Bac français 2010
Série L, corrigé de la dissertation
Selon vous, réécrire, est-ce chercher à dépasser son modèle ?
Vous développerez votre argumentation en vous appuyant sur les textes du corpus, ainsi que sur ceux étudiés en classe et sur vos lectures personnelles. Vous pourrez vous intéresser à d’autres genres que le roman.
Introduction
La littérature, surtout dans les siècles passés, s’est souvent référée à des traditions ou à des mythes communs : Dom Juan, Faust, Antigone, Œdipe… Le théâtre de l’Antiquité a été abondamment repris. Certains thèmes comme la célébration de l’amour, de la nature, des saisons, la nostalgie du temps qui s’enfuit inexorablement ont inspiré constamment les poètes.
Nous pouvons donc légitimement nous demander si reprendre un matériau préexistant, le réécrire, c’est chercher à dépasser son modèle.
Quelles sont les motivations de l’écrivain qui puise dans le patrimoine littéraire de l’humanité ? Est-ce un manque de créativité ? d’originalité ?
Si les réécritures ont pu, par le passé, être considérées par l’écrivain comme l’occasion de prouver ses mérites, elles sont devenues au fil du temps l’affirmation d’une différence. La réécriture est cependant toujours restée la manifestation d’un désir de progresser.
Se montrer le meilleur sur un sujet imposé
Bien des contresens sur les réécritures proviennent d’une méconnaissance de l’évolution historique de la littérature et du statut d’écrivain. Nous simplifierons volontairement notre vision diachronique selon deux étapes clés :
- le passage de l’oralité à l’écrit,
- la constitution du métier d’écrivain.
À l’origine, c’est une évidence, la littérature a été une mise en forme artistique de la parole. Les premières civilisations ont toutes confié cette expression à des interprètes garants de la transmission du patrimoine commun au groupe. Les prêtres assyriens, aèdes grecs, bardes gaéliques ou finnois, scaldes islandais, griots africains furent d’abord les gardiens des récits fondateurs de la mémoire collective : mythe intemporel sur la genèse du monde, et diverses épopées sur les hauts faits des héros comme des dieux afin de constituer des règles de conduite et l’unité du groupe social. Mais ces conservateurs du sacré ont été en même temps une corporation académique de « diseurs » chargés de perpétuer des règles rythmiques et musicales afin de favoriser liturgie, mémoire et plaisir esthétique. Le recours à l’écrit a modifié fondamentalement les caractéristiques d’une telle littérature : passage du sacré au profane, du collectif à l’individuel, libération des schémas mnémotechniques et de la normalisation, recherche de moyens nouveaux d’expressivité…
La deuxième évolution non moins marquante a été l’émergence au cours du XVIIIe siècle du métier d’écrivain. Si jusque-là, les auteurs avaient écrit pour leur plaisir parce qu’ils disposaient d’une fortune personnelle ou avaient pu vivre de leur plume en servant de puissants mécènes, le siècle des Lumières, avec les progrès de l’imprimerie, de la distribution des livres et l’augmentation des lecteurs, voit l’écrivain devenir indépendant du pouvoir politique. La conséquence la plus immédiate fut celle de la propriété intellectuelle devenue source de revenus.
Ainsi, pendant de nombreux siècles, les thèmes comme les procédés ont été considérés sinon comme un bien commun, du moins comme une source d’inspiration normale. L’épopée, par exemple, s’est perpétuée sans jamais se décalquer tout en respectant son univers conventionnel.
L’habileté dans le traitement de l’intrigue
Fénelon a écrit en 1699 les Aventures de Télémaque. Grand seigneur, archevêque et précepteur des princes royaux, Fénelon a produit ce roman, pastiche de l’Odyssée d’Homère et de l’Énéide de Virgile, pour servir à l’éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Formée de dix-huit livres, cette épopée romanesque relate les aventures de Télémaque, à la recherche de son père Ulysse. Le jeune prince, accompagné de la déesse Minerve travestie sous les traits du sage Mentor, affronte de nombreuses situations qui doivent le former au futur exercice du pouvoir. Fénelon renouvelle l’épopée homérique pour produire des situations d’enseignement de toutes sortes, morales, religieuses, politiques, philosophiques (dont les merveilles de la Bétique), sans pour autant amoindrir l’intérêt romanesque et poétique du récit. On retiendra par exemple la peinture de l’amour passionné de Calypso et la description de sa grotte. L’œuvre a connu de nombreuses rééditions et traductions, en particulier en vers latins, ce qui tend à prouver que l’imitateur a égalé le modèle.
