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Baudelaire, « À une passante »

Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du Mal (1857)

« À une passante »

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! Trop tard ! Jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Un parcours de lecture proposé par Jean-Luc.

Questions / réponses

Baudelaire par Étienne Carjat Analysez le thème de la rencontre et la vision de la femme.

Ce sonnet appartient à la section des « Tableaux parisiens ». La grande ville moderne est laide et désespérante. Elle peut cependant être, par contraste, l’occasion de mettre en valeur une personne ou un lieu magique. Ici Baudelaire nous rapporte une rencontre avec une inconnue. D’abord séduit par l’apparence de la femme insolite, sculpturale, charmeuse et élégante comme la danseuse, le poète est guidé immanquablement vers son regard magnétique, « porte de l’âme » pour y découvrir l’ambivalence de l’attraction amoureuse : sensuelle et spirituelle, plaisir et souffrance… Cette rencontre est vécue comme une ivresse, une soif inextinguible, une tétanisation. C’est littéralement un coup de foudre, une commotion. C’est aussi une renaissance, un réveil dans le monde léthargique de la grande ville.

Baudelaire exploite un thème récurrent de la littérature : celui de la passion destructrice et de l’amour idéalisé que l’imaginaire occidental exploite depuis le XIIe siècle avec le roman de Tristan et Yseut. Il parcourt les chants des troubadours jusqu’à nos jours en passant par les plaintes romantiques, sur le refrain « il n’y a pas d’amours heureuses » comme l’a montré Denis de Rougemont dans son essai L’amour et l’occident.

En vous appuyant notamment sur les verbes, étudiez l’évocation du temps.

Baudelaire joue subtilement du passé (opposition entre la description d’un monde insupportable, interminable et l’apparition fugace), du présent fugitif et du futur inaccessible pour évoquer l’impossibilité de la communion amoureuse. À la fin, Baudelaire nous fait comprendre que le présent est inconsistant : c’est la simple transition entre un moment futur qui devient un moment perdu dans le passé. Le poète est justement celui qui refuse cet écoulement destructeur. Par son art, il essaie de conférer un semblant d’éternité à un moment fugace.

Après avoir fait des recherches sur le Spleen et l’Idéal dans l’œuvre de Baudelaire, montrez en quoi ce poème reprend cette opposition.

Spleen et Idéal est la première partie des Fleurs du Mal, la plus longue où Baudelaire va à la découverte de sa dualité, cause de son mal :

  • Dualité de l’expérience de l’artiste (I – XXI) placé entre le ciel qui l’attire et le sol qui le retient, entre les deux sources divine et infernale de la beauté.
  • Dualité de l’amour (XXII – LXIV) charnel et mystique, éros et agapè. Finalement l’amour reste ambigu.
  • Dualité de l’expérience de la solitude (LXV – LXXXV) : Emporté par l’Idéal ou accablé par le Spleen, le poète découvre la fêlure de son âme, sa blessure secrète.

On peut aisément retrouver ces trois dualités dans le poème. N’oublions pas préalablement de définir cette notion typiquement baudelairienne qu’est le spleen (mot anglais désignant la rate que Baudelaire utilise pour signifier l’ennui, le désespoir d’être englué dans une condition trop humaine).

Voir aussi :

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