La Fontaine (1621-1695), Fables (1678), VIII, 14
« Les Obsèques de la Lionne »
La femme du Lion mourut :
Aussitôt chacun accourut
Pour s’acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolations,
Qui sont surcroît d’affliction.
Il fit avertir sa Province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
10 Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s’y trouva.
Le Prince aux cris s’abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n’ont point d’autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au Prince, ou, s’ils ne peuvent l’être,
20 Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
On dirait qu’un esprit anime mille corps :
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire,
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait : la Reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref, il ne pleura point. Un flatteur l’alla dire,
Et soutint qu’il l’avait vu rire.
30 La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi Lion :
Mais ce Cerf n’avait pas accoutumé de lire.
Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix !
Nous n’appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ; venez, Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes1.
Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs
40 Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d’ici m’est apparue,
Et je l’ai d’abord reconnue.
Ami, m’a-t-elle dit, garde, que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t’oblige à des larmes.
Aux Champs Elyséens j’ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J’y prends plaisir. À peine on eut ouï la chose,
50 Qu’on se mit à crier : Miracle, apothéose !
Le Cerf eut un présent, bien loin d’être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges :
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l’appât, vous serez leur ami.1 Âmes des morts.
La Fontaine s’est inspiré d’Abstémius (XVIe siècle) pour cette fable :
Le Lion irrité contre le Cerf qui se réjouissait de la mort de la Lionne
Un lion avait invité tous les quadrupèdes à honorer les obsèques de sa femme qui venait de mourir. Pendant que tous les animaux ressentaient à la mort de la reine telle douleur inexprimable, seul, le cerf, à qui elle avait enlevé ses fils, étranger au chagrin, ne versait pas une larme. Le roi s’en aperçut. Il fait venir le cerf pour le mettre à mort. Il lui demande pourquoi il ne pleure pas avec les autres la mort de la reine. « C’est ce que j’aurais fait, dit celui-ci, si elle ne me l’avait pas défendu. Quand j’approchai, son âme bienheureuse m’apparut. Elle se rendait aux demeures élyséennes, ajoutant qu’il ne fallait pas pleurer son départ, puisqu’elle se rendait vers les parcs riants et les bois, séjour enchanté du bonheur. » À ces mots, le lion plein de joie accorda au cerf sa grâce. Cette fable signifie que c’est parfois le devoir d’un homme prudent de feindre et de s’abriter de la fureur des puissants derrière une honorable excuse.
Trad. Nevelet.
Pour le commentaire du texte…
Forme : octosyllabes / alexandrins.
L’orgueil du roi
- Voici quelques termes significatifs qui désignent le roi ou qui se rapportent à sa qualité : « Prince » (3), « ses Prévôts » (8), « maître » (21), « Monarque » (33).
- Les marques de la possession du roi sont les adjectifs possessifs « sa Province » (6), « ses Prévôts » (8), etc. L’expression « un tel jour, en tel lieu » (8) rappelle sa puissance : c’est lui qui décide (+ impératifs aux vers 36 et 37). Il est par ailleurs condescendant à l’égard du cerf (33-34).
- Sa colère est « terrible » (30-31 : rejet) et on note bien sûr l’esprit de la vengeance (31-38).
- Le champ lexical de la divinité (= le roi) est omniprésent : « tes membres profanes » (35) versus « nos sacrés ongles » (36), « immolez » (37), « mânes » (38), « apothéose » (= admission dans le royaume des saints), etc.
- Cependant, c’est un roi crédule (cf. moralité finale de la fable).
Le caractère des courtisans
- Des fidèles serviteurs : ils consolent le roi (4) et l’imitent (15-16). Le terme « caméléon » (21) provient du grec et signifie littéralement « lion [qui se traîne] à terre » / « lion bas comme le sol » : les courtisans obéissent / s’adaptent aux humeurs du roi (17 à 23 ; « singe du maître », 21).
- On relève l’allusion à Descartes (les animaux-machines) aux vers 22 et 23.
- Aux vers 28-29, la délation est évoquée au moyen d’un rythme rapide (octosyllabe / allitération en [l]). De plus, le délateur (qui n’est pas identifié) semble mentir : « Le Cerf ne pleura point » / « Un flatteur […] soutint qu’il l’avait vu rire. »
Le mensonge du cerf
Le cerf est habile (39 à 49) : il est vengé de la mort de « sa femme et son fils » (26-27), mais se justifie tout autrement. Les passés composés des vers 42 et 43 témoignent de son agilité à se placer en tant que spectateur de la scène qu’il évoque. Le récit est enchâssé : il rapporte les paroles de la reine. Il parvient à convaincre le roi grâce à la sérénité de son discours.
L’art de la satire
- La Fontaine critique les courtisans par l’évocation des animaux. On remarque qu’il donne sa définition de la cour (17-23) après avoir dépeint le comportement mimétique des courtisans.
- Le fabuliste interpelle directement le lecteur : « jugez » (11), « amusez » (52), « flattez-les, payez-les » (53), « comment eût-il pu faire ? » (interrogation oratoire). Il emploie également la première personne du singulier (17) et digresse (25-27).
- Le discours direct rend le texte vivant : 33-38, 39-43, etc.
- Un vocabulaire double : le vocabulaire humain est appliqué aux animaux (travestissement animal).
- L’ironie est également perceptible (vers 11-13 par exemple).