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Bac français 2018 – Sujets Amérique du Nord

Sujets du bac de français 2018

Centres étrangers : Amérique du Nord

Séries S et ES

Objet d’étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Corpus :

  • Texte A : Émile Zola, La Curée, 1871
  • Texte B : Georges Simenon, Le Chien jaune, 1931
  • Texte C : Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951
  • Texte D : Aurélien Bellanger, Le Grand Paris, 2017

Émile Zola, La Curée1, 1871

Aristide Rougon, dit Saccard, est un homme sans scrupules qui évolue dans un Paris en pleine transformation. Il a l’intention de profiter des grands travaux initiés par le baron Haussmann, préfet de la Seine, pour faire fortune.

Émile Zola Leur table était placée devant une des fenêtres. Ce spectacle des toits de Paris égaya Saccard. Au dessert, il fit apporter une bouteille de bourgogne. Il souriait à l’espace, il était d’une galanterie inusitée. Et ses regards, amoureusement, redescendaient toujours sur cette mer vivante et pullulante, d’où sortait la voix profonde des foules. On était à l’automne ; la ville, sous le grand ciel pâle, s’alanguissait2, d’un gris doux et tendre, piqué çà et là de verdures sombres, qui ressemblaient à de larges feuilles de nénuphars nageant sur un lac ; le soleil se couchait dans un nuage rouge, et tandis que les fonds s’emplissaient d’une brume légère, une poussière d’or, une rosée d’or tombait sur la rive droite de la ville, du côté de la Madeleine et des Tuileries. C’était comme le coin enchanté d’une cité des Mille et une Nuits, aux arbres d’émeraude, aux toits de saphir, aux girouettes de rubis. Il vint un moment où le rayon qui glissait entre deux nuages, fut si resplendissant, que les maisons semblèrent flamber et se fondre comme un lingot d’or dans un creuset3.
« Oh ! vois, dit Saccard, avec un rire d’enfant, il pleut des pièces de vingt francs dans Paris ! »
Angèle se mit à rire à son tour, en accusant ces pièces-là de n’être pas faciles à ramasser. Mais son mari s’était levé, et s’accoudant sur la rampe de la fenêtre :
« C’est la colonne Vendôme, n’est-ce pas, qui brille là-bas ?… Ici, plus à droite, voilà la Madeleine… Un beau quartier, où il y a beaucoup à faire… Ah ! cette fois, tout va brûler ! Vois-tu ?… On dirait que le quartier bout dans l’alambic4 de quelque chimiste. »
Sa voix devenait grave et émue. La comparaison qu’il avait trouvée parut le frapper beaucoup. Il avait bu du bourgogne, il s’oublia, il continua, étendant le bras pour montrer Paris à Angèle qui s’était également accoudée, à son côté :
« Oui, oui, j’ai bien dit, plus d’un quartier va fondre, et il restera de l’or aux doigts des gens qui chaufferont et remueront la cuve. Ce grand innocent de Paris ! vois donc comme il est immense et comme il s’endort doucement ! C’est bête, ces grandes villes ! Il ne se doute guère de l’armée de pioches qui l’attaquera un de ces beaux matins, et certains hôtels de la rue d’Anjou ne reluiraient pas si fort sous le soleil couchant, s’ils savaient qu’ils n’ont plus que trois ou quatre ans à vivre. »
Angèle croyait que son mari plaisantait. Il avait parfois le goût de la plaisanterie colossale et inquiétante. Elle riait, mais avec un vague effroi, de voir ce petit homme se dresser au-dessus du géant couché à ses pieds, et lui montrer le poing, en pinçant ironiquement les lèvres.
« On a déjà commencé, continua-t-il. Mais ce n’est qu’une misère. Regarde là-bas, du côté des Halles, on a coupé Paris en quatre… »
Et de sa main étendue, ouverte et tranchante comme un coutelas, il fit signe de séparer la ville en quatre parts.
« Tu veux parler de la rue de Rivoli et du nouveau boulevard que l’on perce ? demanda sa femme.
– Oui, la grande croisée de Paris, comme ils disent. Ils dégagent le Louvre et l’Hôtel de Ville. »


Notes

1 Curée : lutte avide en vue d’obtenir quelque chose.
2 S’alanguissait : s’adoucissait.
3 Creuset : petit récipient en métal servant à fondre certaines substances.
4 Alambic : appareil de chimie servant notamment à distiller l’alcool.

Georges Simenon, Le Chien jaune, 1931

Un meurtre est commis dans le port breton de Concarneau. Sur la scène du crime rôde un mystérieux chien aux poils jaunes. Le commissaire Maigret est appelé sur les lieux pour mener l’enquête.

