Bac français 2018 (Pondichéry)
Corrigé du commentaire (séries technologiques)
Émile Zola, La Joie de vivre, chapitre VII (extrait), 1884.
Dans un petit village de Normandie, Lazare, un jeune entrepreneur, a fait édifier des ouvrages de protection contre les menaces de la mer. La scène se passe un jour de grande marée.
Alors, Lazare descendit la côte, et Pauline le suivit malgré le temps affreux. Quand ils débouchèrent au bas de la falaise, ils restèrent saisis du spectacle qui les attendait. La marée, une des grandes marées de septembre, montait avec un fracas épouvantable ; elle n’était pourtant pas annoncée comme devant être dangereuse ; mais la bourrasque, qui soufflait du nord depuis la veille, la gonflait si démesurément, que des montagnes d’eau s’élevaient de l’horizon, et roulaient, et s’écroulaient sur les roches. Au loin, la mer était noire, sous l’ombre des nuages, galopant dans le ciel livide.
« Remonte, dit le jeune homme à sa voisine. Moi, je vais donner un coup d’œil, et je reviens tout de suite. »
Elle ne répondit pas, elle continua de le suivre jusqu’à la plage. Là, les épis1 et une grande estacade1, qu’on avait construite dernièrement, soutenaient un effroyable assaut. Les vagues, de plus en plus grosses, tapaient comme des béliers, l’une après l’autre ; et l’armée en était innombrable, toujours des masses nouvelles se ruaient. De grands dos verdâtres, aux crinières d’écume, moutonnaient à l’infini, se rapprochaient sous une poussée géante ; puis, dans la rage du choc, ces monstres volaient eux-mêmes en poussière d’eau, tombaient en une bouillie blanche, que le flot paraissait boire et remporter. Sous chacun de ces écroulements, les charpentes des épis craquaient. Un déjà avait eu ses jambes de force1 cassées, et la longue poutre centrale, retenue par un bout, branlait2 désespérément, ainsi qu’un tronc mort dont la mitraille aurait coupé les membres. Deux autres résistaient mieux ; mais on les sentait trembler dans leurs scellements, se fatiguer et comme s’amincir, au milieu de l’étreinte mouvante qui semblait vouloir les user pour les rompre.
« Je disais bien, répétait Prouane3, très ivre, adossé à la coque trouée d’une vieille barque, fallait voir ça quand le vent soufflerait d’en haut… Elle s’en moque un peu, de ses allumettes, à ce jeune homme ! »
Des ricanements accueillaient ces paroles. Tout Bonneville était là, les hommes, les femmes, les enfants, très amusés par les claques énormes que recevaient les épis. La mer pouvait écraser leurs masures4, ils l’aimaient d’une admiration peureuse, ils en auraient pris pour eux l’affront, si le premier monsieur venu l’avait domptée avec quatre poutres et deux douzaines de chevilles. Et cela les excitait, les gonflait comme d’un triomphe personnel, de la voir enfin se réveiller et se démuseler en un coup de gueule.
« Attention ! criait Houtelard3, regardez-moi quel atout5. Hein, elle lui a enlevé deux pattes ! »
Ils s’appelaient. Cuche3 comptait les vagues.
« Il en faut trois, vous allez voir… Une, ça le décolle ! deux, c’est balayé ! Ah ! la gueuse, deux lui ont suffi !… Quelle gueuse, tout de même ! »
Et ce mot était une caresse. Des jurons attendris s’élevaient. La marmaille6 dansait, quand un paquet d’eau plus effrayant s’abattait et brisait d’un coup les reins d’un épi.Notes
1 Épis, estacade, jambes de force : éléments qui constituent les ouvrages de protection.
2 Branler : osciller, balancer.
3 Prouane, Houtelard, Cuche : pêcheurs du village.
4 Masures : maisons misérables.
5 Quel atout : quelle force.
6 La marmaille : les enfants.
Proposition de corrigé
Il s’agit d’un canevas volontairement non rédigé pour mettre en valeur les principaux éléments issus de l’analyse selon la méthode recommandée par le site.
Introduction :
Situer le texte à commenter : L’extrait à étudier est tiré du chapitre VII du roman d’Émile Zola, La Joie de vivre, publié en 1884. Dans un petit village de Normandie, Lazare, un jeune entrepreneur, a fait édifier des ouvrages de protection contre les menaces de la mer. La scène rapportée se passe un jour de grande marée.
