Sujets du bac de français 2018 (Pondichéry)
Séries S et ES
Objet d’étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours.
Corpus :
- Texte A : Paul Scarron, Le Roman comique, 1651
- Texte B : Gustave Flaubert, Madame Bovary, troisième partie, chapitre 5, 1857
- Texte C : André Gide, Les Caves du Vatican, livre IV, 1914
- Texte D : Philippe Besson, Les Passants de Lisbonne, 2016
Paul Scarron, Le Roman comique, 1651
Une troupe de théâtre ambulante s’arrête dans un hôtel où Le Destin, l’un des comédiens, est invité par Madame Bouvillon à dîner dans sa chambre.
On desservit quand Le Destin cessa de manger, madame Bouvillon le fit asseoir auprès d’elle sur le pied d’un lit et sa servante, qui laissa sortir celles1 de l’hôtellerie les premières, en sortant de la chambre tira la porte après elle. La Bouvillon, qui crut peut-être que Le Destin y avait pris garde, lui dit : « Voyez un peu cette étourdie qui a fermé la porte sur nous ! – Je l’irai ouvrir, s’il vous plaît, lui répondit Le Destin. – Je ne dis pas cela, répondit la Bouvillon en l’arrêtant, mais vous savez bien que deux personnes seules enfermées ensemble, comme ils peuvent faire ce qu’il leur plaira, on en peut aussi croire ce que l’on voudra. – Ce n’est pas des personnes qui vous ressemblent que l’on fait des jugements téméraires, lui repartit Le Destin. – Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon, mais on ne peut avoir trop de précaution contre la médisance. – Il faut qu’elle ait quelque fondement, lui repartit2 Le Destin ; et pour ce qui est de vous et de moi, l’on sait bien le peu de proportion qu’il y a entre un pauvre comédien et une femme de votre condition. Vous plaît-il donc, continua-t-il, que j’aille ouvrir la porte ? – Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon en l’allant fermer au verrou ; car, ajouta-t-elle, peut-être qu’on ne prendra pas garde si elle est fermée ou non ; et, fermée pour fermée, il vaut mieux qu’elle ne se puisse ouvrir que de notre consentement. » L’ayant fait comme elle l’avait dit, elle approcha du Destin son gros visage fort enflammé et ses petits yeux fort étincelants, et lui donna bien à penser de quelle façon il se tirerait à son honneur de la bataille que vraisemblablement elle lui allait présenter. La grosse sensuelle ôta son mouchoir de col3 et étala aux yeux du Destin, qui n’y prenait pas grand plaisir, dix livres4 de tétons pour le moins, c’est à dire la troisième partie de son sein, le reste étant distribué à poids égal sous ses deux aisselles. Sa mauvaise intention la faisant rougir (car elles rougissent aussi, les dévergondées), sa gorge n’avait pas moins de rouge que son visage et l’un et l’autre ensemble auraient été pris de loin pour un tapabor d’écarlate5. Le Destin rougissait aussi, mais de pudeur, au lieu que la Bouvillon, qui n’en avait plus, rougissait je vous laisse à penser de quoi. Elle s’écria qu’elle avait quelque petite bête dans le dos et, se remuant en son harnais6, comme quand on y sent quelque démangeaison, elle pria Le Destin d’y fourrer la main. Le pauvre garçon le fit en tremblant et cependant la Bouvillon, lui tâtant les flancs au défaut du pourpoint7, lui demanda s’il n’était point chatouilleux. Il fallait combattre ou se rendre, quand Ragotin se fit ouïr de l’autre côté de la porte.
Notes
1 Celles : les autres servantes.
2 Repartit : répondit.
3 Mouchoir de col : morceau d’étoffe dont les femmes se couvrent le cou.
4 Livres : mesure de poids.
5 Tapabor d’écarlate : bonnet, ici de couleur rouge, dont on peut rabattre les bords sur les épaules.
6 Harnais : bustier rigide.
7 Au défaut du pourpoint : là où s’arrête, au niveau de la taille, la veste courte du Destin.
Gustave Flaubert, Madame Bovary, troisième partie, chapitre 5, 1857
Emma Bovary, épouse d’un médecin de campagne, retrouve tous les jeudis son amant Léon à Rouen.
Léon, sur le trottoir, continuait à marcher. Elle le suivait jusqu’à l’hôtel ; il montait, il ouvrait la porte, il entrait… Quelle étreinte !
Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. On se racontait les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres ; mais à présent tout s’oubliait, et ils se regardaient face à face, avec des rires de volupté et des appellations de tendresse.