Un autre exemple de réécriture qui enrichit le modèle d’origine par l’habileté dans la construction de l’intrigue est l’Avare de Molière. L’auteur comique a utilisé directement une source latine, une pièce de Plaute, Aulularia (la marmite), qui date d’environ deux cents ans avant Jésus-Christ. Ce réemploi était d’ailleurs bien conforme aux agissements de l’époque préconisés par beaucoup de ses contemporains, à savoir l’imitation des Anciens. Mais son emprunt dépasse le modèle. En effet, Molière a apporté des éléments nouveaux : le sujet n’est pas exactement le même. Le personnage principal de la comédie de Plaute, Euclion, est un homme pauvre qui a trouvé un trésor enfermé dans une marmite (de là vient le titre de la pièce). Depuis qu’il a découvert ce trésor, il craint de le perdre et d’être volé, aussi ne vit-il plus que dans une angoisse continuelle. Euclion n’est pas un avare par constitution, il l’est devenu par opportunité, avec cette fortune qui lui est échue par hasard. Le trouble qui l’agite en fait un frère du pauvre savetier de la fable de La Fontaine (VIII, 2) plutôt que celui d’Harpagon, bourgeois très riche au cœur asséché par son avarice. La comédie de Plaute est uniquement une comédie d’intrigue, tandis que Molière développe une comédie de caractère et de mœurs. Il peint l’avarice dans le milieu bourgeois du XVIIe siècle, il en montre toutes les conséquences dévastatrices pour la personne, tout le désordre qui en résulte pour la cellule familiale. Les traits de caractère de son avare sont d’une vérité humaine si profonde qu’il crée un type. Molière fait donc œuvre originale malgré les quelques scènes qu’il a imitées d’assez près chez Plaute. Depuis la mort de Molière, l’Avare est une de ses pièces les plus souvent jouées. Elle est un fleuron de l’enseignement. Quant à Harpagon, il est devenu un type universel assurant la renommée de son auteur dans toutes les cultures, contribuant à le parer du titre d’auteur classique français par excellence.
La maîtrise technique
D’autres auteurs ont voulu mesurer leur savoir-faire technique.
Ronsard, avec sa Franciade, pastiche Homère tout en adaptant le canevas de la légende troyenne à la culture française. C’est d’ailleurs cette transposition qui entraîne un accueil mitigé. Ronsard ayant voulu mêler l’histoire à la fable, ses amis lui reprochent cette union réprouvée par le partage des genres. De plus Ronsard imagine de rivaliser avec son modèle antique en se contraignant par les règles du poème héroïque, mélange laborieux et savant de l’imitation des modèles dans un cadre et des procédés stricts. Ronsard doit finalement laisser son projet inachevé et reconnaître son échec.
Molière, encore lui, transforme un autre sujet inspiré de Plaute en le transposant dans le registre comique. Dans Amphitryon, c’est Sosie qui assure principalement l’ancrage dans l’univers de la farce de ce sujet mythologique qui aurait pu, autrement, relever du genre plus noble de la tragi-comédie. Ce qui est remarquable dans toute la pièce, c’est la virtuosité de Molière dans la réécriture : le sujet bien connu des spectateurs est renouvelé par la maîtrise de l’art comique. C’est un succès immédiat auréolé d’un parfum de scandale : certains esprits malveillants ou perspicaces ont vu sous les traits de Jupiter le monarque Louis XIV aux amours envahissantes. Enfin le triomphe de l’œuvre a popularisé deux termes par antonomase : Sosie, serviteur d’Amphitryon, est devenu le double d’une personne, comme Mercure prenant les traits de Sosie pour faire avancer les affaires de son maître Jupiter ; de même, dans un registre soutenu, un « amphitryon » est celui qui offre un dîner, l’expression étant née du vers célèbre de la pièce : « le véritable Amphitryon est l’Amphitryon où l’on dîne ».
La concurrence n’a d’ailleurs pas forcément eu lieu avec le modèle du passé, mais elle a pu prendre la forme du concours entre deux contemporains à partir d’un même sujet antique. Racine avec sa Bérénice a affronté Tite et Bérénice de Corneille. Les titres suffisent à montrer les différences. La simplicité de l’action chez Racine contraste avec sa complexité chez Corneille. Racine accorde la première place au lyrisme amoureux là où Corneille place le sens de l’honneur et de la gloire. La postérité a choisi son vainqueur en la personne du premier.
