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Victor Hugo (1802-1885)

La Légende des siècles (1859-1883)

« Booz endormi »

1  Booz s’était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

2  Ce vieillard possédait des champs de blé et d’orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.

3  Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
— Laissez tomber exprès des épis, disait-il.

4  Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grain semblaient des fontaines publiques.

5  Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

6  Le vieillard qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

7  Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens.
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

8  Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Était encor mouillée et molle du déluge.

9  Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

10  Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.

11  Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
— Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.

12  — Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
Ô Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

13  — Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme une victoire ;

14  — Mais, vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau.

15  Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

16  Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

17  Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

18  L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

19  La respiration de Booz, qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lis sur leur sommet.

20  Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

21  Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

22  Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champs des étoiles.

Un commentaire de texte rédigé par Jean-Luc.

Forme : poème construit en quatrains avec rimes embrassées (ABBA).

Pour le commentaire

Introduction

Victor Hugo Victor Hugo nous a raconté dans les Contemplations combien il fut émerveillé, lui et ses frères, par la découverte de la Bible, pendant son enfance, lors de son séjour aux Feuillantines. Il découvrit dans ce livre inspiré un recueil de belles histoires qui façonna son imaginaire. Il n’est donc pas étonnant qu’il y puisât abondamment lors de la rédaction de la Légende des siècles, lorsqu’il voulut rendre compte poétiquement de l’histoire de l’humanité. Le poème de « Booz endormi » retrace un moment de l’histoire humaine des ascendants de Jésus ; il est librement inspiré du Livre de Rutha. Booz est l’aïeul de Jessé, père de David, roi d’Israël, lui-même ancêtre du père adoptif de Jésus, Joseph. Ce poème retrace un épisode de la préparation de la venue de Jésus comme Messie au travers d’une histoire très humaine : celle de la rencontre providentielle de Booz et Ruth, la Moabite. La liberté humaine est tout à la fois respectée et conduite par l’esprit de Dieu pour concourir à sa destinée incarnée dans la naissance du Christ. Cette liberté passe par la naissance d’un amour humain au départ doublement impossible entre un vieillard juif et une jeune étrangère moabite. Hugo décrit l’éveil de cette affection avec lyrisme. Ici tout n’est que calme, communion à la nature et soumission à l’ordre divin.

a  « Booz endormi » est inspiré par le livre de Ruth. Victor Hugo fait l’impasse totale sur l’histoire dramatique de Ruth, née à Moab où elle avait épousé le fils de Noémie. Les deux femmes devenues veuves, donc sans statut social, Noémie décide de rentrer dans son pays à Bethléem. Et sa bru, par fidélité et par affection décide de l’accompagner, plutôt que de se remarier à Moab. Selon la Loi, une veuve jeune et sans enfant doit épouser le plus proche parent de son mari. Booz n’est peut-être pas le plus proche, mais c’est à la fois le plus âgé et le plus riche. Noémie jette son dévolu sur lui et pousse Ruth à profiter de la moisson pour se faire engager comme glaneuse, le séduire et s’en faire épouser.
Ce serait une histoire fort peu édifiante, si le dessein de Dieu ne s’y faisait jour. De l’union de Booz et de Ruth proviendra la lignée dont seront issus David et ses descendants, puis Jésus-Christ lui-même.
Ce que Hugo a voulu montrer ici c’est la toute puissance de Dieu dont les desseins ne sont pas toujours clairs pour les hommes, cependant disponibles pour accomplir sa volonté.