Le lit était un grand lit d’acajou en forme de nacelle1. Les rideaux de levantine2 rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le chevet évasé ; – et rien au monde n’était beau comme sa tête brune et sa peau blanche se détachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains.
Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements folâtres et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour les intimités de la passion. Les bâtons se terminant en flèche, les patères3 de cuivre et les grosses boules de chenets4 reluisaient tout à coup, si le soleil entrait. Il y avait sur la cheminée, entre les candélabres5, deux de ces grandes coquilles roses où l’on entend le bruit de la mer quand on les applique à son oreille.
Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgré sa splendeur un peu fanée ! Ils retrouvaient toujours les meubles à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu’elle avait oubliées, l’autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon incrusté de palissandre6. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son assiette en débitant toutes sortes de chatteries ; et elle riait d’un rire sonore et libertin quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus en la possession d’eux-mêmes, qu’ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant y vivre jusqu’à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient notre chambre, notre tapis, nos fauteuils, même elle disait mes pantoufles, un cadeau de Léon, une fantaisie qu’elle avait eue. C’étaient des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle s’asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l’air ; et la mignarde chaussure, qui n’avait pas de quartier7, tenait seulement par les orteils à son pied nu.Notes
1 En forme de nacelle : en forme de barque.
2 Levantine : étoffe de soie.
3 Patères : crochets muraux.
4 Chenets : supports métalliques pour surélever les bûches dans le foyer d’une cheminée.
5 Candélabres : grands chandeliers.
6 Guéridon incrusté de palissandre : petite table en bois exotique.
7 Quartier : partie de la chaussure qui couvre le talon.
André Gide, Les Caves du Vatican, livre IV, 1914
Amédée Fleurissoire, qui n’a encore jamais voyagé, arrive à Gênes, en Italie.
Devant la gare de Gênes stationnaient les omnibus des principaux hôtels ; il alla droit à l’un des plus cossus1, sans se laisser intimider par la morgue2 du laquais qui s’empara de sa piteuse valise ; mais Amédée ne s’en voulait point séparer ; il refusa de la laisser poser sur le dessus de la voiture, exigea qu’on la mît, là, près de lui, sur le coussin de la banquette. Dans le vestibule de l’hôtel le portier en parlant français le mit à l’aise ; alors il se lança et, non content de demander « une très bonne chambre », s’enquit des prix de celles qu’on lui proposait, résolu, au-dessous de douze francs, à ne rien trouver à sa convenance.
La chambre de dix-sept francs pour laquelle il se décida, après en avoir visité plusieurs, était vaste, propre, élégante sans excès ; le lit avançait dans la pièce, un lit de cuivre, net, assurément inhabité, à qui le pyrèthre3 eût fait injure. Dans une sorte d’armoire énorme, la toilette4 était dissimulée. Deux larges fenêtres ouvraient sur un jardin ; Amédée, penché vers la nuit, contempla d’indistincts et sombres feuillages, longuement, laissant l’air tiède lentement calmer sa fièvre et le persuader au sommeil. Au-dessus du lit, un voile de tulle retombait en brouillard exactement de trois côtés ; de petits cordonnets, semblables aux ris d’une voile, le relevaient par-devant dans une courbe gracieuse. Fleurissoire reconnut là ce qu’on appelle : moustiquaire – dont il avait toujours dédaigné d’user.
Après s’être lavé, il s’étendit avec délices dans les draps frais. Il laissait la fenêtre ouverte ; non toute grande assurément, par crainte du rhume et de l’ophtalmie, mais un des battants rabattu de manière que ne lui parvinssent pas directement les effluves ; fit ses comptes et ses prières, puis éteignit. (L’éclairage était électrique, qu’on arrêtait en chavirant la chevillette d’un interrupteur de courant.)Fleurissoire allait s’endormir lorsqu’un mince chantonnement vint lui remémorer cette précaution, qu’il n’avait point prise, de n’ouvrir la fenêtre qu’après avoir éteint ; car la lumière attire les moustiques. Il lui souvint aussi d’avoir lu quelque part des remerciements au bon Dieu pour avoir doué l’insecte volatile d’une petite musique particulière, propre à avertir le dormeur à l’instant qu’il allait être piqué. Puis, il fit retomber tout autour de lui la mousseline infranchissable. « Combien cela ne vaut-il pas mieux, après tout, pensait-il en s’assoupissant, que ces petits cônes en feutre d’herbe sèche, que, sous le nom baroque de fidibus, débite5 le père Blafaphas ; on les allume sur une soucoupe de métal ; ils se consument en répandant une grande abondance de fumée narcotique ; mais devant que6 d’engourdir les moustiques, ils asphyxient à demi le dormeur. Fidibus ! quel drôle de nom ! Fidibus… » Il s’endormait déjà quand, soudain, à l’aile gauche du nez, une vive piqûre. Il y porta la main ; et tandis qu’il palpait doucement le cuisant soulèvement de sa chair : piqûre au poignet.
