Le Cardinal d’Espagne, un drame de l’ambiguïté et de la folie
- Introduction
- Analyse de la pièce
- Acte I
- Acte II
- Acte III
- Un drame du pouvoir ou le pouvoir vu par un moraliste pessimiste
- Un drame de la folie et de son ambiguïté
- Dernière ambiguïté : un drame chrétien ou stoïcien ?
- Conclusion : bouffonnerie de la condition humaine et tragédie du vouloir
- Notes
Introduction
Ce drame met en scène Cisneros, un vieillard de quatre-vingt-deux ans, moine franciscain, cardinal, grand inquisiteur, alors régent du trône d’Espagne par suite de la démence de Jeanne la Folle1, jeune veuve de trente-huit ans et mère du futur Charles-Quint.
Le traitement du personnage par Montherlant ne peut manquer de surprendre : alors que les historiens s’accordent à voir dans le prélat un fin politique, un administrateur avisé, un homme de convictions, dans tous les cas, un acteur incontournable du début du XVIe siècle espagnol, le dramaturge s’intéresse à la crise qui abat le prélat et prétend l’envoyer dans les oubliettes de l’Histoire.
C’est sans doute le signe que Montherlant, malgré ses dénégations, n’a pas voulu écrire une pièce historique en tant que telle, mais qu’il s’est inspiré d’un épisode de l’histoire espagnole pour mettre en scène une nouvelle fois un de ses tourments métaphysiques intérieurs.
Il est possible que cette ambiguïté de fond et l’absence d’action aient entraîné la chute de l’œuvre lors de sa création : les représentations à la Comédie-Française ont été perturbées par des étudiants ce qui éloigna pour un moment Montherlant de la scène.
La pièce s’intéresse aux jours qui précèdent la mort subite du vieux cardinal et à la crise morale qui l’abat. Il y est question de puissance, de vie réussie ou ratée, de mémoire, de grandeur et de retraite, de sens à donner à son existence, de Dieu, de la religion et de sa collusion avec le pouvoir temporel. Montherlant y induit le spectateur en erreur : comme dans plusieurs de ses pièces, il traite apparemment d’un sujet religieux, si bien que beaucoup voient en lui un auteur catholique, mais en fait il subvertit son propos par des considérations peu orthodoxes. Il semble que pourtant, il ait voulu délibérément placer son drame dans un climat religieux. En effet le cardinal d’Espagne pourrait être perçu comme une référence inversée à la Passion du Christ : le grand homme est trahi par son neveu comme le Christ par Judas Iscariote ; chaque acte dure un jour, les trois actes s’étalent sur trois jours, la durée du temps pascal. Mais là où le Christ passe en trois jours de l’enfouissement à la gloire, le disciple Cisneros passe de la gloire à l’oubli… De toute façon, ce triptyque est signe d’équilibre, de présentation solennelle d’autant plus que chaque acte correspond à un des actes de la corrida, la liturgie hiératique d’une mise à mort2.
Analyse de la pièce
Acte I
L’acte I est celui de l’ambiguïté de Cisneros, cette citation de Service inutile préliminaire lui donne sa tonalité : « Cette phrase me rappelle le cardinal Jimenez, qui portait une robe de bure sous sa pourpre ; la bure démentait la pourpre ; c’est ce démenti que l’être de sagesse doit porter sans cesse en soi : le démenti que l’homme intérieur donne à l’homme extérieur. »
Scène 1
La scène 1 est une classique scène d’exposition. Deux seigneurs espagnols frondeurs nous révèlent combien ils exècrent le cardinal régent au point de souhaiter à haute voix sa mort.
Ils manifestent leur mépris pour la modestie des origines du prélat, et surtout leur refus nobiliaire de l’autorité supérieure : « La vertu est toujours sauve avec lui. – Penser que c’était un moinillon qui crevait de faim quand il était étudiant, qui n’est sorti qu’à cinquante huit ans d’une obscurité sordide […] ».
« Je ne peux plus sentir ses sandales crasseuses sur nos nuques pour nous courber, nous, les grands noms du royaume. Avoir délivré l’Espagne des Arabes, et être opprimé par ça ! Vouloir faire sentir, à tout propos et hors de propos, qu’on est le maître, c’est petitesse et puérilité […] ».
« Quand on est ensemble moine franciscain et gouverneur d’un royaume, est-ce qu’on n’est pas un personnage ambigu ? »
Scène 2
La scène 2 nous apprend par la bouche du neveu Luis Cardona (sans doute un dérivé de cardo, le chardon en espagnol, la mauvaise plante qui symbolise ici le traître), « encore un personnage ambigu », que le roi Charles, le futur Charles-Quint alors âgé de dix-sept ans, vient pour la deuxième fois d’ajourner sa rencontre avec le régent. Cardona y voit le mépris du Flamand pour ses futurs sujets castillans.