L’hommage
La réécriture peut prendre la forme d’une référence intertextuelle. Elle est alors comme un hommage à un prédécesseur célèbre. Aragon, dans son roman Blanche ou l’oubli, utilise d’abord l’allusion littéraire, renvoi implicite ou non à une autre œuvre. En effet, le narrateur affirme que « c’est incroyable, parfaitement insensé, dans un moment pareil, de ne pouvoir faire autrement que de penser à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux ». Le lecteur cultivé comprend qu’il s’agit, par le nom des personnages, d’un renvoi implicite à l’Éducation sentimentale de Flaubert. Aragon pratique ensuite la citation en reprenant deux extraits de ce roman sans pour autant signaler typographiquement son emprunt. Seules les différences de système de temps, de niveaux de langue nous indiquent le collage.
Quelles raisons donner à un tel procédé ? Il ne peut s’agir d’un plagiat dans la mesure où Aragon a donné des indices sur la provenance du texte inséré. De plus l’auteur prend soin de mener en parallèle les deux narrations. S’il ne s’agit plus de rivaliser ou de dépasser, nous pouvons imaginer alors un jeu littéraire qui s’inscrit dans une lignée, qui tient à la fois du parrainage, du tribut et de la reconnaissance. Aragon place délibérément son texte dans une tradition, celle de la scène d’adieux entre amants. Marqué par ses lectures, il sait que Flaubert a écrit des pages inoubliables sur ce poncif. Il doit donc convoquer le maître du XIXe siècle au moment d’écrire la sienne. C’est une manière d’honorer l’écrivain reconnu, c’est aussi peut-être une conduite fétichiste pour en recevoir en retour une part du succès.
Toutes ces formes de réemploi ont pour particularité de s’inscrire dans une continuité. Relevant d’une tradition séculaire qui voyait dans le sujet un patrimoine commun, la réécriture est le moyen de faire la preuve de son habileté à partir de ce que l’on pourrait appeler une figure imposée.
Progresser
Réécrire, ce peut être aussi se confronter non à un modèle extérieur, mais à soi-même, tout en restant fidèle à une tradition. En ce sens, tout écrivain digne de ce nom est appelé à la pratiquer.
S’améliorer
Tout auteur doit reprendre inlassablement son texte pour le corriger, voire l’améliorer. Bien entendu il ne faut pas confondre la correction syntaxique ou stylistique avec l’amélioration du contenu en vue de l’effet à produire. Flaubert dans son « gueuloir » reste l’icône de l’écrivain peaufinant longuement son premier jet. L’étude des brouillons d’auteur reste riche d’enseignements sur l’art de produire des chefs-d’œuvre. Malheureusement notre détestation de la rature, des états intermédiaires, notre propension à ne supporter que la perfection supposée d’un état final nous privent de la richesse du laboratoire littéraire. L’écriture au moyen des micro-ordinateurs ne devrait pas bonifier ce partage d’expérience.
En littérature, comme dans d’autres arts, il faut exercer sa main. Queneau a produit des Exercices de style (1947) avec ses nuances d’entraînement comme pour l’étude du piano. D’autres recommencent inlassablement pour tenter d’améliorer la forme ou de saisir l’essence sous les apparences. En effet certains écrivains sont tellement marqués par des événements de leur passé qu’ils les reprennent dans leur œuvre à plusieurs reprises comme pour se libérer de leur obsession ou en extraire le sens caché. Dans les Mémoires d’un fou, fiction autobiographique rédigée à dix–sept ans,Gustave Flaubert rapporte son émoi subit pour Élisa Schlesinger rencontrée sur une plage pendant les vacances de l’été 1836. L’adolescent de quinze ans vient de tomber passionnément amoureux d’une jeune femme mariée qui a neuf ans de plus que lui. Il va transposer cet événement dans son Éducation sentimentale de 1869 : son héros, Frédéric Moreau, rencontre le grand amour de sa vie, Mme Arnoux, au cours d’un voyage fluvial sur la Seine. Flaubert reprend assez exactement le matériau personnel d’origine. Qu’on en juge : l’auteur a gardé l’épisode du vêtement menacé ; le lecteur retrouve la plupart des caractéristiques physiques de la jeune femme (couleur des cheveux, nuance de la peau, forme du nez et des sourcils, finesse des doigts) comme celle des vêtements (robe de mousseline claire) ; le romancier a conservé aussi le saisissement et le timide embarras du personnage masculin.