Puis, contre son oreille un zézaiement narquois… Horreur ! il avait enfermé l’ennemi dans la place ! Il atteignit la chevillette et rétablit le courant.
Oui ! le moustique était là, posé, tout en haut de la moustiquaire. Un peu presbyte, Amédée le distinguait fort bien, fluet jusqu’à l’absurde, campé sur quatre pieds et portant rejetée en arrière la dernière paire de pattes, longue et comme bouclée ; l’insolent ! Amédée se dressa debout sur son lit. Mais comment écraser l’insecte contre un tissu fuyant, vaporeux ?… N’importe ! il donna du plat de la main, si fort, si vite, qu’il crut avoir crevé la moustiquaire. À coup sûr le moustique y était ; il chercha des yeux le cadavre ; ne vit rien ; mais sentit une nouvelle piqûre au jarret.
Alors, pour protéger du moins le plus possible de sa personne, il rentra dans son lit ; puis resta peut-être un quart d’heure, hébété, n’osant plus éteindre. Puis, tout de même rassuré, ne voyant ni n’entendant plus d’ennemi, éteignit. Et tout de suite la musique recommença.Notes
1 Cossus : luxueux.
2 Morgue : attitude méprisante.
3 Pyrèthre : poudre insecticide.
4 La toilette : le cabinet de toilette.
5 Débite : coupe et vend.
6 Devant que : avant que.
Philippe Besson, Les Passants de Lisbonne, 2016
Hélène et Mathieu, qui ne se connaissaient pas, se sont rencontrés par hasard à Lisbonne, au Portugal, dans le hall d’un hôtel où ils séjournent l’un et l’autre.
Elle a choisi de ne pas quitter sa chambre, a tiré les persiennes1, s’est protégée du dehors, de ses rumeurs, de sa corrosive luminosité. Elle est allongée sur son lit, dans une semi-obscurité, dos bien à plat, jambes scellées, bras repliés sur le ventre, elle a l’air d’une gisante, est-elle autre chose ? Elle demeure ainsi, pendant des heures, sans réellement perdre conscience, sans trouver le sommeil, ni même le repos. Les heures passent, dans cette position de cadavre. Elle serait incapable de mesurer le temps écoulé, elle ne compte pas, chasse une à une les pensées qui l’assaillent pour tenter d’accéder à une sorte de vacuité2, mais ce sont sempiternellement les mêmes obsessions qui reviennent. À un moment, une femme de ménage toque. En l’absence de réponse, celle-ci pousse la porte. Lorsque Hélène, tirée de ses rêveries, l’aperçoit, s’avançant dans la pièce, remarquant sa surprise, elle la congédie, sans ménagement, sans presque un mot, avec un geste d’exaspération. Après coup, elle regrette sa rugosité, mais c’est trop tard. Elle redevient la gisante, la quasi-morte.
Dehors, à coup sûr, c’est encore l’été, le bleu de la ville, tout ce bleu, l’ombre trop rare sous les arcades de la place du Commerce, le pas exténué des touristes, elle s’en moque. Elle accompagne en silence la chute des heures.
Et soudain, sans que rien ne l’ait laissé présager, elle se relève, saisie par une évidence impérieuse, ou une urgence. Elle s’empare du combiné téléphonique et compose le numéro de la chambre de Mathieu. Elle est persuadée qu’il ne va pas répondre. Elle l’imagine vagabondant par les rues, sans but précis, et s’arrêtant aux terrasses des cafés pour manger une glace, lire les journaux français de la veille. Ou bien les pieds nus enfoncés dans le sable, ses pantalons retroussés jusqu’aux genoux, sur une plage non loin de Cacilhas3, et contemplant négligemment de jeunes gens jouant au ballon ou s’ébattant dans les vagues. Ou encore traînant le long du Tage, à proximité du port, pour apercevoir les cargos qui accostent, les voiliers qui croisent au large. Elle se prépare à lui laisser un message, à lui exprimer son souhait de le revoir, s’il en a le temps, s’il en a l’envie. Elle lui proposera un rendez-vous, lui indiquera une heure pour la rappeler, le laissera libre de décliner l’invitation. Elle reposera le combiné, retournera s’étendre dans le silence. Mais il décroche à la première sonnerie. Elle est déroutée, cherche ses mots. Elle était prête à inventer quelques phrases, à raccrocher, et à attendre. Pas à entamer un dialogue.