Cardona annonce aussi que le lendemain matin le cardinal régent doit rencontrer la reine Jeanne dite la Folle. Cette souveraine vit depuis quinze ans comme une recluse, elle est un paradoxe vivant : « Des journées entières à ne pas prononcer un mot. Et toujours sans s’occuper le moins du monde ni des intérêts de l’État ni des siens propres : elle ignore ce qu’ils sont au dernier degré, sans défense aux mains de subalterne comme une petite fille. Alors qu’elle est retranchée du nombre des vivants, de nouveaux mondes sont conquis en son nom. Elle est le tout, et elle n’est rien ». Montherlant fait de Jeanne l’antithèse de Cisneros. Il excite notre curiosité en annonçant la rencontre cruciale du deuxième acte entre deux êtres qui se sont ignorés jusqu’alors, et que tout oppose.
Cardona trace un portrait complexe de son oncle : un homme parvenu au faîte du pouvoir, cependant tiraillé par son désir de retrait, de renoncement, d’enfouissement dans la pauvreté et la solitude d’un ermitage. Mais pour ses adversaires, ces tentatives sont un jeu pour se faire mieux désirer, sa dévotion serait une habileté manipulatrice. Cardona, emporté par la défense de son oncle, est amené à révéler quelques faiblesses du régent : son recours à la force qui trahit un manque de confiance, un ton tranchant qui dissimule une force expirante, un refus de séduire comme si le temps venait à lui manquer. Si la noblesse rebelle a été domptée, si l’armée a été réorganisée, le trésor royal reconstitué, si le royaume est craint, il n’empêche que la contestation du régent a repris depuis une récente alerte cardiaque. Les ennemis de l’extérieur et surtout ceux du premier cercle se sont sentis revigorés. Surtout Cisneros paraît ridicule dans sa recherche de l’admiration d’autrui au point d’en rajouter pour impressionner : le grand homme ne se sent pas si sûr de lui.
Scène 3
La scène 3 est une analyse de la personnalité de Cardona par les ennemis du cardinal. Espion, confident, « il admire [son oncle] au point d’être obsédé par lui. Ce farouche vieillard l’exalte et l’aigrit alternativement. Cela paraît invraisemblable, que don Luis soit jaloux du cardinal… »
Scène 4
La scène 4 nous montre enfin le personnage principal vêtu de la bure franciscaine et chaussé de sandales, ne portant aucun signe de richesse et de puissance.
Scène 5
Dans la scène 5, l’oncle et son neveu s’affrontent : le second voudrait obtenir du premier un retour vers la simplicité de son régiment d’origine loin des perversités haineuses de la cour.
Cisneros : « Il est pourtant assez notoire que j’accorde quelquefois ce qu’on ne me demande pas, mais que je n’accorde jamais ce qu’on me demande ».
Cardona : « Je ne peux supporter les insultes. Sous elles, je perds toute maîtrise de moi ».
Cisneros délivre une leçon de Realpolitik, de conduite des affaires, de mépris des avanies royales, pour déboucher sur une leçon d’humilité chrétienne. « Quand on me frappe, je pense à mon Sauveur. Vous voyez mon visage : il est couvert de crachats comme le sien. Mais il faut que les épines entrent dans le crâne, pour que la couronne tienne bien sur la tête. J’ai cette couronne-là, si je n’en ai pas d’autre ». Il manifeste un masochisme doloriste, ostentatoire et orgueilleux. Finalement le cardinal s’inquiète peu de se faire aimer, il veut faire peur et être craint. Son ennemie est la faiblesse qui emporterait tout sur son passage. Il sait notamment que « sans cesse il y a quelqu’un d’ici qui me dénonce au roi, comme un écolier fautif ». Cette notation est-elle signe de perspicacité ou préscience ? Cisneros semble se comporter comme le Christ qui sait que Judas va le trahir.
Scène 6
C’est une scène de franche comédie, le face-à-face d’un chapelain ventripotent et de l’ascétique franciscain ; le premier souffre de l’aspect contradictoire de sa mission. Le duc de l’Infantado l’a chargé de faire remontrance au cardinal pour son implication défavorable dans le procès qui l’oppose au comte de la Corogne. Le chapelain grassouillet est à la torture, il ne sait comment gommer par son obséquiosité les critiques méprisantes du grand d’Espagne. Cette rencontre est destinée à montrer non seulement la crainte qu’inspire le régent mais encore à lui donner l’occasion de manifester son pouvoir et son sentiment d’impunité : les remontrances ducales n’auront pour toute réponse que le pardon méprisant du prélat.
Scène 7
C’est une des scènes capitales de la pièce. Après la prestation bouffonne du chapelain, nous retombons sans transition au cœur du drame. Sans en avoir l’air se nouent en fait les fils du destin.
Cisneros va lever un coin du voile devant son neveu confident. Il manifeste tout à la fois un orgueil certain et un véritable désintéressement. Pour lui, la politique n’est pas un assouvissement personnel : « Je gouverne ; je sers donc les hommes ». « Je ne dors pas la nuit pour que ces autres puissent dormir, à l’ombre de mes veilles. » C’est aussi l’art de les rendre meilleurs, d’exiger de chacun le dépassement de soi : « Je souffre des hommes qui m’indignent ».