Pourtant l’extrait de l’Éducation sentimentale ne procure pas la même impression que son antécédent. Il faut en chercher les raisons dans plusieurs évolutions significatives qui transforment un simple souvenir d’adolescent en mythe littéraire. Flaubert a ainsi gommé tout ce qui rendait cette première rencontre assez vulgaire. Il a corrigé les circonstances : initialement, la rencontre se produit banalement dans une auberge, la jeune femme consomme aux côtés de son mari. Dans la seconde version, Flaubert a voulu un environnement plus distingué et sans doute plus romantique. Ainsi, la rencontre se produit sur un fleuve, image du temps qui s’enfuit inéluctablement pour l’adepte du carpe diem ; le mari qui est absent vient brutalement interrompre le rêve en rappelant trivialement qu’il est le maître, sa grossièreté tranche sur la délicatesse de son épouse. L’essentiel réside en effet dans la transformation de la jeune femme. L’ardente et sensuelle Andalouse, un peu masculine que « les femmes en général […] trouvaient […] de mauvais ton » s’est effacée pour devenir « comme une apparition ». Flaubert idéalise Mme Arnoux en évoquant, dans son halo mystique, une madone dont « la robe de mousseline claire » vaporeuse, et « toute [la] personne se découpai[en]t sur le fond de l’air bleu ». L’érotisme déclaré de la première version s’estompe : « le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. » Frédéric devient à ce moment un héros romantique qui souffre d’être exclu d’un paradis.
Se doter d’outils nouveaux
Parfois la reprise ne cherche pas à produire un sens nouveau ou plus riche. Elle se contente d’élaborer seulement une forme nouvelle. Baudelaire a voulu élargir l’expérience des Fleurs du mal dans une prose poétique. Le titre initial du recueil le Spleen de Paris renvoie clairement à la section « Spleen et Idéal » du recueil en vers. D’ailleurs certains poèmes en prose comme « l’Invitation au voyage » ou « un Hémisphère dans une chevelure » sont des reprises évidentes de pièces en vers antérieures. Baudelaire a voulu produire des récits ou des descriptions indépendantes, se donner des libertés pour mélanger les genres, assembler des textes variés : anecdotes, portraits, allégories, rêveries, pamphlets… Si l’œuvre présente une unité thématique, elle n’offre pas une architecture secrète en forme de biographie idéale comme dans les Fleurs du mal. Le poète a voulu aussi explorer les possibilités d’une prose poétique en utilisant souvent les parallélismes et l’anaphore avec de subtiles variations, en recourant à d’amples périodes. Le ton est plus polémique, plus grinçant, les descriptions plus oniriques ou plus triviales, le vocabulaire plus familier. La « fréquentation des villes énormes », univers fascinants par leur laideur, leur désordre, les monstres qu’ils engendrent, a permis le renouvellement de la poétique baudelairienne selon sa dédicace à Arsène Houssaye. Le poète y définit son projet d’écriture comme une tentative de se libérer par l’invention d’ « une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ». L’expérience, qui a duré dix ans et qui est restée inachevée, a épuisé son auteur, renforçant sa douloureuse impression d’impuissance créatrice. Baudelaire reste pour l’essentiel fidèle à lui-même. Par ses exigences de progrès, il a été son « Héautontimorouménos ».
Être différent
En revanche, certains auteurs ont choisi dès la Renaissance non la voie de la continuité, mais celle de la rupture. Rabelais, puis Scarron avec le Virgile travesti de 1648, Boileau et son Lutrin, de 1674 ont parodié avec talent l’épopée traditionnelle, cherchant, par le burlesque, à donner un nouveau souffle à ce genre. Il faut attendre cependant le XIXe siècle pour voir se généraliser une esthétique de la dislocation et de la recomposition dans une modernité revendiquée.
Pour illustrer notre propos nous avons choisi de nous appuyer sur le sonnet de Rimbaud :
Vénus anadyomène
Comme d’un cercueil vert en fer-blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.
La révolte
Une première lecture nous montre à l’évidence que Rimbaud utilise la parodie pour exprimer sa révolte personnelle. Il existe en effet une tradition littéraire de la naissance de Vénus qui remonte au milieu du VIIIe siècle avant J.-C. à Hésiode. Vénus y est représentée nue, révélant la Beauté et la Grâce féminine sur la scène du monde. On peut lui adjoindre la lignée poétique du blason et celle de la toilette féminine dans le thème de la « belle matutineuse ». Rimbaud retourne violemment ce poncif quand il écrit son sonnet à seize ans, en pleine puberté. En effet le lecteur prend de front une description sacrilège et une transgression des tabous sexuels.