Le portrait d’un juste ou un vieillard admirable

Le sommeil du juste, un agriculteur proche de la terre.
Un homme récompensé, béni par l’abondance de ses récoltes (allitération des [b], des [é] : ce sont des sons coulants très euphoniques, propres aux évocations de visions et de scènes agréables, de sentiments paisibles, et au traitement d’un sujet sur le ton élégiaque. Ici la combinaison des labiales [b] et de la liquide [l] avec le son [é] long évoquent la paix, l’écoulement de la surabondance). C’est le signe de son amitié avec Dieu.
Booz est le contraire du mauvais riche. Son monde matériel est en harmonie symboliquement avec son monde moral : à noter la personnification de la gerbe par une hypallage (attributs qui concernent d’autres mots) au vers 10 et le zeugma (alliance de réalités concrètes et abstraites pour créer la surprise : incongruité comique le plus souvent, mais ici poétique, parfois tragique…) du vers 14.
Un jeune vieillard ou un vieillard encore jeune car son cœur est généreux, ce qui est traduit des vers 12 à 16 par l’image du ruisseau et l’élargissement épique de la fontaine publique accessible à toute la communauté, surtout aux plus nécessiteux.
Comparaison avec le jeune homme qui tourne à l’avantage du vieillard, même en termes de séduction auprès des femmes. La noblesse et la sagesse du vieillard préparent la rencontre extraordinaire de Ruth et Booz. Cette représentation du « beau vieillard » est récurrente chez Hugo.

Une poésie biblique merveilleuse : les deux songes parallèles

D’abord le renvoi à des « temps très anciens » est l’équivalent du « il était une fois » des contes. Hugo nous dépayse en mélangeant subtilement les temps bibliques et même prébibliques : le temps des juges et la fin du nomadisme est une allusion au Livre de Ruth, le déluge renvoie à la Genèse, les « empreintes de pied de géant » à une période indéterminée avant le déluge. Nous sommes un peu plus plongés dans l’époque mythique.
Le sommeil de Booz ensuite renvoie à d’autres scènes bibliques réelles ou inventées : si Jacob rêve d’une échelle reliant le ciel à la terre et parcourue par les anges, Judith n’est pas gratifiée d’une telle expérience mystique dans la Bible. Le vers 33 est incantatoire dans sa répétition et sa référence à des personnages fondateurs ou constitutifs du judaïsme. Ils servent à préparer au caractère sacré du songe. Le sommeil et le songe sont le temps de Dieu. Alors que la présence de la réalité du monde s’estompe, Dieu — comme le poète d’ailleurs — peut parler à sa créature sous forme d’images hautement symboliques que l’esprit humain doit interpréter. L’image utilisée ici est couramment nommée « l’arbre de Jessé » souvent représentée au Moyen Âge : c’est l’arbre généalogique du Christ. Hugo n’insiste pas sur le sens couramment admis par l’exégèse traditionnelle de cet arbre à savoir que l’incarnation du Christ s’inscrit dans une longue hérédité humaine, une histoire où se mêlent vertus et crimes, elle n’est pas un beau conte, une réalité idéalisée, mais l’aboutissement d’une lignée pécheresse. Hugo ne garde que les éléments merveilleux : cet arbre est un « chêne », symbole de puissance et de majesté (St Louis rend la justice sous un chêne, les officiers supérieurs français portent une couronne de feuilles de chêne, Abraham rencontre les trois envoyés de Dieu sous le chêne de Mambré…). Un roi, David, chante en bas : ce roi est aussi un poète inspiré à qui la tradition attribue la plupart des psaumes. En haut meurt l’homme-Dieu. Notons la construction inversée qui oppose la grandeur du roi à l’humilité et l’abaissement du Christ. Il est ainsi suggéré que l’arbre se transforme dans le bois de la croix.
Le dialogue entre Booz et Dieu est celui de l’épreuve de la foi. Dieu peut réaliser des miracles là où la nature humaine est limitée. Un des signes privilégiés dans la Bible est la fécondité charnelle (et surtout spirituelle) du vieillard. Avant Booz, Abraham et Sarah ont eu Isaac dans leur vieil âge. C’est aussi la préfiguration de la croix : la vie ressurgit du bois mort. Ici Hugo mêle étroitement et symboliquement mort et nuptialité dans les vers 45 à 48. Ensuite survient une opposition déjà abordée aux vers 21 à 23, un réseau d’images la sous-tend, le chêne majestueux est devenu le bouleau tremblant, le rythme se ralentit comme à la veille d’une vie finissante (vers 54 – 56), le symbole s’épanouit avec l’image du bœuf altéré (l’image de la soif comme désir de Dieu traverse toute la Bible, Hugo ici la reprend à son compte avec l’assimilation de Booz à une bête de trait qui a bien rempli son ouvrage).
L’image de l’arbre subit son ultime transformation : le bouleau est devenu cèdre, c’est l’arbre qui a servi à construire le temple, le saint des saints. En même temps cet arbre majestueux est associé à la rose, image de l’amour courtois, cf. le Roman de la rose ou de l’amour mystique, cf. le rosaire. C’est peut-être aussi une transcription de l’image reprise dans le « Chêne et le Roseau » où La Fontaine oppose force et faiblesse, orgueil et humilité. Ici Hugo les réunit pour montrer que les desseins de Dieu s’ils sont imposants s’incarnent néanmoins dans une réalité humaine toute simple. C’est pour lui l’occasion de chanter la grandeur et la beauté de l’amour humain.
Au rêve extatique de Booz s’oppose le songe éveillé et plus réaliste de Ruth. D’abord Hugo nous présente une femme plus charnelle, « le sein nub », portée par son désir, instrument secret du projet divin. La femme est une puissance de vie, elle a pour vocation d’engendrer : cf. « Le sacre de la femme » dans la Légende des siècles.