Le cardinal se voit comme une force que rien ne peut arrêter si ce n’est son souverain : « Mon autorité est établie sur des fondements si solides, et j’ai si bien pris mes mesures contre tout ce qui pourrait l’ébranler, qu’il n’est rien que je ne puisse supporter avec indifférence, ou entreprendre avec succès, tant que je n’aurais pas rendu mes pouvoirs au roi. Ceux qui me veulent du mal me donnent un spectacle comique, mais cela est difficile à leur faire comprendre. Sachez que je fais ce qu’il faut pour qu’on me haïsse, et que je remonte quand bon me semble cette machine de haine. Celui à qui vous parlez vit toujours sous des menaces, et juge que c’est cela qui lui permet de vivre. Les menaces l’empêchent de somnoler. »
Il manifeste ainsi sans doute une version profane de la « sainte indifférence3 », mais surtout une suffisance et un aveuglement que la suite va révéler. Le grand homme seul n’est qu’un colosse aux pieds d’argile.
« Cardona :
Mais il y en a qui sont un peu agacés de respirer auprès de vous un air trop fort.
Cisneros :
Vous, par exemple. Faut-il que j’avoue des faiblesses que je n’ai pas, pour vous faire plaisir ? Je parle sans fausse honte de cette force qui m’est donnée. Personne que Dieu ne pourrait faire surgir tant de force de tant de fatigue… »
C’est donc autour de ces notions de service, de dépassement et d’outrecuidance que le drame va se nouer après un malentendu. Cardona ne peut suivre son oncle sur cette voie solitaire de l’héroïsme. Il vient de perdre une petite fille de neuf ans, il se sent faible et vulnérable. Il demande au cardinal de l’éloigner « des intrigues de la cour et de ce qu’elles peuvent avoir de redoutables ». Il souhaiterait revenir à l’existence plus simple de l’officier qu’il était. L’oncle ne veut pas accéder à la demande de son neveu, il met en œuvre sa théorie du pouvoir destiné à forcer les gens pour qu’ils puissent exprimer le meilleur qui est en eux, à moins qu’il ne s’agisse d’exercer son arbitraire. « Et c’est parce que je vous aime et parce que vous êtes de ma famille que j’agis ainsi : à cause de mon amour pour vous, à cause de mes devoirs envers vous, à cause de l’honneur de la famille, et aussi parce qu’étant votre parent je dois vous traiter plus sévèrement que les autres ». Selon Cisneros, la charité exigeante ne doit pas se confondre avec un amour faible et trop humain : « Vous n’avez pas à être ce que vous êtes, mais à être ce que vous devez être ». Dans tous les cas, il blesse son neveu et le conduit à le trahir.
« Cardona :
Eh bien, pour eux, malgré tout et au bout de tout, vous êtes restés le petit frère d’autrefois : ils vous méprisent.
Cisneros :
J’aime leurs mépris.
Cardona :
Quelle parole ! Le comble de l’humilité, ou le comble de l’orgueil ?
Cisneros :
Cessez donc de vous occuper de ce que je suis.
Cardona :
Pourquoi supportez-vous d’entendre de votre bouffon, de ce nain répugnant, ce que vous ne supportez pas d’entendre de moi ? Vous êtes fier d’avoir maintenant encore tant d’insolence. Mais qu’importe, puisqu’elle tombera tout d’un coup ? La partie est perdue, vous le savez bien. Pourquoi hennir et se cabrer, quand tout finit par la résignation ? À quoi bon étreindre d’une main si ferme, puisque la main d’un moment à l’autre va s’ouvrir ? Pourquoi être impitoyable, quand dans un instant on sera digne de pitié ? Il faut que les choses aient un sens. Votre énergie est quelque chose qui n’a plus de sens. Peut-être même verrez-vous s’écrouler sous vos yeux des pans entiers de ce qu’il vous a fallu une vie pour construire. Il n’y a plus d’issue pour vous que sur le terrible.
Cisneros a comme un frémissement et veut se lever, mais il ne le peut qu’avec peine. Cardona s’approche de lui pour l’aider. Le cardinal le repousse et se dresse, très droit.
Cisneros :
Jusqu’à mon dernier souffle, je garderai ma raison d’être. – Notre entretien est terminé.
Cardona :
Pardonnez-moi. Mais vous m’avez blessé au moment où il fallait vous en garder bien, et vous le saviez bien. Je suis un homme sensible…
Cisneros :
Je n’ai que faire des hommes sensibles. »
Grâce à la didascalie, le lecteur voit son attention attirée sur les propos perfides et colériques de Cardona qui joue les prophètes. Plus subtilement, le neveu incarne le tentateur en semant le trouble dans l’âme du fier vieillard. Nous le comprendrons plus tard, Cisneros vient de rater sa sortie en voulant combattre jusqu’au bout avec l’ange4 au risque de l’orgueil. En effet, pour Montherlant, la problématique de Cisneros est de réussir sa vie de chrétien : il est tiraillé entre l’idéal monastique de l’abaissement et du retrait hors du monde, et celui du serviteur prêt à mettre toutes ses forces au service du monarque et de sa foi dans les compromissions du monde. En d’autres termes, il est déchiré entre la pureté de l’idéal franciscain et l’incarnation ou l’exercice de la foi dans un monde impur. Ce dilemme se double de celui de l’humilité et de l’orgueil.