Maigret traversa le pont-levis, franchit la ligne des remparts, s’engagea dans une rue irrégulière et mal éclairée. Ce que les Concarnois1 appellent la ville close, c’est-à-dire le vieux quartier encore entouré de ses murailles, est une des parties les plus populeuses2 de la cité.
Et pourtant, alors que le commissaire avançait, il pénétrait dans une zone de silence de plus en plus équivoque. Le silence d’une foule qu’hypnotise un spectacle et qui frémit, qui a peur ou qui s’impatiente.
Quelques voix isolées d’adolescents décidés à crâner.
Un tournant encore et le commissaire découvrit la scène : la ruelle étroite, avec des gens à toutes les fenêtres ; des chambres éclairées au pétrole3 ; des lits entrevus ; un groupe barrant le passage, et, au-delà de ce groupe, un grand vide d’où montait un râle4.
Maigret écarta les spectateurs, des jeunes gens pour la plupart, surpris de son arrivée. Deux d’entre eux étaient encore occupés à jeter des pierres dans la direction du chien. Leurs compagnons voulurent arrêter leur geste. On entendit, ou plutôt on devina :
– Attention !…
Et un des lanceurs de pierres rougit jusqu’aux oreilles tandis que Maigret le poussait vers la gauche, s’avançait vers l’animal blessé. Le silence, déjà, était d’une autre qualité. Il était évident que quelques instants plus tôt une ivresse malsaine animait les spectateurs, hormis une vieille qui criait de sa fenêtre :
– C’est honteux !… Vous devriez leur dresser procès-verbal, commissaire !… Ils sont tous à s’acharner sur cette pauvre bête… Et je sais bien pourquoi, moi !…
Parce qu’ils en ont peur.
Le cordonnier qui avait tiré rentra, gêné, dans sa boutique. Maigret se baissa pour caresser la tête du chien qui lui lança un regard étonné, pas encore reconnaissant. L’inspecteur Leroy sortait du café d’où il avait téléphoné. Des gens s’éloignaient à regret.
– Qu’on amène une charrette à bras5
Les fenêtres se fermaient les unes après les autres, mais on devinait des ombres curieuses derrière les rideaux.


Notes

1 Concarnois : habitant de la ville de Concarneau.
2 Populeuses : très peuplées (généralement utilisé en un sens péjoratif).
3 Au pétrole : avec des lampes à pétrole.
4 Râle : gémissement émis à l’approche de la mort.
5 Charrette à bras : petit chariot tracté par un homme.

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, 1951

Dans les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar donne la parole au personnage historique d’Hadrien, empereur de Rome au IIe siècle, en rédigeant les mémoires fictifs qu’il aurait pu écrire. Sous le règne d’Hadrien, l’Empire romain était à son apogée, grâce aux nombreuses conquêtes qui avaient étendu son territoire.

Rome n’est plus dans Rome : elle doit périr, ou s’égaler désormais à la moitié du monde. Ces toits, ces terrasses, ces îlots de maison que le soleil couchant dore d’un si beau rose ne sont plus, comme au temps de nos rois, craintivement entourés de remparts ; j’ai reconstruit moi-même une bonne partie de ceux-ci le long des forêts germaniques et sur les landes bretonnes. Chaque fois que j’ai regardé de loin, au détour de quelque route ensoleillée, une acropole grecque, et sa ville parfaite comme une fleur, reliée à sa colline comme le calice1 à sa tige, je sentais que cette plante incomparable était limitée par sa perfection même, accomplie sur un point de l’espace et dans un segment du temps. Sa seule chance d’expansion, comme celle des plantes, était sa graine : la semence d’idées dont la Grèce a fécondé le monde. Mais Rome plus lourde, plus informe, plus vaguement étalée dans sa plaine au bord de son fleuve, s’organisait vers des développements plus vastes : la cité est devenue l’État. J’aurais voulu que l’État s’élargît encore, devînt ordre du monde, ordre des choses. Des vertus qui suffisaient pour la petite ville des sept collines2 auraient à s’accomplir, à se diversifier, pour convenir à toute la terre. Rome, que j’osai le premier qualifier d’éternelle, s’assimilerait de plus en plus aux déesses-mères des cultes d’Asie : progénitrice3 des jeunes hommes et des moissons, serrant contre son sein des lions et des ruches d’abeilles. Mais toute création humaine qui prétend à l’éternité doit s’adapter au rythme changeant des grands objets naturels, s’accorder au temps des astres.


