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Pierre Corneille (1606-1684)

Cinna (1641)

Acte IV, scène 2

Auguste

Pierre Corneille Ciel ! à qui voulez-vous désormais que je fie
Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ?
Reprenez le pouvoir que vous m’avez commis,
Si donnant des sujets il ôte les amis,
Si tel est le destin des grandeurs souveraines
Que leurs plus grands bienfaits n’attirent que des haines,
Et si votre rigueur les condamne à chérir
Ceux que vous animez à les faire périr.
Pour elles rien n’est sûr ; qui peut tout doit tout craindre.
Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre.
Quoi ! Tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné !
Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d’Antoine,
Combien celle de Sexte, et reçois tout d’un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonça le couteau :
Et puis ose accuser le destin d’injustice
Quand tu vois que les tiens s’arment pour ton supplice,
Et que, par ton exemple à ta perte guidés,
Ils violent des droits que tu n’as pas gardés !
Leur trahison est juste, et le ciel l’autorise :
Quitte ta dignité comme tu l’as acquise ;
Rends un sang infidèle à l’infidélité,
Et souffre des ingrats après l’avoir été.
Mais que mon jugement au besoin m’abandonne !
Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne,
Toi, dont la trahison me force à retenir
Ce pouvoir souverain dont tu me veux punir,
Me traite en criminel, et fait seul mon crime,
Relève pour l’abattre un trône illégitime,
Et, d’un zèle effronté couvrant son attentat,
S’oppose, pour me perdre, au bonheur de l’État ?
Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre !
Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre !
Non, non, je me trahis moi-même d’y penser :
Qui pardonne aisément invite à l’offenser ;
Punissons l’assassin, proscrivons les complices.
Mais quoi ! toujours du sang, et toujours des supplices !
Ma cruauté se lasse, et ne peut s’arrêter ;
Je veux me faire craindre et ne fais qu’irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile :
Une tête coupée en fait renaître mille,
Et le sang répandu de mille conjurés
Rends mes jours plus maudits, et non plus assurés.
Octave, n’attends plus le coup d’un nouveau Brute ;
Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute ;
Meurs ; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort,
Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome a d’illustre jeunesse
Pour te faire périr tour à tour s’intéresse ;
Meurs, puisque c’est un mal que tu ne peux guérir ;
Meurs enfin, puisqu’il faut ou tout perdre, ou mourir.
La vie est peu de chose, et le peu qui t’en reste
Ne vaut pas l’acheter par un prix si funeste.
Meurs, mais quitte du moins la vie avec éclat,
Éteins-en le flambeau dans le sang de l’ingrat,
À toi-même en mourant immole ce perfide ;
Contentant ses désirs, punis son parricide ;
Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,
En faisant qu’il le voie et n’en jouisse pas :
Mais jouissons plutôt nous-mêmes de sa peine ;
Et si Rome nous hait triomphons de sa haine.
Ô Romains ! ô vengeance ! ô pouvoir absolu !
Ô rigoureux combat d’un cœur irrésolu
Qui fuit en même temps tout ce qu’il se propose !
D’un prince malheureux ordonnez quelque chose.
Qui des deux dois-je suivre, et duquel m’éloigner ?
Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner.

Cette étude a été rédigée par Jean-Luc.

Questions / Réponses

« Situez » brièvement la scène, c’est-à-dire rappelez les faits et imaginez dans quelle disposition d’esprit se trouve Auguste à la fin de l’acte IV, scène 1.

1. Auguste vient d’apprendre par Euphorbe, confident de Maxime, qu’un complot a été fomenté contre lui par Cinna et par Maxime lui-même. C’est Maxime qui a envoyé Euphorbe dénouer la conjuration, poussé par son dépit politique (Cinna semble avoir changé radicalement ses opinions) et par ses espoirs amoureux (il aime en secret Émilie)…
Cependant Auguste était prêt à quitter de lui-même le pouvoir, il avait là-dessus consulté ses deux « amis »… Cinna l’avait encouragé à demeurer sur le trône impérial… Auguste ne comprend plus…

Évolution des sentiments d’Auguste au cours du monologue. Montrez comme le personnage est déchiré.