Scènes 8, 9 et 10
Ces scènes très courtes voient passer plusieurs personnages qui annoncent la fin prochaine du vieux régent, mais l’information la plus importante est bien l’entrevue de Cisneros et de la reine prévue pour le lendemain. Le plus marquant reste cependant la décision du régent d’y traîner son pusillanime neveu. Vengeance de vieillard ? Dressage ?
Acte II
L’acte II est celui de Jeanne la Folle. Une citation placée en tête le rappelle : « Elle voit l’évidence et c’est pourquoi elle est folle. »
Scène 1
La reine nous est présentée par ses demoiselles d’honneur comme souvent dans le théâtre classique. Sa folie est dépeinte comme une anorexie, un laisser-aller, un dépérissement, une révolte permanente, une cyclothymie déroutante à l’égard de sa fille, la jeune infante de dix ans. La reine semble donc avoir perdu tout ce qui constituait sa dignité de reine, de mère et tout simplement de femme.
Scène 2
La reine est tourmentée par sa démence. Elle hait le changement, la lumière, les actes de gouvernement, elle se réfugie dans le refus. Elle se croit persécutée, elle se néglige au point que sa féminité a disparu, elle est agitée par des pulsions violentes et meurtrières. Lorsqu’on lui annonce la visite du cardinal, elle est terrorisée. Le spectateur fait donc connaissance d’abord avec une malade dont la stratégie constante, malgré la pensée chaotique, consiste à dénier la réalité.
Scène 3
C’est de loin la scène la plus longue de la pièce, nous sommes donc à l’acmé du drame sans que les protagonistes ne s’en doutent. Cisneros est venu demander à la reine de recevoir son fils et de sortir de sa claustration pour la circonstance. La reine défie le cardinal dans un dialogue très serré et suivi.
La reine est consciente de son état : « Je ne veux pas me montrer parce que mon visage fait peur. Et je ne veux pas parler parce que, quand je parle, je ne peux plus cacher que je suis folle. Un peu de douceur me guérirait, mais je sais que c’est demander beaucoup ». Elle accuse Cisneros de l’avoir déclarée incapable et de l’avoir enfermée. Puis, brusquement cet accès de lucidité est rompu par la fatigue de cet effort extrême de concentration. La reine part alors dans des digressions sur son passé, sa malheureuse histoire d’amour et la déréliction de son état présent. « Jadis je mourais ainsi tant que je n’avais pas vu le roi Philippe. C’est lui qui était ma petite eau. Il y a onze ans – depuis sa mort – que je regarde les choses d’ici-bas comme les regarde celui qui sait que dans quelques jours il aura cessé d’être : avec une indifférence sans rivages et sans fond. » La reine est donc comme suspendue entre vie et mort. Elle vit l’épreuve du dépouillement, de l’aboulie. Elle est à l’opposé de Cisneros en ayant choisi de s’effacer, de ne plus vouloir : « Pourquoi ferais-je d’autres actes […], puisque je n’ai pas envie de ce qu’ils me feraient obtenir ? Aussi je ne les fais pas ou, si je les fais, c’est avec une telle souffrance… Et au-delà de cet acte fait, il y a une autre souffrance, parce qu’il n’y a plus d’acte à faire, et alors c’est le vide. » La reine est donc tout entière dans la dépossession, l’absence et le vide intérieur douloureux. Seul lui reste un souvenir qui la rattache à la vie : « Il y a un souvenir et rien. Et, quand je souhaite trop la mort, je me dis que, morte, je ne me souviendrai plus, et je n’ai plus envie de mourir ».
Jeanne la Folle se réfugie dans le rêve nocturne où elle retrouve son époux, le roi adoré. Sa prière est peu orthodoxe : « Seigneur, rendez-moi dans mes rêves ce que vous m’avez retiré dans la vie ». Cisneros, en prêtre peu compatissant, en inquisiteur intransigeant, lui répond : « Dieu ne s’occupe pas de nos rêves. La Puissance des Ténèbres s’en occupe », ajoutant une défiance maladive qui traduit un rigorisme inhumain5 : « La plupart des bonheurs doivent être attentivement surveillés ».
Dans ce face-à-face, il est aisé de deviner vers qui vont les sympathies de Montherlant.
La suite de l’entrevue est de la même eau.
La reine s’abandonne ensuite à une rêverie érotique qui fait réagir l’inquisiteur comme s’il était en présence du diable. Les deux personnages appartiennent à des mondes radicalement différents comme le souligne Jeanne : « Il y a toujours deux mondes impénétrables l’un pour l’autre. Le monde des prisonniers et le monde des hommes libres. Le monde des malades et le monde des bien-portants. Le monde des vainqueurs et le monde des vaincus. Le monde de ceux qui aiment et le monde de ceux qui n’aiment pas. Je suis du monde de ceux qui aiment, et ne suis même que de ce monde-là. » Sans que nous puissions affecter sûrement à la reine les trois premiers mondes en raison de leur formulation ambiguë, il n’en va pas de même pour le quatrième qu’elle revendique, rejetant par la même occasion le cardinal dans la cohorte des cœurs durs et impitoyables.
À chaque fois, Cisneros essaie de ramener la souveraine divagante à l’objet de sa visite et de sa demande. À chaque fois, la reine essaie de s’esquiver pour échapper à la volonté qui la torture sans répit.