Notes

1 Calice : enveloppe la plus extérieure de la fleur.
2 Ville des sept collines : surnom de la ville de Rome.
3 Progénitrice : qui a donné naissance à.

Aurélien Bellanger, Le Grand Paris, 2017

Alexandre Belgrand, le narrateur du roman, est conseiller en urbanisme auprès du Président de la République. Originaire de banlieue parisienne, il garde un attachement particulier à cet espace.

Les gens ont peur de quitter les autoroutes en banlieue parisienne.
J’avais rendez-vous à Rueil, invité par le groupe Taulpin à l’inauguration de la trémie1 nord du tunnel de l’A86, le second périphérique de Paris, dont cet ouvrage d’art, qui relierait Vélizy et Versailles à ma boucle natale, marquerait la clôture définitive après quarante ans de travaux. Le tunnel de la Défense était exceptionnellement fermé, j’avais dû contourner l’archipel moderniste, et je m’étais perdu dans ce paysage que je croyais familier. La chose avait pourtant bien commencé, l’itinéraire fléché préconisant de prendre la voie circulaire qui permettait de contourner la dalle et qui passait au pied des tours en verre. Le paysage avait la fluidité surréelle du décor d’un vieux jeu vidéo où les seules saccades auraient été provoquées par le remplacement continuel des tours par d’autres tours dans un monde au rendu parfait et à la cinématique impeccable2. Mais il m’avait fallu très vite quitter cet état proche de l’hypnose et m’éloigner de la cité de cristal pour m’engager dans Nanterre.
Le trajet m’avait alors paru devoir durer une éternité, une éternité de motifs chaotiques, d’immeubles trop petits, de rues étroites et de sens uniquement arbitraires. L’urbanisme parisien s’était brisé ici, sans autre raison apparente que l’éloignement des quartiers centraux, la ville s’était ensablée, sans idéal ni vision, ne laissant émerger d’elle-même que des formes disparates, asymétriques ou inachevées. Les rares bâtiments qui respectaient encore les gabarits haussmanniens3, de plus en plus isolés, acquéraient là des propriétés spectrales4 – la ville, malgré leurs débords5 encourageants et crénelés, n’avait pas pris ici. Tout était resté étalé, cassé et approximatif, aux alentours immédiats de l’exacte Défense6.
Le paysage évoquait une sorte d’apocalypse accidentelle et prolongée, quelque chose d’inexplicablement malsain, moins un cauchemar, en réalité, qu’un rêve répétitif dont l’horreur tiendrait à son absence de fin identifiable – la ville était dorénavant perdue et le monde moderne commençait à basculer dans un néant aléatoire.
Je suivais sans réfléchir les panneaux jaunes de la déviation, abandonnant toute tentative de compréhension plus globale.


Notes

1 Trémie : voie d’accès à un tunnel.
2 À la cinématique impeccable : au mouvement impeccable.
3 Qui respectaient encore les gabarits haussmanniens : qui respectaient encore le modèle des immeubles parisiens de la fin du XIXe siècle.
4 Des propriétés spectrales : des caractéristiques fantomatiques.
5 Débords : ici, pierres de façade prévues pour accueillir un immeuble mitoyen.
6 Rueil, Vélizy, Versailles, Nanterre et La Défense sont des villes ou des quartiers de la banlieue ouest de Paris.

Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Quel regard les personnages portent-ils sur la ville ?

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Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire

Vous proposerez un commentaire du texte d’Émile Zola (texte A).

Dissertation

Dans un roman, les personnages ambitieux sont-ils les plus intéressants ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur les œuvres que vous avez étudiées en classe et sur vos lectures personnelles.

Lire le corrigé

Écriture d’invention

Après la scène du texte B, le commissaire Maigret livre à l’inspecteur Leroy son opinion sur la ville : elle engendre nécessairement malheurs et drames. Le jeune Leroy perçoit, au contraire, les atouts que la ville peut apporter à l’homme. Imaginez et rédigez le dialogue qui oppose les deux hommes.

Série L

Objet d’étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Corpus :

  • Texte A : Samuel Beckett, Molloy (1951)
  • Texte B : Alain Robbe-Grillet, Les Gommes (1953)
  • Texte C : Laurent Mauvignier, Seuls (2004)
  • Annexe : Francis Bacon, Trois études pour un portrait de George Dyer, triptyque, huile sur toile, 89,5 x 90 cm chacun, collection privée (1963)

Samuel Beckett, Molloy (1951)

Il s’agit de l’incipit du roman.