Quel est le thème du texte ? La description du déchaînement de la mer et les réactions des spectateurs devant ce spectacle effrayant.
Quel est son genre littéraire ? récit romanesque.
Quel est son type ? narratif et descriptif.
Quelle est sa tonalité ou registre littéraire ? Lyrique et épique.
Ses caractères remarquables, thématiques et/ou formels, c’est-à-dire ce qui fonde l’intérêt de l’étude, et ce qui oriente le parcours de lecture ? Ce texte naturaliste dépasse très vite ses aspects réalistes par un agrandissement épique. L’auteur, imprégné par le scientisme ambiant de son époque, en profite pour relever les réactions des spectateurs et dénoncer implicitement le refus du progrès chez les marins pêcheurs présents.
1re partie : une vision technique et monstrueuse de la mer
- Le spectacle utilise des termes précis et techniques dans deux champs lexicaux :
■ celui de la mer et de la météorologie avec « marée », « de septembre » (marée d’équinoxe réputée de grande amplitude), « bourrasque », « vagues ».
■ celui des ouvrages maritimes destinés à défendre la « falaise » : avec « épis », « estacade », « charpentes », « jambes de force », « poutre », « scellements ». - mais l’agrandissement épique est obtenu par des hyperboles comme « montagnes d’eau »
- un tableau dantesque : « la mer […] noire », « le ciel livide ».
- la comparaison avec des animaux sauvages en mouvement :
« galopant », « comme des béliers » (mais aussi machines de guerre), « se ruaient », « de grands dos verdâtres, aux crinières d’écume », « ces monstres volaient », « se réveiller et se démuseler en un coup de gueule ». - et le champ lexical du combat entre les eaux en mouvement et les défenses côtières immobiles qui en subissent l’agression.
(à noter les qualificatifs qui renforcent les expressions), « fracas épouvantable », « effroyable assaut », « tapaient comme des béliers », « l’armée en était innombrable », « poussée géante », « rage du choc », « la mitraille », « étreinte mouvante ».
2e partie : les réactions des hommes face à la mer
Zola distingue deux catégories d’individus :
- Lazare qui a mis toute son énergie et son intelligence à dompter cet adversaire. Pauline qui admire Lazare et le suit malgré la tempête. Implicitement nous comprenons que Lazare qui cherche à protéger le littoral est un homme de progrès.
- Les familiers de l’océan qui respectent sa fabuleuse puissance et se soumettent quasi religieusement à elle. Le groupe dénigre le travail de Lazare comparé à des « allumettes », qui plus est, dressées par un « jeune homme », qualificatif dévalorisant. Plus loin Lazare est rabaissé en « premier monsieur venu ». La raison en est leur « admiration peureuse ». Ils considèrent la mer comme une divinité, Cuche manifeste sa dévotion émerveillée en employant par deux fois l’appellation familière, méliorative dans sa bouche, de « gueuse ».
- Les deux groupes s’opposent et le second ne peut que se réjouir de l’apparente défaite de celui qui a transgressé la loi de servitude. Le démembrement des épis « les excitait, les gonflait comme d’un triomphe personnel », les « jurons » d’enthousiasme fusent, les enfants dansent.
Conclusion :
Ce texte réaliste par sa précision technique devient très vite un spectacle dantesque par le recours au registre épique, comme souvent chez Zola. Cet étonnement est en fait celui des spectateurs qui voient dans la mer une force naturelle brutale qu’ils divinisent, du moins chez les autochtones. L’auteur partage sans doute la poésie sauvage de ce spectacle dément. Cependant, imprégné par le scientisme ambiant de son époque, il en profite pour relever les réactions obscurantistes des spectateurs et dénoncer implicitement le refus du progrès chez les marins pêcheurs présents.
Zola s’inscrit ainsi dans la tradition hugolienne qui voit dans la mer une menace perpétuelle pour l’homme. Comme dans Les Travailleurs de la mer, cet extrait de La Joie de vivre mêle le sublime romantique des flots déchaînés à la nécessité de dompter la force de l’eau et du vent par les progrès de la science au service de l’humanité.