François Rabelais (v. 1483-1553)
Gargantua, chapitre 7
En cest estat passa jusques à un an et dix moys, onquel temps, par le conseil des médecins, on commença le porter, et fut faicte une belle charrette à beufs par l’invention de Jehan Denyau1. Dedans icelle on le pourmenoit par cy par là joyeusement; et le faisoit bon veoir, car il portoit bonne troigne2 et avoit presque dix et huyt mentons; et ne crioit que bien peu; mais il se conchioit à toutes heures, car il estoit merveilleusement phlegmaticque3 des fesses, tant de sa complexion naturelle que de la disposition accidentale qui luy estoit advenue par trop humer4 de purée septembrale5. Et n’en humoyt goutte sans cause, car, s’il advenoit qu’il feust despit, courroussé, fasché ou marry6, s’il trepignoyt, s’il pleuroit, s’il crioit, luy apportant à boyre l’on le remettoit en nature7, et soubdain [il] demouroit coy8 et joyeulx. Une de ses gouvernantes m’a dict, jurant sa fy9, que de ce faire il estoit tant coustumier, qu’au seul son des pinthes11 et flaccons il entroit en ecstase, comme s’il goustoit les joyes de paradis. En sorte qu’elles, considerans ceste complexion divine, pour le resjouir, au matin, faisoient davant luy sonner des verres avecques un cousteau, ou des flaccons avecques leur toupon10, ou des pinthes11 avecques leur couvercle, auquel son il s’esguayoit, il tressailloit, et luy mesmes se bressoit12 en dodelinant de la teste, monichordisant13 des doigtz et barytonant du cul.
Notes
1 personnage inconnu
2 il avait bonne mine
3 d’un tempérament mou et relâché (y compris des sphincters)
4 boire
5 vin
6 triste
7 en bonne forme
8 tranquille
9 foi (ses grands dieux)
10 bouchon
11 pots
12 berçait
13 jouant du monocorde
Pour le commentaire…
Introduction
Notre texte est une scène de peinture de l’enfance, ce qui est une première dans la littérature française, voire mondiale. « Gargantua » signifie que grand [gosier] tu as.
Au sujet de la charrette à bœufs dont il est question (dans les premières lignes), il s’agit tout simplement d’un substitut du landau. Il n’y a pas, ici, de signe de trivialité ; le jeune enfant est plutôt présenté comme un enfant-roi. On ne peut y voir une connotation de « bête curieuse » ou de connotation négative.
On peut relever trois mouvements : promenade de l’enfant, on lui donne à boire, les gouvernantes l’amusent en lui donnant du vin.
Rabelais renouvelle la topique romanesque de l’enfance du héros : il y a, dans l’enfance, des présages, des signes avant-coureurs : il s’agit d’une enfance prodigieuse du héros.
Alliance de réalisme, de comique et de poésie : le texte est un écriture du corps entre grossièreté et comique. Mise en évidence de l’ironie, de l’humour.
Éléments pour le commentaire linéaire :
Il s’agit donc d’un bébé assez tardif : il est encore allaité à un an et dix mois (→ effet comique). Cela relève du ralentissement du corps. Le narrateur se moque du conseil [sens : recommandations] des médecins, dans la première phrase. Avec l’évocation du char à bœufs, on a un effet de grossissement. Lors de la promenade de l’enfant, il y a un contraste comique entre la lourdeur et la légèreté. On relève une isotopie lexicale de la joie (avec des termes mélioratifs). L’évocation des dix-huit mentons produit aussi un effet comique. Apparaît ensuite le thème scatologique, dont la dimension est atténuée par l’âge de l’enfant, en l’espèce. Il y a un excès comique en relation avec la lourdeur du corps. « Phlegmaticque » appartient au vocabulaire de la médecine ; le diagnostic est fantaisiste : le héros est « phlegmaticque des fesses ».
« Et n’en humoyt goutte sans cause » signifie, en français moderne, que le héros n’était pas ivre pour rien : on lui faisait boire du vin car il criait trop fort (→ effet comique). Observez aussi un goût certain pour l’énumération : il y a animation du portrait du nourrisson.
De la ligne 8 à la fin de notre extrait, le narrateur brise la vraisemblance sur le mode ironique. Il y a, aux lignes 8 et 9, ascension vers le céleste (→ musicalité). L’expression « complexion divine » relève du goût précoce de Gargantua pour la musique (comme un ange, somme toute ; Gargantua s’inscrit dans l’ordre céleste de la musique). Le mouvement est circulaire : sublimation (ivresse corporelle) → ivresse musicale (avec la musique du flacon) → retombée vers la musique du pet (pet de baryton — domaine de la scatologie) → contraste et effet comique. Enfin, les effets de sonorité doivent être repérés : assonances [õ], [é], [ã].
Biographie de Rabelais…
Il naît vers 1483 et meurt en 1553. C’est le fils d’un avocat de Chinon. Il est d’abord moine chez les Franciscains, où il a beaucoup étudié. Puis, il se dirige chez les bénédictins. Il quitte les ordres, pour devenir prêtre séculier. Rabelais devient ensuite médecin (il a fait ses études à Montpellier). Vers 1532, il publie des traductions de traités de médecine. En 1532, il publie Pantagruel ; en 1534, Gargantua. En 1533, il parodie l’astrologie dans la Pantagrueline prognostication. En 1537, Rabelais devient docteur en médecine. En 1546, il publie le Tiers-Livre ; en 1548, le Quart-Livre. Ces deux derniers livres traitent de la suite des aventures de Pantagruel.
Le cycle de Pantagruel
Gargantua est le père de Pantagruel. La structure est la même dans les deux livres ; il s’agit de la structure traditionnelle des romans de chevalerie :
- généalogie
- enfance
- apprentissage, études
- rencontre des amis
- exploits guerriers
- voyages
Le nom de « Pantagruel » est issu d’une pièce de théâtre du Moyen-Âge ; « Pantagruel » désigne un diablotin qui assèche le gosier des ivrognes. Rabelais est un intellectuel qui prend des matériaux populaires pour parodier, remettre en cause des savoirs du Moyen-Âge, la religion (il véhicule des thèses évangélistes). Cet aspect subversif cause à Rabelais des problèmes de censure ; ainsi, la Sorbonne dénoncera un roman pernicieux et obscène. Le Tiers-Livre, le Quart-Livre, Pantagruel et Gargantua sont censurés vers 1540.
Le Tiers-Livre et le Quart-Livre
- Pantagruel y est le héros principal, avec les mêmes personnages que dans Pantagruel et Gargantua. Pantagruel a pour meilleur ami Panurge, lequel devient un peu le centre du roman dans le Tiers-Livre.
- Le Quart-Livre est la suite du Tiers-Livre ; il s’agit d’un voyage pour rencontrer un oracle ultime → la dive bouteille devient l’objet de la quête, cet objet étant progressivement oublié…
Cinquième Livre
- L’authenticité de ce livre est contestée. Il s’agit sans doute de brouillons rassemblés à titre posthume.
- Cf. aussi études de Bakhtine sur Rabelais : le rapport au corps ; le rapport aux mythologies carnavalesques : inversion des valeurs établies → triomphe d’une culture de la joie, plaisir du corps, etc. Étude sur le renversement des tabous (littéraires), désacralisation du faux sacré. Importance du rire qui est destructeur (il ridiculise) et qui est créateur (ordre nouveau : vitalité du peuple, du corps).