Samuel Beckett Je suis dans la chambre de ma mère. C’est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j’y suis arrivé. Dans une ambulance peut-être, un véhicule quelconque certainement. On m’a aidé. Seul je ne serais pas arrivé. Cet homme qui vient chaque semaine, c’est grâce à lui peut-être que je suis ici. Il dit que non. Il me donne un peu d’argent et enlève les feuilles. Tant de feuilles, tant d’argent. Oui, je travaille maintenant, un peu comme autrefois, seulement je ne sais plus travailler. Cela n’a pas d’importance, paraît-il. Moi je voudrais maintenant parler des choses qui me restent, faire mes adieux, finir de mourir. Ils ne veulent pas. Oui, ils sont plusieurs, paraît-il. Mais c’est toujours le même qui vient. Vous ferez ça plus tard, dit-il. Bon. Je n’ai plus beaucoup de volonté, voyez-vous. Quand il vient chercher les nouvelles feuilles il rapporte celles de la semaine précédente. Elles sont marquées de signes que je ne comprends pas. D’ailleurs je ne les relis pas. Quand je n’ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. Cependant je ne travaille pas pour l’argent. Pour quoi alors ? Je ne sais pas. Je ne sais pas grand’chose, franchement. La mort de ma mère, par exemple. Était-elle déjà morte à mon arrivée ? Ou n’est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l’a-t-on pas enterrée encore. Quoi qu’il en soit, c’est moi qui ai sa chambre. Je couche dans son lit. Je fais dans son vase. J’ai pris sa place. Je dois lui ressembler de plus en plus. Il ne me manque plus qu’un fils. J’en ai un quelque part peut-être. Mais je ne crois pas. Il serait vieux maintenant, presque autant que moi. C’était une petite boniche. Ce n’était pas le vrai amour. Le vrai amour était dans une autre. Vous allez voir. Voilà que j’ai encore oublié son nom. Il me semble quelquefois que j’ai même connu mon fils, que je me suis occupé de lui. Puis je me dis que c’est impossible. Il est impossible que j’aie pu m’occuper de quelqu’un. J’ai oublié l’orthographe aussi, et la moitié des mots. Cela n’a pas d’importance, paraît-il. Je veux bien. C’est un drôle de type, celui qui vient me voir. C’est tous les dimanches qu’il vient, paraît-il. Il n’est pas libre les autres jours. Il a toujours soif. C’est lui qui m’a dit que j’avais mal commencé, qu’il fallait commencer autrement. Moi je veux bien. J’avais commencé au commencement, figurez-vous, comme un vieux con. Voici mon commencement à moi. Ils vont quand même le garder, si j’ai bien compris. Je me suis donné du mal. Le voici. Il m’a donné beaucoup de mal. C’était le commencement, vous comprenez. Tandis que c’est presque la fin, à présent. C’est mieux, ce que je fais à présent ? Je ne sais pas. La question n’est pas là. Voici mon commencement à moi. Ça doit signifier quelque chose, puisqu’ils le gardent. Le voici.

Alain Robbe-Grillet, Les Gommes (1953)

Il s’agit de l’incipit du roman.

Dans la pénombre de la salle de café le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d’eau gazeuse ; il est six heures du matin.

Il n’a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu’il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines ; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchon, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trentetrois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde à sa place exacte.

Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.

Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d’être déverrouillée, l’unique personnage présent en scène n’a pas encore recouvré son existence propre. II est l’heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.

Quand tout est prêt, la lumière s’allume…

Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessus du bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique1 et gras dans son aquarium.

De l’autre côté, derrière la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C’est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre ; elle n’a plus qu’à disparaître. Dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme ; et au-delà, de plus en plus hésitante, la kyrielle2 indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron… Le Patron, nébuleuse3 triste, noyé dans son halo.


Notes

1 Hépatique : qui souffre du foie.
2 Kyrielle : suite interminable.
3 Nébuleuse : forme indécise et confuse.

Laurent Mauvignier, Seuls (2004)

Il s’agit de l’incipit du roman.

Il a voulu les villes pour réapprendre à vivre. Il a voulu les routes et d’autres aventures que celles où il dormait, comme au retour de la mer il somnolait parfois, sur les sièges en moleskine bleue des bus, avec un livre sur les genoux prêt à tomber. Il a voulu les villes et puis avoir du temps. Et ranger dans un coin de sa tête tout ce qui, pour n’être pas de lui, lui semblait étranger et venir de si loin que son regard devenait flou pour se pencher dessus. Les mots, les gestes, les attentions des autres qui peuplaient les nuits d’insomnie. Il voulait se reprendre et ne se laisser bercer que par cette vie qui s’agitait dans ses veines : parcourir des rues et des villes, d’autres regards, d’autres attentes.

