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Quel regard les personnages portent-ils sur la ville ?

Bac français 2018 (Amérique du Nord)

Corrigé de la question (séries S et ES)

Objet d’étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Corpus :

  • Émile Zola, La Curée
  • Georges Simenon, Le Chien jaune
  • Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien
  • Aurélien Bellanger, Le Grand Paris

Émile Zola, La Curée1, 1871

Aristide Rougon, dit Saccard, est un homme sans scrupules qui évolue dans un Paris en pleine transformation. Il a l’intention de profiter des grands travaux initiés par le baron Haussmann, préfet de la Seine, pour faire fortune.

Émile Zola Leur table était placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des toits de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fit apporter une bouteille de bourgogne. Il souriait à l’espace, il était d’une galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement, redescendaient toujours sur cette mer vivante et pullulante, d’où sortait la voix profonde des foules. On était à l’automne ; la ville, sous le grand ciel pâle, s’alanguissait2, d’un gris doux et tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars nageant sur un lac ; le soleil se couchait dans un nuage rouge, et tandis que les fonds s’emplissaient d’une brume légère, une poussière d’or, une rosée d’or tombait sur la rive droite de la ville, du côté de la Madeleine et des Tuileries. C’était comme le coin enchanté d’une cité des Mille et une Nuits, aux arbres d’émeraude, aux toits de saphir, aux girouettes de rubis. Il vint un moment où le rayon qui glissait entre deux nuages, fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se fondre comme un lingot d’or dans un creuset3.
« Oh ! vois, dit Saccard, avec un rire d’enfant, il pleut des pièces de vingt francs dans Paris ! »
Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces-là de n’être pas faciles à ramasser. Mais son mari s’était levé, et s’accoudant sur la rampe de la fenêtre :
« C’est la colonne Vendôme, n’est-ce pas, qui brille là-bas ?… Ici, plus à droite, voilà la Madeleine… Un beau quartier, où il y a beaucoup à faire… Ah ! cette fois, tout va brûler ! Vois-tu ?… On dirait que le quartier bout dans l’alambic4 de quelque chimiste. »
Sa voix devenait grave et émue. La comparaison qu’il avait trouvée parut le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne, il s’oublia, il continua, étendant le bras pour montrer Paris à Angèle qui s’était également accoudée, à son côté :
« Oui, oui, j’ai bien dit, plus d’un quartier va fondre, et il restera de l’or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce grand innocent de Paris ! vois donc comme il est immense et comme il s’endort doucement ! C’est bête, ces grandes villes ! Il ne se doute guère de l’armée de pioches qui l’attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels de la rue d’Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant, s’ils savaient qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans à vivre. »
Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois le goût de la plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, mais avec un vague effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus du géant couché à ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçant ironiquement les lèvres.
« On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce n’est qu’une misère. Regarde là-bas, du côté des Halles, on a coupé Paris en quatre… »
Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit signe de séparer la ville en quatre parts.
« Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveau boulevard que l’on perce ? demanda sa femme.
– Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. Ils dégagent le Louvre et l’Hôtel de Ville. »


Notes

1 Curée : lutte avide en vue d’obtenir quelque chose.
2 S’alanguissait : s’adoucissait.
3 Creuset : petit récipient en métal servant à fondre certaines substances.
4 Alambic : appareil de chimie servant notamment à distiller l’alcool.

Georges Simenon, Le Chien jaune, 1931

Un meurtre est commis dans le port breton de Concarneau. Sur la scène du crime rôde un mystérieux chien aux poils jaunes. Le commissaire Maigret est appelé sur les lieux pour mener l’enquête.

Maigret traversa le pont-levis, franchit la ligne des remparts, s’engagea dans une rue irrégulière et mal éclairée. Ce que les Concarnois1 appellent la ville close, c’est-à-dire le vieux quartier encore entouré de ses murailles, est une des parties les plus populeuses2 de la cité.
Et pourtant, alors que le commissaire avançait, il pénétrait dans une zone de silence de plus en plus équivoque. Le silence d’une foule qu’hypnotise un spectacle et qui frémit, qui a peur ou qui s’impatiente.
Quelques voix isolées d’adolescents décidés à crâner.
Un tournant encore et le commissaire découvrit la scène : la ruelle étroite, avec des gens à toutes les fenêtres ; des chambres éclairées au pétrole3 ; des lits entrevus ; un groupe barrant le passage, et, au-delà de ce groupe, un grand vide d’où montait un râle4.
Maigret écarta les spectateurs, des jeunes gens pour la plupart, surpris de son arrivée. Deux d’entre eux étaient encore occupés à jeter des pierres dans la direction du chien. Leurs compagnons voulurent arrêter leur geste. On entendit, ou plutôt on devina :
– Attention !…
Et un des lanceurs de pierres rougit jusqu’aux oreilles tandis que Maigret le poussait vers la gauche, s’avançait vers l’animal blessé. Le silence, déjà, était d’une autre qualité. Il était évident que quelques instants plus tôt une ivresse malsaine animait les spectateurs, hormis une vieille qui criait de sa fenêtre :
– C’est honteux !… Vous devriez leur dresser procès-verbal, commissaire !… Ils sont tous à s’acharner sur cette pauvre bête… Et je sais bien pourquoi, moi !…
Parce qu’ils en ont peur.
Le cordonnier qui avait tiré rentra, gêné, dans sa boutique. Maigret se baissa pour caresser la tête du chien qui lui lança un regard étonné, pas encore reconnaissant. L’inspecteur Leroy sortait du café d’où il avait téléphoné. Des gens s’éloignaient à regret.
– Qu’on amène une charrette à bras5
Les fenêtres se fermaient les unes après les autres, mais on devinait des ombres curieuses derrière les rideaux.


