Jules Laforgue (1860-1887), Les Complaintes
« Complainte d’un autre dimanche »
C’était un très-au vent d’octobre paysage,
que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre,
avec sa jalousie en travers, hors d’usage,
où sèche, depuis quand ! Une paire de guêtres
tachant de deux mals blancs ce glabre paysage.Un couchant mal bâti suppurant du livide ;
le coin d’une buanderie aux tuiles sales ;
en plein, le val-de-grâce, comme un qui préside ;
cinq arbres en proie à de mesquines rafales
qui marbrent ce ciel crû de bandages livides.Puis les squelettes de glycines aux ficelles,
en proie à des rafales encor plus mesquines !
ô lendemains de noce ! ô brides de dentelles !
Montrent-elles assez la corde, ces glycines
recroquevillant leur agonie aux ficelles !Ah ! Qu’est-ce que je fais, ici, dans cette
chambre !
Des vers. Et puis, après ! ô sordide limace !
Quoi ! La vie est unique, et toi, sous ce
scaphandre,
tu te racontes sans fin, et tu te ressasses !
Seras-tu donc toujours un qui garde la chambre ?Ce fut un bien au vent d’octobre paysage…
Pour le commentaire…
Ce poème fait suite au poème « Complainte d’un certain dimanche » dans le recueil Les Complaintes, publié en 1885. Il est composé de quatre quintils et de vers croisés AB AB A. La complainte n’a pas de forme fixe ; elle comporte une dimension populaire (complainte ↔ plainte) et constitue un genre volontiers tragique (sur des sujets extrêmement divers). Les vers sont des alexandrins. Ce poème exprime le rejet d’un paysage avec lequel le poète s’était pourtant senti en harmonie. Ce poème est également orienté vers la description : on part de la fenêtre (le tableau donne son cadre) pour arriver au tableau lui-même.
Cette complainte est un texte daté (octobre 1884), il s’agit d’un face à face du poète avec lui-même en face d’un décor parisien. Les vers décrivent un paysage réel et très expressif : le poète s’y inscrit lui-même. Le poète se fait peintre, et ses sentiments évoluent au fil du poème. On retrouve des effets de refrain : on a, à la fin des vers du début et de la fin de chaque quintil, le dernier mot qui est identique. Il y a rupture entre les trois dernières strophes (description du paysage) et la dernière strophe : le poète est en révolte contre son propre ennui, ennui déjà matérialisé par la description du paysage.
La première strophe révèle un paysage archétypique du spleen : « octobre », « vent » (qui symbolise la fragilité, l’agression, la mort chez Laforgue). Le premier vers, avec « c’était un très au vent », semble de fabrication germanique mais il y a aussi le goût de former des néologismes et des expressions insolites chez le poète (on retrouve, dans d’autres poèmes, « sangsuelle », « éternullité », etc.). Toujours dans la première strophe, la pluie fait écho au « scaphandre » de la quatrième strophe. L’évocation de la paire de guêtres qui sèche semble révéler l’impossibilité du départ du poète. « Dimanche » est un jour considéré comme un jour vaquant, d’ennui : « c’était » (vers 1) s’oppose à « aujourd’hui » (vers 2) → il s’agit d’un présent qui s’éternise. Ce paysage est à l’image du poète. On trouve la présence du vent dans les vers 1, 4 et 5 : les accents sont posés sur [ã] → il y a propagation musicale du vent.
Dans la deuxième strophe, la syntaxe présente peu de verbes conjugués, les touches du peintre sont juxtaposées : le couchant (unité d’éclairage, couleur malade : « livide ») contamine le paysage (et « buanderie » s’oppose à « sales »), le Val-de-Grâce apparaît comme un monument prétentieux dans ce décor. On peut dire qu’il y a quelque chose d’impressionniste dans ces différentes touches : unité de lumière, dynamisme du vent qui contamine tout le décor dépeint par le poète (strophe 2, vers 5).
La strophe trois fait penser à la mort : les glycines sont squelettiques, et les ficelles les soutiennent mal. L’idée de mort se matérialise par la confrontation de la nature avec les « rafales mesquines » : la mort de la nature accompagne l’idée de mort générale.
La quatrième strophe confirme l’idée de mort. La poésie n’assume pas l’immortalité : elle est un bavardage d’homme qui se ressasse. On trouve des allitérations en [s] et [t] : l’allitération en [t] insiste sur le « tu » du poète et l’allitération en [s] insiste sur le « ressassement » du poète (le verbe est par ailleurs en emploi réfléchi). Le « scaphandre » annonce la complainte suivante (fœtus // enfermement). Le « c’était » du vers 1 s’oppose au « ce fut » du vers 21 : il y a prise de conscience du poète par rapport à la vie (« très » et « bien » expriment un jugement).
En conclusion, on peut signaler l’originalité du poème. On relève aussi l’absence d’éloquence : il n’y a pas de recherche d’harmonie (langage dru // violence des images) → il s’agit d’une poésie neuve, courageuse, subtile. La littérarité est impuissante.
Remarque :
Jules Laforgue est un « poète maudit » : tout comme l’ensemble de sa génération, il fait preuve de pessimisme. Les idées de l’époque (vers 1870) sont le scientisme, le positivisme (Cf. Schopenhauer et surtout E. von Hartmann, Philosphie de l’inconscient, 1877).