b  Comme une déesse païenne telle que Cérès ou Déméter, symbole de fécondité. On peut penser aussi au portrait de Gabrielle d’Estrées au bain où la duchesse de Villars saisit, entre pouce et index, le bout du sein de sa sœur pour indiquer que celle-ci est enceinte du roi Henri IV.

La magie de la nature nocturne : le sacre de l’amour humain

  • Des sons coulants : très euphoniques, propres aux évocations de visions et de scènes agréables, de sentiments paisibles, et au traitement d’un sujet sur le ton élégiaque :

Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

  • Des vers qui doivent leur charme à l’emploi judicieux de la consonne liquide [l] et de la labiale [f].
  • Rythme ternaire qui indique paix et plénitude « nuptiale, auguste et solennelle ».
  • Recours au merveilleux avec les anges qui passent. Poésie de l’allusif avec l’estompage des sensations.
  • Une nature proche de la plénitude, une douceur qui évoquent la présence discrète du créateur. Même les lions sont comme revenus au jardin d’Eden car les bêtes sauvages semblent cohabiter paisiblement avec l’homme.
  • Couleur locale des noms de lieux comme Galgala, Ur et au besoin inventé comme Jerimadeth.
  • Belle métaphore filée du moissonneur pleine de connotations : le poème se passe à Bethléem, la cité de David et lieu de naissance de Jésus, c’est la « cité du pain » en hébreu. C’est l’image du dur mais beau métier de Booz et de Ruth, la glaneuse. Par ailleurs les symboles de la moisson, du pain parcourent toute la Bible et particulièrement le nouveau testament. Jésus est le « pain de vie » ; enfin c’est l’image de l’humanité à convertir où Dieu envoie ses ouvriers à la moisson ; quant au moissonneur, il évoque aussi le roi en gloire du jugement dernier qui aura à séparer l’ivraie du bon grain.
Conclusion

C’est un « poème de paix biblique, patriarcale, nocturne » selon les termes de Charles Péguy. Hugo a construit là un de ses chefs-d’œuvre par une poésie suggestive où s’accumule une suite d’images. Ce réseau de symboles suggère un climat surnaturel propre à évoquer la rencontre secrète de l’homme avec Dieu, un de ces moments rares où le destin de l’humanité se construit, où l’homme est appelé mystérieusement à grandir, à se spiritualiser. En fait l’homme ne comprend pas le dessein mystérieux de son créateur.

« Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. »

Mais sa bonne volonté le rend disponible à ce projet pour peu qu’il se laisse pénétrer par le caractère sacré du lieu et de l’heure. Dieu se révèle ici et parle au cœur de l’homme au travers de l’harmonie de la nature.

Voir aussi :

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