Puis le débat prend soudain son envol par des considérations morales, politiques, religieuses et mystiques. Au Cisneros rigide et sûr de lui, s’oppose une souveraine ondoyante, sensible. Tour à tour, chacun va professer le sens qu’il donne à la vie, ses valeurs, ses devoirs, ses exigences… Cisneros se veut sans faiblesse alors même que la reine revendique sa fragilité. À l’assurance s’oppose le doute. Il faudrait tout citer de cette scène, l’opposition entre les ténèbres et la lumière, entre la mort et la vie : pour Cisneros « le monde est en pleine lumière » alors que pour la reine « En [lui] dérobant tout objet, l’obscurité [lui] permet de ne penser qu’à [sa] peine. » Le cardinal fanfaronne et rejette la sensiblerie féminine qu’il assimile aux prémices de la Renaissance italienne et flamande : « On ne meurt pas de chagrin en Castille ». Les deux adversaires rompent ensuite des lances sur le thème de la souffrance.
« La reine :
Vous ne savez donc pas, vous, ce qu’est la souffrance ?
Cisneros :
Mon grand âge et mon amour de Dieu m’ont mis au-delà de toute souffrance. »
Le cardinal se montre péremptoire, abuse de la première personne, exagère en toute bonne foi et aveuglement. Il croit encore tout posséder, être maître de son destin et de celui du royaume alors qu’il ignore que tout va bientôt lui être ôté. C’est pourquoi il donne des leçons : « lorsqu’on a des devoirs et lorsqu’on a la foi, on n’a que peu de raisons de souffrir ». Suivent des reproches cinglants : « Madame, […] vous voulez régner, vous ne voulez pas gouverner ». Ce sont les occasions manquées d’enrôler Christophe Colomb au service de la puissance espagnole, de s’engager au service du catholicisme militant. Cisneros reproche ensuite à la reine son irréligion. Cette accusation lui vaut en retour un aphorisme paradoxal : « Dieu est le rien » compréhensible seulement par un vrai mystique6, ce que n’est nullement le pragmatique cardinal.
C’est alors que la reine pose sa banderille :
« La reine :
Je ne vais nulle part, je suis immobile. Mais vous, où allez-vous ? Comment pouvez-vous faire un acte ?
Cisneros :
Je sais très bien où je vais, et j’ai des actes parce que l’Église a besoin d’eux.
La reine :
L’Église n’a pas besoin de vos actes. Le moulin tournera toujours, avec ou sans vous.
Cisneros, se levant :
Madame, avez-vous pensé à ce que vous dites, et savez-vous bien à qui vous parlez ?
La reine :
Je parle au Cardinal d’Espagne, archevêque de Tolède, primat des Espagnes, régent et chancelier de Castille, Grand Inquisiteur de Castille et de Leon, qui n’est que poussière comme son bouffon et comme nous tous. »
Le cardinal est estomaqué, il fait appel à la puissance qu’il représente : « Votre volonté est tendue contre Dieu Notre Seigneur. » La reine confirme qu’elle en veut à ce Dieu qui lui a enlevé son mari. Elle va d’ailleurs recourir à une expression blasphématoire : « Mon Dieu, faites-moi la grâce que je fasse toute ma vie ma volonté et non la vôtre. Non, mon Dieu, je ne ferai jamais la vôtre. » Le prélat envisage sérieusement une enquête de l’Inquisition dans l’entourage de la reine, à défaut de ne pouvoir s’attaquer à la souveraine elle-même. Inquiète des conséquences de ses déclarations, la reine se réfugie dans une profession de foi et derrière son état de santé.
Le cardinal, vexé, entend se retirer pour revenir aux affaires de l’État : « Il faut bien que quelqu’un la porte, cette Espagne que vous vous refusez à porter. » La reine pose alors sa deuxième banderille :
« La reine :
J’ai toujours cru que l’entrée dans les ordres était une mort au monde. Vous avez conçu cela différemment. Dieu et César ensemble : comment accordez-vous cela ?
Cisneros :
La grâce de Dieu l’accorde.
La reine :
Et à votre âge ! À votre âge, s’efforcer n’est plus une vertu, c’est une manie. Être habile à quatre-vingt-deux ans ! Ce n’est pas sur son lit de mort qu’on doit découvrir la vanité des choses ; c’est à vingt-cinq ans, comme je l’ai fait.
Cisneros :
L’œuvre que Dieu a accomplie à travers moi en Espagne, le combat que j’ai mené…
La reine, ricanant, haussant les épaules :
Le combat que vous avez mené ! Mener un combat ! Lutter contre les hommes, c’est leur donner une existence qu’ils n’ont pas. Et puis, quoi qu’on y gagne, cela ne dure qu’un instant infime de cette éternité dont les prêtres parlent mieux que personne. […]
Cisneros :
Qu’aurais-je dû faire ?
La reine :
Rester dans une cellule, sur votre couchette, les bras en croix, comme je fais.
Cisneros :
Cela est la mort, si ce n’est pas offert.