« Je ne pensais pas que vous seriez là. »
Elle balbutie. Pourtant elle sait parfaitement ce qu’elle veut dire. Elle a besoin de cet homme, besoin de sa présence, besoin de lui parler. Il suffirait de renoncer aux conventions. Il suffirait d’un peu de courage pour le lui avouer. Ou encore de s’abandonner, de cesser ce petit jeu des apparences. Il perçoit son étonnement, sa maladresse.
Il la sauve : « J’espérais que vous appelleriez. »
Il n’a pas quitté sa chambre lui non plus. Il a résisté à l’appel de la ville, s’est contenté de jouer avec la télécommande comme le font les enfants, passant d’une chaîne de télévision à une autre, ne se fixant sur aucune, recevant sans véritablement y prêter attention des bouts de phrases, des exclamations en portugais, en espagnol, en allemand. Il s’est installé au bureau, a extrait du joli classeur en cuir noir des feuilles de papier à en-tête de l’hôtel, s’est essayé à écrire une lettre, a finalement renoncé. Quoi écrire et à qui ?
Notes
1 Persiennes : volets.
2 Vacuité : vide.
3 Cacilhas : petit port situé sur la rive du Tage, fleuve qui borde Lisbonne.
Vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Quels rôles jouent les chambres d’hôtel dans les textes du corpus ?
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous commenterez l’extrait de Gustave Flaubert (texte B).
Dissertation
Dans quelle mesure les lieux dans un roman nous aident-ils à connaître les personnages ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur les œuvres que vous avez étudiées en classe et sur vos lectures personnelles.
Écriture d’invention
Comme un romancier, vous décrirez un personnage dont le portrait passe par la description de la chambre qu’il occupe.
Votre texte comportera au moins une soixantaine de lignes.
Séries technologiques
Objet d’étude : la question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours.
Corpus :
- Texte A : Charles Baudelaire, « L’Homme et la Mer », « Spleen et Idéal », Les Fleurs du mal, 1861.
- Texte B : Émile Zola, La Joie de vivre, chapitre VII (extrait), 1884.
- Texte C : Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (extrait), 2014.
Charles Baudelaire, « L’Homme et la Mer », « Spleen et Idéal », Les Fleurs du mal, 1861.
« L’Homme et la Mer »
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame1
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes,
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables2 !Notes
1 Lame : vague.
2 Implacables : sans pitié.
Émile Zola, La Joie de vivre, chapitre VII (extrait), 1884.
Dans un petit village de Normandie, Lazare, un jeune entrepreneur, a fait édifier des ouvrages de protection contre les menaces de la mer. La scène se passe un jour de grande marée.
Alors, Lazare descendit la côte, et Pauline le suivit malgré le temps affreux. Quand ils débouchèrent au bas de la falaise, ils restèrent saisis du spectacle qui les attendait. La marée, une des grandes marées de septembre, montait avec un fracas épouvantable ; elle n’était pourtant pas annoncée comme devant être dangereuse ; mais la bourrasque, qui soufflait du nord depuis la veille, la gonflait si démesurément, que des montagnes d’eau s’élevaient de l’horizon, et roulaient, et s’écroulaient sur les roches. Au loin, la mer était noire, sous l’ombre des nuages, galopant dans le ciel livide.
« Remonte, dit le jeune homme à sa voisine. Moi, je vais donner un coup d’œil, et je reviens tout de suite. »
Elle ne répondit pas, elle continua de le suivre jusqu’à la plage. Là, les épis1 et une grande estacade1, qu’on avait construite dernièrement, soutenaient un effroyable assaut. Les vagues, de plus en plus grosses, tapaient comme des béliers, l’une après l’autre ; et l’armée en était innombrable, toujours des masses nouvelles se ruaient. De grands dos verdâtres, aux crinières d’écume, moutonnaient à l’infini, se rapprochaient sous une poussée géante ; puis, dans la rage du choc, ces monstres volaient eux-mêmes en poussière d’eau, tombaient en une bouillie blanche, que le flot paraissait boire et remporter. Sous chacun de ces écroulements, les charpentes des épis craquaient. Un déjà avait eu ses jambes de force1 cassées, et la longue poutre centrale, retenue par un bout, branlait2 désespérément, ainsi qu’un tronc mort dont la mitraille aurait coupé les membres. Deux autres résistaient mieux ; mais on les sentait trembler dans leurs scellements, se fatiguer et comme s’amincir, au milieu de l’étreinte mouvante qui semblait vouloir les user pour les rompre.