Notes

1 Concarnois : habitant de la ville de Concarneau.
2 Populeuses : très peuplées (généralement utilisé en un sens péjoratif).
3 Au pétrole : avec des lampes à pétrole.
4 Râle : gémissement émis à l’approche de la mort.
5 Charrette à bras : petit chariot tracté par un homme.

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951

Dans les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar donne la parole au personnage historique d’Hadrien, empereur de Rome au IIe siècle, en rédigeant les mémoires fictifs qu’il aurait pu écrire. Sous le règne d’Hadrien, l’Empire romain était à son apogée, grâce aux nombreuses conquêtes qui avaient étendu son territoire.

Rome n’est plus dans Rome : elle doit périr, ou s’égaler désormais à la moitié du monde. Ces toits, ces terrasses, ces îlots de maison que le soleil couchant dore d’un si beau rose ne sont plus, comme au temps de nos rois, craintivement entourés de remparts ; j’ai reconstruit moi-même une bonne partie de ceux-ci le long des forêts germaniques et sur les landes bretonnes. Chaque fois que j’ai regardé de loin, au détour de quelque route ensoleillée, une acropole grecque, et sa ville parfaite comme une fleur, reliée à sa colline comme le calice1 à sa tige, je sentais que cette plante incomparable était limitée par sa perfection même, accomplie sur un point de l’espace et dans un segment du temps. Sa seule chance d’expansion, comme celle des plantes, était sa graine : la semence d’idées dont la Grèce a fécondé le monde. Mais Rome plus lourde, plus informe, plus vaguement étalée dans sa plaine au bord de son fleuve, s’organisait vers des développements plus vastes : la cité est devenue l’État. J’aurais voulu que l’État s’élargît encore, devînt ordre du monde, ordre des choses. Des vertus qui suffisaient pour la petite ville des sept collines2 auraient à s’accomplir, à se diversifier, pour convenir à toute la terre. Rome, que j’osai le premier qualifier d’éternelle, s’assimilerait de plus en plus aux déesses-mères des cultes d’Asie : progénitrice3 des jeunes hommes et des moissons, serrant contre son sein des lions et des ruches d’abeilles. Mais toute création humaine qui prétend à l’éternité doit s’adapter au rythme changeant des grands objets naturels, s’accorder au temps des astres.


Notes

1 Calice : enveloppe la plus extérieure de la fleur.
2 Ville des sept collines : surnom de la ville de Rome.
3 Progénitrice : qui a donné naissance à.

Aurélien Bellanger, Le Grand Paris, 2017

Alexandre Belgrand, le narrateur du roman, est conseiller en urbanisme auprès du Président de la République. Originaire de banlieue parisienne, il garde un attachement particulier à cet espace.