La reine :
C’est le royaume qui est la mort. C’est faire quelque chose qui est la mort. »
Le grand œuvre de Cisneros est mis à mal. Il se défend en rapportant ses tentatives échouées de retour vers les couvents. La reine poursuit son avantage et insiste là où ses propos font mal : « Vous vous êtes enfui vers des cloîtres parce que vous aimiez trop le pouvoir. » Les dénégations du cardinal n’y feront rien : il n’y a pas de compromis possible avec le monde pécheur, avec le monde corrupteur du pouvoir. « Nombre d’hommes qui, s’ils étaient restés hommes privés, auraient sauvé leur âme, vont en enfer parce qu’ils ont été hommes d’État. » Le cardinal serait prêt à sacrifier son âme pour le bien de l’État et croit au fond de lui-même que sa destinée politique est en accord avec le dessein de Dieu. Il énonce alors quelques propos de pure casuistique : « Au surplus, vous ignorez sans doute que j’ai une méthode d’oraison mentale qui me permet d’annihiler devant Dieu mes actions politiques au fur et à mesure que je les accomplis.7 »
Finalement, la reine réitère son choix de se réfugier dans l’inaction, elle refuse le risque de commettre le mal en agissant. Elle laisse le cardinal désemparé d’autant plus qu’elle entre dans une crise d’hystérie, et se moque de lui en le comparant à un perroquet rouge. Jusqu’au bout la reine défie Cisneros, échappe avec habileté à ses demandes et termine par un retournement de situation un peu convenu : « On causerait bien volontiers avec lui plus longuement. Mais on ne peut pas : il est fou ! »
Scène 4
Il s’agit encore d’une scène bouffonne où le confesseur de la reine, le frère Diego, désire se mettre en valeur sans habileté. Soupçonneux à l’extrême, il traque la reine pour prouver la possession diabolique. Cet abandon de son rôle de conseiller spirituel au profit de celui d’espion de l’Église le fait sombrer dans un ridicule odieux. Cisneros a tôt fait de congédier le répugnant personnage dont il ne peut rien tirer.
Scène 5
Le cardinal a décidé de prévenir le roi de la dégradation de la santé de sa mère. Il préfère confier la délicate mission à un messager plutôt qu’à une lettre. Les seigneurs présents à l’entrevue se récusent. Cisneros charge alors son neveu de rencontrer le roi. Une seconde fois, la demande de Cardona d’être déchargé est repoussée par son oncle : il doit se soumettre à contrecœur.
Acte III
L’acte III est celui de l’effondrement de Cisneros. Une citation liminaire ironique des propos du cardinal le souligne : « On ne meurt pas de chagrin en Castille. » C’est un acte crépusculaire, « à la tombée de la nuit ».
Scène 1
Le cardinal paraît épuisé, il est incapable de prendre les décisions qui s’imposent dans les affaires du royaume, ce qui surprend beaucoup son secrétaire. De plus, alors que Varacaldo est pris en flagrant délit de lecture futile, celle d’un roman merveilleux, il n’est même pas tancé par son maître.
Scène 2
L’entrevue qui suit entre Cisneros et son neveu est un autre très grand moment de la pièce. Là aussi, tout serait à citer. Cisneros se sent seul, entouré de menteurs ou de traîtres. Il a été ébranlé par les propos de la reine venus réveiller sa grande tentation au point qu’il doute de l’œuvre de sa vie.
« Ce qui me bouleverse est ailleurs : c’est parce qu’elle m’a fait entendre la voix de la vérité sortant de la bouche de la folie. Ne dit-on pas que chez les Arabes les fous sont tenus pour des inspirés ? Elle voit l’évidence, et c’est pourquoi elle est folle. »
« Au lieu de renoncer au monde pour pouvoir le dominer, comme font souvent nos grands ordres religieux, elle domine le monde et elle renonce à lui. »
« La reine m’a dit : « C’est le royaume qui est la mort. » Moi, le conducteur de ce royaume, j’ai entendu cela et j’en suis transpercé. » Montherlant voit dans le détachement de la reine, « dans son mépris sans bornes de la réalité » l’esprit de l’Espagne mystique représenté plus tard par Saint-Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, apportant « alors au monde l’essentiel de ce que peut lui apporter l’Espagne ».
« La reine a rouvert en moi cette plaie jamais fermée tout à fait, la plaie d’une tentation inassouvie. […] Toute ma vie, j’ai lutté pour ma solitude… »
Le cardinal devient mystique : « la reine m’a mis devant ma part la plus profonde, celle que je n’ose pas regarder, parce qu’elle me fait trop envie. Je voudrais me prosterner, poser mon front contre la terre, adorer Dieu, ne plus faire que cela. Sentir cette masse de contemplation qui se pousse pour être, et ne peut pas être, à cause des affaires dont je suis dévoré, à cause de ce genre humain qui me dévore morceau par morceau du matin au soir. » L’élévation spirituelle est entravée par le poids des responsabilités et des actes, la prière est corrompue par l’habileté politique, la dissimulation, les demandes malhonnêtes à Dieu pour obtenir l’efficacité temporelle. Le neveu se montre persifleur en faisant remarquer à son oncle que ses tentatives de retraite visaient en fait à obtenir du roi des pouvoirs plus étendus. Mais Cisneros n’entend pas, il montre la pièce secrète où il dort à même la pierre nue, révèle le cilice qu’il porte sous la bure. Il sait que c’est un signe de faiblesse, qu’il n’est plus le surhomme insensible aux critiques et au mépris : « je vous montre cela, j’ai tort, mais j’ai besoin de me justifier ». En fait son intention profonde est de supporter la comparaison avec la reine : « L’indifférence aux choses de ce monde est toujours une chose sainte, et – même quand Dieu en est absent – une chose essentiellement divine. Elle et moi nous nions ce que nous sommes censés être. Elle et moi nous appartenons à la même race. Ceux qui ont regardé ce qu’elle appelle le rien et ce que j’appelle Dieu ont le même regard ».