L’adolescent dérangé par les transformations ardentes de son corps malmène l’objet de ses désirs. Il expurge sans doute la peur obsessionnelle de se perdre dans une féminité jugée menaçante. Le corps féminin est rabaissé par des termes animaliers de « bête », « croupe », « échine ». Le regard impudique s’attarde sur les imperfections, cherche à détruire les attributs érotiques. Le tub réaliste a remplacé la mythique écume de la mer. Tout est résumé dans la chute du dernier vers. La vie gracieuse et attirante s’épuise dans la chronicité d’une maladie vénérienne qui ronge de l’intérieur. Adieu les belles promesses de l’amour !
Un regard nouveau
Cette révolte physique s’accompagne d’un regard nouveau provocateur. La femme désirable devient une vieille prostituée, hideuse et puante. Les rimes sémantiques du dernier tercet créent un lien significatif entre Vénus et anus, mettant fin à des siècles d’idéalisation poétique. L’écrivain se révèle aussi sacrilège. La « Vénus anadyomène » est par définition une peinture ou surtout une statue représentant la déesse de l’amour et de la fécondité. Cette finalité de la représentation est attestée par les mots « Clara Venus » gravés sur les reins où « Clara » est une épithète latine traditionnellement associée aux noms de personnes célèbres et de dieux. Si la tradition faisait de la femme en Vénus un cadeau des dieux, Rimbaud en donne une image avilie, il la transforme en malédiction. Le jeune poète en rébellion contre le catholicisme rigoriste de sa famille désacralise la Vierge, future mère. Il s’émancipe en jetant un regard nouveau, pour l’instant réducteur, sur la vie.
Après avoir disloqué, il va pouvoir reconstruire un ordre (ou un désordre) nouveau.
Le changement d’esthétique
Cette annonce d’une nouvelle esthétique est contenue dans l’oxymoron de la chute du sonnet « Belle hideusement… ». C’est une promesse à venir. Ce qui est sûr, c’est que Rimbaud a souhaité mettre un terme à la perfection parnassienne, à une beauté contenue dans l’objet lui-même. Comme son maître Baudelaire, il utilise une forme classique, celle du sonnet, pour dynamiter les conceptions qu’elle véhicule. Le sonnet pétrarquisant se retourne en dérision mais surtout s’ouvre à des perspectives nouvelles de « beau bizarre ». Dans la lignée de la « Charogne », Rimbaud cherche de nouvelles voies comme l’auteur des Chants de Maldoror qui a défini sa conception de la beauté dans cette expression : « Beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ». Rimbaud aura besoin encore de quelques années pour inventer la forme disloquée capable d’évoquer cette beauté étrange si peu conforme aux codes de son époque.
Cet exemple tiré de l’aventure poétique montre assez comment réécrire n’est plus rivaliser, mais renoncer aux impasses, emprunter de nouvelles voies. C’est une violence iconoclaste exercée à l’égard des modèles convenus, un départ vers de nouveaux territoires, l’invention d’une langue nouvelle qui s’éloigne de la rhétorique classique.
Conclusion
La médiologie, la sociologie et l’histoire littéraire nous ont permis de mieux comprendre ce qu’étaient les réécritures et comment elles avaient évolué du bien culturel commun à la réappropriation personnelle. En effet peu de textes sont des nouveautés totales, la plupart reprennent des œuvres, des histoires, des situations antérieures. Longtemps la marque du génie a résidé moins dans l’originalité du sujet que dans l’habilité de son traitement ou dans la maîtrise technique. De ce fait réécrire a souvent consisté à rivaliser, à montrer son savoir-faire dans des concours à partir de modèles éprouvés par la tradition. Un autre axe permanent des réécritures a conduit à rechercher l’exigence, non à l’extérieur mais à l’intérieur de soi pour s’améliorer ou se doter de moyens d’expression nouveaux. De nos jours, réécrire signifie être original par la différence. La modernité a introduit une norme de la rupture, une méfiance à l’encontre de la tradition considérée comme un carcan.
Quelle que soit la fonction que l’on attribue à la réécriture, cette dernière reste essentielle à la naissance de l’écrivain véritable. Que la réécriture soit la répétition sans fin d’une perfection passée ou vécue comme la nécessité d’une remise en cause permanente, ce qui importe est bien de construire sa propre originalité, de trouver sa propre voie. Cette découverte peut partir d’une illumination, d’une vocation au contact d’un auteur, – « Je serai Chateaubriand ou rien d’autre » s’était exclamé Hugo – mais elle ne résulte que de la longue fréquentation des auteurs du passé car une langue, le jeu avec les mots se transmettent patiemment. Comme l’écrivait Paul Valéry, dans Tel quel : « Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrir des autres. Le lion est fait de moutons assimilés. »