématique.
En quoi leurs visions du cas se rejoignent-elles ? En quoi diffèrent-elles de celle de Voltaire, leur prédécesseur à l’origine de l’information ?
Vigny dramatise la situation. Il décrit un personnage qui va mourir. Ce que le moine découvre est un visage masqué de fer. Le lecteur en déduit l’extrême cruauté du geôlier et l’importance du prisonnier. Vigny présente donc le détenu comme l’innocente victime d’intérêts supérieurs. Il affirme que c’est un frère du roi. Il s’appuie sur le témoignage indiscutable d’une religieuse qui a vu son visage lors d’une tentative d’évasion.
Hugo ne fait pas allusion à l’origine princière du captif. Mais, comme Vigny il le transforme en martyr retranché des vivants, condamné injustement à une double peine, celle de la prison et celle du masque.
Dumas, comme ses deux autres confrères, insiste sur l’horreur du traitement subi par le célèbre prisonnier. Il le présente comme le très romantique personnage révolté, en accord avec la tempête qui balaie le fort Sainte-Marguerite. De même que Vigny, il le désigne comme un « prince » appelé monsieur ou monseigneur, titres réservés pour le premier au frère du roi sous l’Ancien Régime, et pour le second, doublet du premier, expression d’une déférence religieuse. Chez Dumas seulement, le Masque de fer n’est pas une victime innocente, mais un jeune homme condamné après un coup d’État manqué.
Face à eux, Voltaire se montre plus prudent. En historiographe, il se contente de rapporter des faits. Il suggère une ressemblance avec le roi : la noblesse de la figure du prisonnier, son goût pour le beau linge, sa passion de la guitare et sa peau brune rappellent Louis XIV. Les visiteurs de marque lui montrent une grande considération. Chez Voltaire, le prisonnier conserve un semblant de vie sociale, de plus il est fort bien traité.
Pourquoi ces différences notables ? D’abord Voltaire est un adepte de la raison. Ici il cherche à convaincre, il livre un travail de philosophe. Enfin il ne peut se permettre de braver la censure en affirmant que le grand-père du roi actuel s’est comporté en tyran odieux. Mais il a lancé une insinuation qui va figurer au côté des autres critiques : la volonté belliqueuse et l’intolérance religieuse qui ont terni le règne du grand monarque. À l’opposé, les auteurs romantiques cherchent à émouvoir. Ils voient dans le prisonnier un frère « maudit » : soit un révolté abattu par le destin, soit une victime innocente de la tyrannie, dans tous les cas un être seul. Ils choisissent sciemment, selon une vision manichéiste, les aspects mélodramatiques de la légende noire – dont ils pensent le public friand – au risque de l’invraisemblance la plus criante.
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous commenterez le texte B, extrait des Poèmes antiques et modernes d’Alfred de Vigny.
Dissertation
L’intérêt du lecteur pour une réécriture dépend-il essentiellement de sa ressemblance avec le modèle ?
Vous vous appuierez sur les textes du corpus, les œuvres que vous avez étudiées en classe ainsi que sur vos lectures personnelles.
Écriture d’invention
Poursuivez, en une cinquantaine de lignes, le récit de l’extrait du Vicomte de Bragelonne (texte D) : une fois dans sa cellule, l’homme au masque de fer se remémore les circonstances malheureuses qui l’ont conduit en prison et exprime avec amertume sa désolation.
Votre texte reprendra certaines caractéristiques du texte d’Alexandre Dumas.