Seul, son désir de transmettre le pouvoir au futur monarque le tient encore en vie. Cardona est acerbe : « J’ai quitté un homme plein de vaillance et je retrouve un homme atteint. Voilà l’œuvre de la folle. » Et encore : « Je connaissais votre secret, vous me l’avez avoué : il était que vous aimez d’être haï. Maintenant vous ne l’aimez plus ; que se passe-t-il ? » Chacun reproche à l’autre de profiter des faiblesses et du trouble qui les affectent.
Survient alors la grande épreuve de la tentation. Cardona prononce des paroles de feu : « Oh ! comme cela serait beau, que votre œuvre s’écroulât en même temps que vous ! Avant de mourir, vous devriez déchirer votre œuvre, la déchirer ? la ravager de vos propres mains […] comme les enfants, quand la marée arrive, détruisent le château de sable qu’ils ont passé la journée entière à construire. […] Ainsi, en mourant, vous signifieriez solennellement au monde que tout ce que vous avez fait est une dérision. Voilà qui aurait un grand sens, et qui serait digne d’un homme aussi exceptionnel que vous. Voilà aussi, Monseigneur, qui serait digne de la reine, et ce mot seul, je pense, va suffire à vous convaincre. » Cisneros perçoit dans son neveu « quelque chose de diabolique » et c’est le malaise, le vertige, le reflux sanguin qui le font défaillir. Le cardinal est devenu hagard, prostré : « Les nuages se dissipent. Voici la fin des nuages… »
On peut considérer que Cisneros est entré en agonie. Il est submergé par le mal, crucifié par son neveu qui le tente diaboliquement, soumis aux quolibets de son entourage (dans la scène 3). Il semble que, dans cette scène et les suivantes, Montherlant ait pris pour modèle la passion du Christ. Le cardinal, désemparé, fait pitié et demande la commisération qu’il a refusée aux autres. Montherlant donne d’abord dans l’image pathétique d’un vieillard écrasé par son fardeau. Puis il revient à son antipathie initiale en dénonçant, par les propos du neveu, la lâcheté finale, l’irrésolution du prétendu grand homme et surtout ses illusions sur lui-même.
Scènes 3 et 4
À ce moment de la pièce, l’entourage et les opposants du cardinal se ruent sur lui. C’est un instant atroce où le neveu ne peut plus protéger son oncle contre les charognards : le secrétaire Varacaldo tente d’arracher une promotion au mourant avant que son crédit ne soit complètement ruiné ; les nobles révoltés insultent le vieillard tandis que l’archevêque, haineux, veut prouver à tout prix que Cisneros est mort en révolté. Au lieu de porter secours au moribond, ses adversaires se livrent à une prière sacrilège pour obtenir que le malade trépasse. La scène se termine sur un étonnant retournement de situation : l’homme, il y a peu à l’agonie, « ressuscite » selon les propres termes de l’auteur pour mener à bien sa mission, transmettre la succession du pouvoir au roi. Il semble bien que pour une dernière fois Cisneros ait été réveillé par la haine de ses ennemis : « je les entendais m’outrager, et j’aimais cela : c’est cela qui m’a rendu la vie ». La réaction ne se fait pas attendre, un ordre d’arrêt est préparé contre l’archevêque tandis que le bourg insurgé doit être rasé. Comme le Christ aussi, le cardinal semble vouloir remettre l’esprit au moment qu’il a choisi. Cisneros donne encore l’illusion d’être un surhomme.
Scènes 5 et 6
Les scènes finales opposent d’abord l’oncle au neveu. Le premier se rend compte qu’il a été trahi par le second qui guette anxieusement l’arrivée des émissaires royaux. Cardona tente d’expliquer les raisons de sa forfaiture : « vous vouliez me mater ». Mais il y a aussi cette horreur devant la passion inhumaine de son oncle. Cisneros imagine l’entrevue entre son neveu et le roi, comment il a été sali par son parent, et faisant appel au courage du soldat, il obtient ses aveux. Au moment où la condamnation va être prononcée, arrivent les envoyés du roi. Après les civilités d’usage, hypocrites à souhait, la missive royale enjoint à Cisneros de se retirer dans son diocèse dès qu’il aura mis au courant le souverain. Le cardinal vit ce congédiement comme une « punition » qui le foudroie. Cardona est désespéré de sa trahison tandis que les émissaires royaux prononcent une condamnation sans appel : « qu’il ne croie pas que nous ayons fini de le juger » assortie de cette perfidie qui fait mourir une deuxième fois le prélat : « Un jour on me le jugera même plus ». Exit Cisneros rejeté dans les poubelles de l’Histoire.