« Je disais bien, répétait Prouane3, très ivre, adossé à la coque trouée d’une vieille barque, fallait voir ça quand le vent soufflerait d’en haut… Elle s’en moque un peu, de ses allumettes, à ce jeune homme ! »
Des ricanements accueillaient ces paroles. Tout Bonneville était là, les hommes, les femmes, les enfants, très amusés par les claques énormes que recevaient les épis. La mer pouvait écraser leurs masures4, ils l’aimaient d’une admiration peureuse, ils en auraient pris pour eux l’affront, si le premier monsieur venu l’avait domptée avec quatre poutres et deux douzaines de chevilles. Et cela les excitait, les gonflait comme d’un triomphe personnel, de la voir enfin se réveiller et se démuseler en un coup de gueule.
« Attention ! criait Houtelard3, regardez-moi quel atout5. Hein, elle lui a enlevé deux pattes ! »
Ils s’appelaient. Cuche3 comptait les vagues.
« Il en faut trois, vous allez voir… Une, ça le décolle ! deux, c’est balayé ! Ah ! la gueuse, deux lui ont suffi !… Quelle gueuse, tout de même ! »
Et ce mot était une caresse. Des jurons attendris s’élevaient. La marmaille6 dansait, quand un paquet d’eau plus effrayant s’abattait et brisait d’un coup les reins d’un épi.Notes
1 Épis, estacade, jambes de force : éléments qui constituent les ouvrages de protection.
2 Branler : osciller, balancer.
3 Prouane, Houtelard, Cuche : pêcheurs du village.
4 Masures : maisons misérables.
5 Quel atout : quelle force.
6 La marmaille : les enfants.
Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (extrait), 2014.
Trois jeunes surfeurs entrent en action, au petit matin.
Ils entrent dans l’eau. Ne hurlent pas en y plongeant leur corps, moulé de cette membrane flexible qui conserve la chaleur des chairs et l’explosivité des élans, n’émettent pas un cri, mais traversent en grimaçant la muraille de cailloux qui roulent, et la mer se creusant vite, puisqu’à cinq ou six mètres du bord ils n’ont déjà plus pied, ils basculent en avant, s’allongent à plat ventre sur leur planche, leurs bras entaillant le flot avec force, ils franchissent la zone de ressac1 et progressent vers le large.
À deux cents mètres du large, la mer n’est plus qu’une tension ondulatoire, elle se creuse et se bombe, soulevée comme un drap lancé sur un sommier. Simon Limbres se fond dans son mouvement, il rame vers le line up, cette zone au large où le surfeur attend le départ de la vague, s’assurant de la présence de Chris et John, postés sur la gauche, petits bouchons noirs à peine visibles encore. L’eau est sombre, marbrée, veineuse, la couleur de l’étain. Toujours aucune brillance, aucun éclat, mais ces particules blanches qui poudrent la surface, du sucre, et l’eau est glacée, 9 ou 10°, pas plus, Simon ne pourra jamais prendre plus de trois ou quatre vagues, il le sait, le surf en eau froide éreinte2 l’organisme, dans une heure il sera cuit, il faut qu’il sélectionne, choisisse la vague la mieux formée, celle dont la crête sera haute sans être trop pointue, celle dont la volute s’ouvrira avec assez d’ampleur pour qu’il y prenne place, et qui durera jusqu’au bout, conservant en fin de course la force nécessaire pour bouillonner sur la grève.
Il se retourne vers la côte comme il aime toujours le faire avant de s’éloigner davantage : la terre est là, étirée, croûte noire dans des lueurs bleutées, et c’est un autre monde, un monde dont il s’est dissocié.Notes
1 Ressac : agitation des vagues lorsqu’elles ont frappé un obstacle.
2 Éreinte : épuise.
Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez aux questions suivantes de façon organisée et synthétique (6 points).
- Comment les auteurs décrivent-ils la puissance de la nature ? (3 points)
- Que nous révèle la mer sur l’homme ? (3 points)
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (14 points) :
Commentaire
Vous ferez le commentaire extrait de La Joie de vivre d’Émile Zola (texte B) en vous aidant du parcours de lecture suivant :
- Vous montrerez que l’auteur donne de la mer une vision monstrueuse.
- Vous vous intéresserez aux réactions des hommes face à la mer.
Dissertation
La littérature a-t-elle pour fonction principale d’aider l’homme à mieux comprendre le monde qui l’entoure ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur les œuvres que vous avez étudiées en classe et sur vos lectures personnelles.
Écriture d’invention
Un amateur de sports extrêmes raconte, dans un magazine spécialisé, sa confrontation avec la nature. Il explique comment cette expérience l’a transformé.
Votre texte fera au minimum une cinquantaine de lignes.