Il a voulu tout ça et d’autres choses encore, qu’il savait seulement pressentir, têtu, s’accrochant à l’idée qu’il y a trop de risque et le vertige si fort que ça fait de ne pas bouger, de rester sur son canapé-lit toute la journée, devant la fenêtre de la chambre, à regarder en contrebas la fin du marché, les étalages vides et les cageots dégoulinants de légumes pourris, de fruits, avec quelques passants encore pour y traîner le regard, les chiens qui reniflent, les jets d’eau des camionnettes pour nettoyer les restes dans le vacarme du moteur, de l’eau qui racle le sol et des derniers bruits de fer des étals qu’on démonte, qu’on range dans les camions sous les cris et les rires des marchands. Leurs habitudes et lui, son habitude, pareillement, de ne pas sortir encore de sa chambre. D’attendre de vouloir, de croire qu’il y a mieux à faire dehors qu’à rester dans la chambre de l’appartement, à l’ombre tranquille et sage, tellement sage encore, de son propre besoin de marcher.

Il n’aimait pas son visage ni sa petite taille, ses cheveux et les épis qui déformaient la tête dans le miroir, tous les jours, avec l’obligation de les couvrir de gel pour les rabattre derrière les oreilles. Il n’aimait pas sa voix. Il n’aimait pas ses lunettes aux contours épais ni le menton qu’il avait, qu’il trouvait trop petit sous le sourire qu’il tenait fermé, histoire de cacher les dents jaunes et mal placées – on aurait dit une bataille avec des lances dans tous les coins, qui volent et vont chahuter l’espace. Alors il ne disait rien et trouvait normal que Pauline n’ait pas songé à être amoureuse de lui.

Il ne disait rien non plus, à cette époque, des trains de banlieue qu’en deux équipes ils aspergeaient d’eau à grands seaux, et qu’ils rinçaient en cadence sous les éclats de voix et de langues que lui ne connaissait pas, qui jaillissaient des moustaches d’un vieux Turc, des sourires craqués de soleil et des bouches édentées de Marocains, avec les chants du petit vieux qui travaillait au côté des femmes, à l’intérieur des wagons. Les rires, la bonne compagnie des femmes tranchaient avec l’acharnement des hommes à ployer sous les ordres d’un chef qui hurlait au loup pour n’importe quoi, une saleté oubliée sur la vitre, un journal pas ramassé – et sur les banquettes, des chewing-gums collant aux doigts, avec le dégoût que ça lui donnait, à lui qui ne pouvait parler à cause de la barrière de la langue, quelle langue, dur de parler, pour lui, de quoi, de qui, du bus, de la chambre, de Pauline ou, pourquoi pas, par temps d’averse, quand il ne restait qu’à attendre que le ciel ait fini de crever son abcès de pluie et que le calme vienne le libérer des autres, dire quelques fois, à voix basse, deux ou trois mots sur sa mère.

Francis Bacon, Trois études pour un portrait de George Dyer, triptyque, huile sur toile, 89,5 x 90 cm chacun, collection privée (1963)

Trois études pour un portrait de George Dyer

Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

En quoi les trois textes du corpus introduisent-ils de façon surprenante leurs personnages ?

Lire le corrigé

Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire

Vous ferez le commentaire des lignes 9 à 39 du texte de Laurent Mauvignier (document C).

Dissertation

Ces trois ouvertures de roman nous confrontent à un univers et à des personnages déroutants. Ce type d’univers et de personnages présente-t-il, selon vous, des attraits pour un lecteur ? Vous appuierez votre développement sur les documents du corpus, sur ceux que vous avez étudiés en classe ainsi que sur vos références personnelles. Vous pourrez étendre votre réflexion à d’autres genres littéraires que le roman et à d’autres arts.

Écriture d’invention

On s’apprête à consacrer une exposition au peintre Francis Bacon. Le galeriste, choqué par le tableau Trois études pour un portrait de George Dyer (annexe), reproche au peintre de ne même plus reconnaître le modèle du tableau. Dans une lettre, le peintre lui explique précisément par quels moyens et dans quels buts il a délibérément voulu rompre avec les codes traditionnels de la représentation. Il pourra éventuellement comparer son travail avec celui du romancier moderne et de ses personnages.
Vous rédigerez cette lettre qui comprendra une cinquantaine de lignes au minimum.
Vous ne signerez pas la lettre.

Voir aussi :