2. La crise

Chez Corneille, la « crise » d’un personnage comporte trois phases bien visibles : l’émotion, manifestée par des cris, des imprécations, des lamentations ; la prise de conscience, où le personnage définit sa propre situation et commence à la clarifier ; enfin la décision par laquelle il surmonte héroïquement les contradictions qui le déchiraient.

Ici l’évolution est plus complexe.

  • Les « cris » sont remplacés par une sorte de prière, pleine d’amertume où Auguste confirme les idées qu’il s’était déjà faites sur le pouvoir qui « donnant des sujets, ôte des amis ».
  • Vient un long « rappel du passé », c’est l’histoire, déjà connue par le lecteur/spectateur de la prise de pouvoir d’Auguste.
    Au moins comprenons-nous que les remords ne l’ont pas quitté.
    Juste retour des choses : celui qui est parvenu par la violence à la dignité suprême doit craindre la violence à son tour.
    Ce long passage semble aboutir à la résignation d’Auguste. Nous le savions déjà sans trop d’illusions. Il vient de perdre les dernières.
  • Mais, brusque ressaisissement. Le sort est par trop dérisoire : c’est Cinna qui le menace, qui le trahit ! Cinna qu’il traitait mieux qu’un fils. À qui il a proposé l’empire !
  • Suit une prise de conscience de l’inutilité politique de la vengeance.
    Pis que cela : toute répression ne fait qu’exciter la haine publique…
    Ces quatre premiers points marquent la première phase du « cours des pensées » d’Auguste.
    Voici donc les « décisions ». Mais en sont-elles ?
  • II faut mourir. Meurs ! (répété cinq fois !). C’est, aux yeux d’Auguste, un moyen de sortir honorablement de l’impasse. « Meurs ! mais tue Cinna ! Qu’il ne jouisse pas de ta mort ! »
    L’exécution de Cinna semble un acte de justice car il n’a reçu d’Auguste que des bienfaits.
  • Ou plutôt (seconde « décision » provisoire) essayons de nous venger et de nous sauver !
    Auguste, vieux lutteur politique, ne se soumet pas si facilement au destin.
    Si bien que nous assistons à un nouveau « retour » :
  • Au fond, que faire ?
    Ce long monologue se termine dans l’irrésolution finale.
    Et par une sorte de prière comparable à celle par laquelle s’ouvrait la tirade. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard : nous verrons que les dieux vont entendre cette prière et y répondront par la bouche « inspirée » de Livie…
Contrairement aux « crises » du théâtre cornélien, celle-ci ne se termine pas par une décision. Pourquoi ?

3. Auguste est retenu (d’où son indécision) par des raisons diverses :

  • Raisons politiques : « une tête coupée en fait renaître mille… »
  • Raisons morales : après tout, ce qui m’arrive n’est qu’un effet de la justice immanente.
  • Raisons sentimentales : Auguste a aimé – et aime encore – Cinna comme un fils et comme un ami.

Enfin on peut expliquer l’irrésolution du personnage par cela que Corneille « ménage ses effets » dans l’attente du coup de théâtre final !

Le personnage vous est-il ici sympathique ou antipathique ? Essayez de définir vos sentiments à son égard.

4. Auguste, « prince malheureux » peut éveiller notre sympathie : parvenu par des crimes au pouvoir suprême, il en a bien usé et par là semble justifier les moyens par la fin.
Et ce retour effrayant du passé le trouve moralement désarmé.
Ou plutôt, nous le savons, la vertu romaine va lui donner la force de remporter sa dernière victoire, la plus difficile, la victoire sur lui-même…

Voir aussi :

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