Molière (1622-1673), Les Femmes savantes (1672)
Acte II, scène 7 (spécialement la tirade de Chrysale)
CHRYSALE
511 Vous êtes satisfaite, et la voilà partie ;
Mais je n’approuve point une telle sortie :
C’est une fille propre aux choses qu’elle fait,
Et vous me la chassez pour un maigre sujet.
PHILAMINTE
515 Vous voulez que toujours je l’aye à mon service
Pour mettre incessamment mon oreille au supplice ?
Pour rompre toute loi d’usage et de raison,
Par un barbare amas de vices d’oraison,
De mots estropiés, cousus par intervalles,
De proverbes traînés dans les ruisseaux des Halles ?
BÉLISE
Il est vrai que l’on sue à souffrir ses discours :
Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;
Et les moindres défauts de ce grossier génie
Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.
CHRYSALE
Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?
J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Et redise cent fois un bas ou méchant mot,
530 Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot.
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.
PHILAMINTE
Que ce discours grossier terriblement assomme !
Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme
D’être baissé sans cesse aux soins matériels,
Au lieu de se hausser vers les spirituels !
Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
540 D’un prix à mériter seulement qu’on y pense,
Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?
CHRYSALE
Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin :
Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère.
BÉLISE
Le corps avec l’esprit fait figure, mon frère ;
Mais si vous en croyez tout le monde savant,
L’esprit doit sur le corps prendre le pas devant ;
Et notre plus grand soin, notre première instance,
Doit être à le nourrir du suc de la science.
CHRYSALE
Ma foi ! si vous songez à nourrir votre esprit,
550 C’est de viande bien creuse, à ce que chacun dit,
Et vous n’avez nul soin, nulle sollicitude
Pour…
PHILAMINTE
Ah ! sollicitude à mon oreille est rude :
Il put1 étrangement son ancienneté.
BÉLISE
Il est vrai que le mot est bien collet monté.
CHRYSALE
555 Voulez-vous que je dise ? Il faut qu’enfin j’éclate,
Que je lève le masque, et décharge ma rate :
De folles on vous traite, et j’ai fort sur le cœur.
PHILAMINTE
Comment donc ?
CHRYSALE, à Bélise.
C’est à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
560 Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
(à Philaminte.)
Vos livres éternels ne me contentent pas,
Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions2 dont l’aspect importune ;
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
570 Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
580 À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs :
Elles veulent écrire, et devenir auteurs.
Nulle science n’est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde :
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
590 Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir ;
On y sait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire ;
Et, dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire ;
Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison :
L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire ;
600 L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin je vois par eux votre exemple suivi,
Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m’était restée,
Qui de ce mauvais air n’était point infectée,
Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,
À cause qu’elle manque à parler Vaugelas.
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse
(Car c’est, comme j’ai dit, à vous que je m’adresse).
Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
610 Et principalement ce Monsieur Trissotin :
C’est lui qui dans des vers vous a tympanisées ;
Tous les propos qu’il tient sont des billevesées ;
On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé,
Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.
PHILAMINTE
Quelle bassesse, Ô Ciel, et d’âme, et de langage !
BÉLISE
Est-il de petits corps un plus lourd assemblage !
Un esprit composé d’atomes plus bourgeois !
Et de ce même sang se peut-il que je sois !
Je me veux mal de mort d’être de votre race,
620 Et de confusion j’abandonne la place.1 Il s’agit de l’ancien verbe puir.
Le mot sollicitude était considéré comme archaïque au XVIIe siècle. (Grand Robert)
2 Babioles.
Questions et réponses
Distinguez les éléments de cette longue tirade.
On peut considérer quatre grands "moments" dans la longue tirade de Chrysale – qui commence, en fait, au vers 555, l’interruption de Philaminte produisant l’effet, d’un automatisme comique, de "tourner" Chrysale vers Bélise…
- 555 – 570 : Chrysale "décharge sa rate" et "lève le masque" : tout ce qu’il a sur le cœur, sans oser jusqu’alors en parler, va être jeté pêle-mêle : les livres, la lunette astronomique (un grand luxe à l’époque ! et les instruments de physique !) Au passage : les moqueries des voisins et l’absence de service des domestiques…
- 570 – 587 : c’est le programme d’éducation des filles, vu par Chrysale !
- 585 – 602 : les occupations des Femmes savantes et de leurs serviteurs bien loin des "tâches inférieures" du ménage et de la cuisine.
