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Musset, Lorenzaccio, acte IV, scène 9

Musset (1810-1857), Lorenzaccio (1834)

Acte IV, scène 9 – Le monologue de Lorenzo

Voici le troisième monologue de l’acte IV. C’est le dernier avant le meurtre. Lorenzo a organisé un rendez-vous entre le duc et Catherine dans sa chambre afin de tuer son cousin. Dans cette scène, Lorenzo se retrouve seul et se livre à une répétition du meurtre. Il est très impatient de tuer son cousin, mais l’heure n’a pas encore sonné…

Alfred de Musset Une place ; il est nuit.

Entre Lorenzo – Je lui dirai que c’est un motif de pudeur, et j’emporterai la lumière ; – cela se fait tous les jours – une nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale ; et Catherine passe pour très vertueuse. – Pauvre fille ! qui l’est sous le soleil, si elle ne l’est pas ! Que ma mère mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver.
Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience ! une heure est une heure, et l’horloge vient de sonner ; si vous y tenez cependant ! – Mais non, pourquoi ? Emporte le flambeau si tu veux ; la première fois qu’une femme se donne, cela est tout simple. – Entrez donc, chauffez-vous donc un peu. – Oh ! mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille ; et quel motif de croire à ce meurtre ? Cela pourra les étonner, même Philippe.
Te voilà, toi, face livide ? (La lune paraît.)
Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux ; les Ruccellaï seuls valent quelque chose. – Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! s’il y a quelqu’un là-haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très comique, très comique, vraiment. – Ô bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! grand défonceur de portes ouvertes ! ô hommes sans bras !
Non ! non ! je n’emporterai pas la lumière. – J’irai droit au cœur ; il se verra tuer… sang du Christ ! on se mettra demain aux fenêtres.
Pourvu qu’il n’ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles ! Maudite invention ! Lutter avec Dieu et le diable, ce n’est rien ; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale d’un armurier ! Je passerai le second pour entrer ; il posera son épée là – ou là – oui, sur le canapé. – Quant à l’affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé ; s’il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le vrai moyen ; couché, assis, ou debout ? assis plutôt. Je commencerai par sortir ; Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons ; je ne voudrais pourtant pas qu’il tournât le dos. J’irai à lui tout droit. – Allons, la paix, la paix ! l’heure va venir. – Il faut que j’aille dans quelque cabaret ; je ne m’aperçois pas que je prends du froid, et je boirai une bouteille ; – non, je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc ? les cabarets sont fermés.
Est-elle bonne fille ? – Oui, vraiment. – En chemise ? Oh ! non, non, je ne le pense pas. – Pauvre Catherine ! que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu’aurais-je pu y faire ? au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire : crime ! crime ! jusqu’à son dernier soupir !
Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude. (Il s’assoit sur un banc.)
Pauvre Philippe ! une fille belle comme le jour. Une seule fois, je me suis assis près d’elle sous le marronnier ; ces petites mains blanches, comme cela travaillait ! Que de journées j’ai passées, toi, assis sous les arbres ! Ah ! quelle tranquillité ! quel horizon à Cafaggiuolo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! la chèvre blanche revenait toujours avec ses grandes pattes menues. (Une horloge sonne.)
Ah ! ah ! il faut que j’aille là-bas. – Bonsoir, mignon ; eh ! trinque donc avec Giomo. – Bon vin ! cela serait plaisant qu’il lui vînt à l’idée de me dire : Ta chambre est-elle retirée ? entendra-t-on quelque chose du voisinage ? Cela serait plaisant ; ah ! on y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu’il lui vînt cette idée.
Je me trompe d’heure ; ce n’est que la demie. Quelle est donc cette lumière sous le portique de l’église ? on taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent ! comme ils enfoncent ! Ils font un crucifix ; avec quel courage ils le clouent ! je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît tout d’un coup à la gorge.
Eh bien ? eh bien ? quoi donc ? j’ai des envies de danser qui sont incroyables. Je crois, si je m’y laissais aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon ! eh, mignon ! mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela, tra la la ! faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous le dis à l’oreille, prenez garde à son petit couteau. (Il sort en courant.)

Quelques éléments pour le commentaire de la scène…

Cette scène est la répétition générale du meurtre : Lorenzo est déterminé à agir. Il imagine la scène dans les moindres détails.

Un monologue mouvementé

  • Musset veut traduire l’anxiété de son héros avant le crime. Son discours désordonné est la marque de son délire intérieur. Lorenzo est en totale opposition avec le héros classique qui monologue car il extériorise son angoisse.
  • Lorenzo a plusieurs interlocuteurs fictifs : Catherine, Marie (sa mère), Philippe, les républicains, Scoronconcolo, Jeannette, Giomo.
  • Des phrases brèves, souvent nominales et de nombreuses répétitions et exclamations : « Pauvre fille ! », « Pauvre Catherine ! », « Que ma mère mourût de tout cela », etc.
  • Par la présence des tirets, ce monologue ressemble à un dialogue. En réalité, Lorenzo se parle à lui-même.
  • Le mélange des temps verbaux traduit l’agitation du personnage :
    • le futur (répétition du meurtre) : « je lui dirai », « j’emporterai », « j’irai droit au cœur ; il se verra tuer », « je passerai », « il posera », etc.,
    • le présent (plusieurs valeurs : présent de narration, présent d’actualité, présent de vérité générale),
    • le conditionnel,
    • le passé composé et l’imparfait. Lorenzo se souvient d’instants heureux.

La psychologie du personnage

Plusieurs sentiments chez Lorenzo :

  • L’angoisse, la nervosité : Lorenzo est obsédé par l’heure. Il craint de nouveaux obstacles : « pourvu qu’il n’ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles ».
  • L’amertume : les républicains sont incapables d’agir. Les hommes ne sont capables que de bavardages. Lorenzo ne se fait pas d’illusions sur l’utilité de son acte : « Si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! ».
  • La dérision de Lorenzo à propos du meurtre qu’il a programmé (fin de la scène).
  • La tendresse : lorsque Lorenzo évoque Jeannette (nostalgie), Catherine et sa mère.
  • La jubilation, l’exaltation : lorsque Lorenzo repense au meurtre qu’il va accomplir. Voir la fin de la scène : « j’ai des envies de danser qui sont incroyables ».
Voir aussi :