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Trissotin dans Les Femmes savantes

Le personnage de Trissotin dans Les Femmes savantes (1672) de Molière

Une étude de Jean-Luc.

Molière Molière avait déjà traité de la préciosité dans les Précieuses ridicules (1659). Dix ans plus tard, au lendemain de L’Avare, il confiait à Donneau de Visé son intention de produire une œuvre plus "achevée". Il fallut attendre 1672 pour que les Femmes savantes soient prêtes. Tout en renouvelant ses attaques vieilles de treize ans contre la préciosité ridicule, Molière élargissait sa critique en dénonçant le goût de certaines femmes pour la science et une certaine éducation féminine. Si Philaminte, Armande et Bélise sont plus vivement attaquées que Magdelon et Cathos, en va-t-il de même pour Trissotin par rapport à ses devanciers le Marquis de Mascarille et le vicomte de Jodelet, valets déguisés en hommes de lettres ?

Un pédant ridicule par sa prétention

Deux jours avant la création, Molière, dans une harangue au public, avait recommandé qu’on ne recherchât pas de clefs aux personnages de la pièce. En d’autres termes, l’auteur des Femmes savantes entendait affirmer qu’il ne s’était inspiré d’aucun de ses contemporains, qu’il ne prétendait attaquer et ridiculiser aucun de ses ennemis. Pourtant tout le monde voulut voir en Trissotin l’abbé Cotin avec qui Molière entretenait un contentieux. Cet ecclésiastique, érudit sachant le grec, l’hébreu et le syriaque, prédicateur et auteur mondain, académicien de surcroît, avait publié en 1666 un méchant pamphlet contre le comédien. D’ailleurs Molière prête à Trissotin deux pièces de vers : "le sonnet à Uranie" et "le carrosse amarante" qui sont de son détracteur.

Comme très souvent chez Molière, le personnage nous est présenté par les propos d’autrui avant qu’il n’apparaisse. Très vite il est l’objet de la discussion qui oppose les deux amoureux, Clitandre et Henriette. Alors que la fille de Philaminte demande à son amant de composer pour séduire sa future belle-famille en flattant quelque peu les travers par où elle pèche, elle se voit répondre tout net par le jeune homme (acte I, scène 4) qu’il ne saurait consentir à complimenter la prétention aussi sotte que ridicule que les femmes ont d’être savantes et qui très vite se cristallise sur un nom : Trissotin. Ce personnage lasse jusqu’à l’agacement un auditoire moins naïf qui le considère comme "Un benêt dont partout on siffle les écrits". Même Chrysale s’est aperçu (acte II, scène 7) du rôle essentiel que joue ce pédant et lui reproche son emphase, son verbiage et sa sottise.

Trissotin est d’abord un poète de piètre mérite qui abonde en préciosités ridicules. Il file des images outrées : son poème est un enfant nouveau-né dont l’auteur a "accouché". Philaminte sera sa marraine ; c’est aussi une nourriture qui doit mal apaiser une fringale ; l’image culinaire se poursuit avec les mots "ragoût" et "sel attique" (acte III, scène 2). Ses vers regorgent d’adverbes de manière. Son sonnet reflète le goût très conventionnel du temps, il cherche uniquement à flatter sur un sujet futile. Enfin la lecture poétique se termine sur un jeu de mots d’un goût douteux, celui du carrosse amarante qui devient de ma rente.

Le personnage est donc bien nommé, Trissotin est un triple sot et tout son art consiste à jeter de la poudre aux yeux, à éblouir les benêts et les snobs d’une érudition pédante. Enfin il apparaît très imbu de sa propre personne.

Pourtant le poète mondain sait manier le goût de la flatterie : il demande à Philaminte de lire ses œuvres pour pouvoir non critiquer mais admirer. Lorsqu’il apprend la constitution d’une académie, avec une certaine servilité, il se reconnaît du parti des femmes et honore leurs "lumières" en attendant leurs découvertes. Somme toute, ce personnage ridicule pourrait se révéler bien inquiétant.

Un personnage odieux par son hypocrisie

Trissotin est assez fin pour avoir compris tout le parti qu’il pourrait tirer de la famille qui l’abrite en sachant flatter adroitement l’amour-propre de ses protectrices jusqu’à posséder sur Philaminte "une grande puissance". Très vite le pédant est au cœur de toutes les discussions et va devenir celui qui divise la famille, le révélateur des faiblesses de chacun : la pusillanimité de Chrysale, l’autoritarisme de Philaminte et la sotte futilité des précieuses.

Cet inquiétant personnage utilise des arguments spécieux : pour défendre son sonnet contre les attaques de Vadius il use d’une formule péremptoire.

Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;
Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur.

(Acte III, scène 3)

Son sens hypertrophié de sa propre valeur ne lui permet pas de supporter la moindre critique. Tant que Vadius le flatte, il est tout miel pour le faire-valoir ; mais à la moindre attaque, il déloge l’adversaire qui a osé mettre en péril son image de marque devant le cercle de ses admiratrices. Ce revirement brutal, la violente et blessante diatribe qui succède aux longs compliments d’introduction sont révélateurs de l’amour-propre comme de la duplicité du personnage.

Ailleurs il sait faire montre d’habileté. Pour faire pardonner son emportement, il suggère (acte II, scène 3) qu’il a défendu le jugement de ses admiratrices, ainsi il lie leur sort sauf en les obligeant à se déjuger.

En fait Trissotin est surtout un intrigant, défaut redoutable que Molière avait dénoncé en 1664 dans Tartuffe. On est entiché de lui comme Orgon l’était de son faux dévot. Philaminte s’est en effet mis en tête (fin de l’acte III) de donner au poète mondain sa fille Henriette et d’en faire son gendre. Ainsi dans la place, Trissotin défend ses positions et apparaît comme un redoutable contradicteur qui ne se laisse pas déborder par Clitandre (acte IV, scène 3) non plus que par Henriette (Acte V, scène 2). Clitandre est obligé de reconnaître la valeur de son adversaire : « Et si je m’en défends, ce n’est qu’en reculant ».

Le spectateur aura encore le loisir de découvrir un envieux qui reproche à la cour de ne pas l’avoir pensionné et qui, de ce fait, dénigre l’ignorance incapable du pouvoir. Le portrait sera complété par les traits d’un plagiaire dénoncé par son rival Vadius (acte IV, scène 4).

Le stratagème final d’Ariste démasque l’hypocrite : le bel esprit n’était qu’un coureur de dot.

Conclusion

En fin de compte Trissotin est condamné par Molière pour avoir encouragé le terrorisme intellectuel que la terrible Philaminte entend faire régner dans la maison du bonhomme Chrysale. De plus le poète mondain a voulu en profiter par ses intrigues. La leçon est évidente et toujours actuelle : les Trissotin ne sont jamais que ce que nous les faisons lorsque, sans esprit critique, nous devenons les propagandistes trop zélés de la mode et du snobisme.

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