- 602 – 614 : une doléance particulière, mais que Chrysale tient à exhaler : on chasse Martine, autrement dit tout espoir de "pot-au-feu" – Chrysale est touché au point sensible ! Cette doléance est suivie d’une attaque finale contre Trissotin, pour faire bonne mesure… Chrysale a "vidé son sac" de façon un peu désordonnée, mais on comprendra qu’il est ému. C’est sans doute la première fois qu’il "éclate" !
Dites ce qu’elle nous apprend sur le "ménage" Chrysale – Philaminte.
- À travers ces plaintes et revendications, on aperçoit ce qu’est l’étrange ménage Chrysale-Philaminte.
- On était déjà au courant pour ce qui touche Philaminte et son caractère tyrannique. Nous en avons une confirmation "éclair" dans le "Comment donc ?" du vers 558 ! Chrysale n’ose pas regarder sa femme en face ! Ce pauvre homme non seulement n’est plus le maître de sa maison, il y vit comme un étranger, ignoré et dédaigné des domestiques : "… et j’ai des serviteurs et ne suis point servi". On l’imagine plaçant lui-même ses rabats entre les feuilles du gros "Plutarque" parce que personne dans la maison ne sait ou ne veut les lui repasser ! Il "campe" chez lui, en célibataire ! Son seul point d’attache, de salut : la « pauvre servante », Martine, la cuisinière, grâce à laquelle il n’est pas encore mort de faim !
- Évidemment il y a une longue histoire derrière tout cela, la "montée" dominatrice de Philaminte qui, pour échapper au sort des épouses bourgeoises de son époque, a gagné les "hauts lieux de la philosophie" où son malheureux mari était incapable de la suivre…
Sur le caractère même de Chrysale.
- Chrysale n’est pourtant pas un méchant homme – et nous avons ailleurs des preuves d’une certaine largeur d’esprit de sa part : par exemple il accepte sans discuter que sa fille épouse Clitandre dont la fortune est des plus minces…
- Mais Chrysale est certainement un "faible" : il a "reçu certaine bonté d’âme" – "qui le soumet d’abord à ce que veut sa femme" ! Il s’est laissé dominer, une bonne fois et, par horreur des criailleries et des querelles, n’a jamais tenté de renverser la situation. D’autant plus que Philaminte a des alliés dans la place : Armande, Bélise, Trissotin… Et ne disons rien du goût de Chrysale pour les plaisirs de la table !
Ce morceau vous semble-t-il inspiré par la misogynie ?
- … Ce qui le rend définitivement méprisable aux yeux de Philaminte. Ajoutons-y, justement, ses idées sur les femmes et l’éducation des filles.
- Pour lui, une épouse est essentiellement une maîtresse de maison, intendante et éducatrice.
- Intendante, elle "règle la dépense avec économie", elle a "l’œil sur ses gens"…
- Éducatrice, elle “forme aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants” et prépare pour d’autres Chrysales des épouses sur son propre modèle ! Cela ne va pas loin, au point de vue intellectuel. Le proverbe sur le pourpoint et le haut-de-chausse est révélateur ! Là se révèle ce qui, à nos yeux de gens du XXIe siècle, peut apparaître comme un trait de misogynie. Dans la grande tradition bourgeoise (et pas seulement bourgeoise), Chrysale se méfie des femmes – qu’il faut toujours surveiller et "occuper" – on ne sait jamais ce qui peut sortir de leur tête !
Le "programme" d’éducation des filles de Chrysale ne vous semble-t-il pas un peu court ?
- On leur donnera donc : un dé, du fil et des aiguilles. Ce sont là les trois instruments de formation des jeunes filles ! Instruments d’asservissement plutôt. Pas de livres ! II faut laisser la Science aux docteurs de la ville.
- Donc, ne pas appliquer son esprit à la littérature ni à la philosophie. Ni à l’astronomie, bien entendu. Tout naïvement, ce brave homme de Chrysale décrit un "programme" d’abrutissement de celles qu’on considère comme d’éternelles mineures.
Concluez.
En conclusion, certes, on peut dire que Chrysale nous fait comiquement pitié. Il n’a pas eu de chance avec Philaminte ! Mais ne mérite-t-il pas, en toute justice, son triste sort, quand on l’entend formuler (dans la colère, tout de même !) de pénibles énormités ?
Voir aussi :
- Biographie de Molière
- Les Femmes savantes : commentaire de l’acte II, scène 6
- Les Femmes savantes : étude du personnage de Trissotin
- L’Avare
- Le Malade imaginaire : commentaire de l’acte II, scène 2
- Le Bourgeois Gentilhomme, étude d’un personnage : Monsieur Jourdain
- Le Misanthrope : commentaire de l’acte III, scène 4
- Les Fourberies de Scapin, acte II, scène 7