Les gens ont peur de quitter les autoroutes en banlieue parisienne.
J’avais rendez-vous à Rueil, invité par le groupe Taulpin à l’inauguration de la trémie1 nord du tunnel de l’A86, le second périphérique de Paris, dont cet ouvrage d’art, qui relierait Vélizy et Versailles à ma boucle natale, marquerait la clôture définitive après quarante ans de travaux. Le tunnel de la Défense était exceptionnellement fermé, j’avais dû contourner l’archipel moderniste, et je m’étais perdu dans ce paysage que je croyais familier. La chose avait pourtant bien commencé, l’itinéraire fléché préconisant de prendre la voie circulaire qui permettait de contourner la dalle et qui passait au pied des tours en verre. Le paysage avait la fluidité surréelle du décor d’un vieux jeu vidéo où les seules saccades auraient été provoquées par le remplacement continuel des tours par d’autres tours dans un monde au rendu parfait et à la cinématique impeccable2. Mais il m’avait fallu très vite quitter cet état proche de l’hypnose et m’éloigner de la cité de cristal pour m’engager dans Nanterre.
Le trajet m’avait alors paru devoir durer une éternité, une éternité de motifs chaotiques, d’immeubles trop petits, de rues étroites et de sens uniquement arbitraires. L’urbanisme parisien s’était brisé ici, sans autre raison apparente que l’éloignement des quartiers centraux, la ville s’était ensablée, sans idéal ni vision, ne laissant émerger d’elle-même que des formes disparates, asymétriques ou inachevées. Les rares bâtiments qui respectaient encore les gabarits haussmanniens3, de plus en plus isolés, acquéraient là des propriétés spectrales4 – la ville, malgré leurs débords5 encourageants et crénelés, n’avait pas pris ici. Tout était resté étalé, cassé et approximatif, aux alentours immédiats de l’exacte Défense6.
Le paysage évoquait une sorte d’apocalypse accidentelle et prolongée, quelque chose d’inexplicablement malsain, moins un cauchemar, en réalité, qu’un rêve répétitif dont l’horreur tiendrait à son absence de fin identifiable – la ville était dorénavant perdue et le monde moderne commençait à basculer dans un néant aléatoire.
Je suivais sans réfléchir les panneaux jaunes de la déviation, abandonnant toute tentative de compréhension plus globale.


Notes

1 Trémie : voie d’accès à un tunnel.
2 À la cinématique impeccable : au mouvement impeccable.
3 Qui respectaient encore les gabarits haussmanniens : qui respectaient encore le modèle des immeubles parisiens de la fin du XIXe siècle.
4 Des propriétés spectrales : des caractéristiques fantomatiques.
5 Débords : ici, pierres de façade prévues pour accueillir un immeuble mitoyen.
6 Rueil, Vélizy, Versailles, Nanterre et La Défense sont des villes ou des quartiers de la banlieue ouest de Paris.

Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Quel regard les personnages portent-ils sur la ville ?

Proposition de corrigé
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

La ville, lieu de concentration humaine, d’intense activité et d’exercice du pouvoir pour la capitale, a souvent inspiré les romanciers. Les textes proposés vont du XIXe au XXIe siècle, intense période de production romanesque. Zola, dans La Curée, et Aurélien Bellanger, dans Le Grand Paris, s’intéressent à la capitale de la France. Georges Simenon place l’intrigue de son Chien jaune dans le petit port breton de Concarneau, tandis que Marguerite Yourcenar décrit la Rome impériale dans les Mémoires d’Hadrien. Ces extraits nous livrent les réactions et réflexions des personnages qui considèrent la ville offerte à leurs yeux.

La vieille ville de Concarneau est un lieu clos qui attise la curiosité et la bestialité des spectateurs. Elle se présente alors comme une arène où s’exprime la lâcheté des habitants qui s’acharnent sur une pauvre bête. Maigret découvre quelques meneurs actifs et surtout la promiscuité de nombreux spectateurs qui se délectent depuis chez eux de cette cruauté gratuite.

Les autres textes s’intéressent peu aux habitants pour se focaliser sur les habitations et l’urbanisation anarchique des capitales. Hadrien contemple, avec une pointe de nostalgie mais surtout avec fierté,  l’expansion de Rome hors de ses murs. Il regrette que sa capitale n’ait pas eu la perfection des acropoles grecques amarrées à leur colline et qu’elle ait perdu ses « vertus » initiales. Il se console en considérant la croissance urbaine autorisée par la plaine du Tibre. Il se félicite d’avoir contribué à l’acculturation des religions orientales qui ont permis à Rome de s’élargir aux dimensions de son empire et de rester fidèle à son destin de ville « éternelle ».

Saccard, sous l’influence de l’alcool, permet à sa convoitise animale profonde de faire surface. Il ne voit dans Paris qu’une « mer vivante et pullulante ». Comme Hadrien il est fasciné par son expansion anarchique. Mais à la différence de l’empereur romain, il jouit moins en esthète et philosophe politique qu’en spéculateur immobilier avide désireux, sans regret des blessures infligées par les constructeurs, de profiter des aménagements ordonnés prévus par le baron Haussmann.

Alexandre Belgrand, quant à lui, déplore les ravages « apocalyptiques » d’une croissance désordonnée menée sans projet d’ensemble comme du temps d’Haussmann ou des réalisateurs de la Défense. Abandonnées à elles-mêmes, les Villes tentaculaires, selon le titre de Verhaeren, sont vouées à un anéantissement « aléatoire ».

Les enjeux soulignés par les différents textes sont bien ceux du sens de la politique urbanistique et de ses conséquences sur le comportement humain. Sans projet clairement identifié, la croissance des villes ramène l’homme vers une organisation animale, loin de la « perfection » du modèle antique grec.

Voir aussi :