Un drame du pouvoir ou le pouvoir vu par un moraliste pessimiste
Cette pièce déborde de formules, de maximes pessimistes, dignes d’un moraliste du Grand Siècle. En voilà un florilège :
« Quel beau spectacle qu’une conviction politique ! »
« Vivre vieux, c’est une question de haine ». I, 1
« Un homme à qui le pouvoir monte à la tête est toujours ridicule. » I, 2
« L’ingratitude est une passion. Elle donne tant de plaisir à celui qui l’exerce qu’il ne serait pas charitable de la lui refuser ».
« […] le mépris est le plus impitoyable des sentiments. »
« Que serait-ce qu’être fidèle si on n’était fidèle qu’à ceux qui vous aiment ? »
« La politique étant le réel, et la reconnaissance étant affaire de sentiment, il serait déplorable que la reconnaissance intervînt en politique : elle y fausserait tout ». I, 5
« Je ne souffre pas des hommes qui m’insultent ; je souffre des hommes qui m’indignent. »
« On se tire toujours de l’inextricable. […] Bien des choses qui paraissaient de grands problèmes n’en sont plus quand on a le nez dessus. »
« À la cour, si on se tient à l’écart des intrigues, on est en danger parce qu’on est seul ; si on s’y mêle, on est en danger parce qu’elles vous lient. Si on lève la tête, on est écrasé ; si on la baisse, on est méprisé. Qui sert mal est puni par le prince ; qui sert bien est puni par l’envie. »
« Car il n’y a pas le pouvoir, il y a l’abus de pouvoir, rien d’autre. »
« Il n’y a rien de plus drôle que quelqu’un qui n’est pas fait pour l’insolence et qui s’efforce d’être insolent, afin de se mettre au ton d’un insolent-né, dont il souffre. » I, 7
« Il faut toujours tout remettre au lendemain. Les trois quarts des choses s’arrangent d’elles-mêmes. » II, 2
« Les petites gens se prennent avec de l’ostentation. »
« Tout est blessure, quand on est blessé. »
« La plupart des bonheurs doivent être attentivement surveillés ».
« Il est facile d’être pur quand on n’agit pas, et qu’on ne voit personne. » II, 3
« Il y a toujours des raisons d’être fou, et ces raisons sont toujours respectables. » III, 2
Il est déconcertant que Montherlant ait prévu des passages entre crochets qui pourraient n’être pas joués dans une représentation. Ce qui frappe aussi est l’abondance de l’appareil critique voulu par son créateur : postface, notes, commentaires, références historiques qui ne manquent pas d’étonner dans une œuvre que son auteur n’a pas voulue historique8. Sa pièce est donc peut-être plus un dialogue philosophique sur le pouvoir qu’un drame. De fait l’action est peu présente. Nous assistons à l’affrontement de personnes qui opposent diverses conceptions de la politique. Là réside sans doute une partie de l’échec pour cette pièce trop statique.
Le Cardinal d’Espagne peut donc d’abord être abordé comme une réflexion sur l’action et l’inaction.
Cette question a toujours préoccupé l’écrivain : est-il nécessaire de s’engager ? Comment se comporter à l’heure du découragement, de la crainte, de la lassitude ? Cisneros est déchiré entre deux biens, le service exclusif de l’État et celui de Dieu dans le monachisme, bref, entre engagement et retraite, entre action et inaction.
« Le problème que j’ai évoqué principalement dans cette pièce est celui de l’action et de l’inaction, […] Il me semble qu’ici il dévore tout le reste. Car il n’y a pas de problème plus essentiel pour un homme que celui de décider si ses actes ont un sens ou n’en ont pas. » (Postface)
Lorsque Montherlant écrit sa pièce pendant les étés de 1957 et 1958, la guerre d’Algérie prend un tournant. La société française vit un déchirement entre partisans de l’indépendance et promoteurs de l’Algérie française. Pour beaucoup c’est la lassitude devant la mobilisation des appelés, le prix à payer paraît trop lourd à certains. Bien entendu, Montherlant n’écrit pas une pièce à la sociologie primaire, mais le rappel de l’expédition d’Oran est peut-être une allusion à la situation contemporaine. Montherlant, qui n’appréciait pas beaucoup les colonisateurs, a dénoncé le prosélytisme orgueilleux de celui qui, en 1509, conseilla à Ferdinand d’entreprendre une expédition en Algérie aboutissant à la prise d’Oran. Dans la pièce, à l’acte I scène 2, il fait dire à Aralo : « Quand on se console d’une de nos armées massacrée en disant : « autant de pègre en moins »… »9, les points de suspension ont peut-être valeur de jugement implicite à l’encontre d’un gouvernement qui envoie la jeunesse du pays dans un combat étranger, et se désintéresse de son sort. On peut voir là l’origine de l’antipathie de Montherlant pour cet Espagnol « dur ». À l’opposé, il se range volontiers dans le camp des spectateurs avec Jeanne.
Ainsi, toute la pièce tourne autour de l’opposition entre Cisneros, celui qui veut marquer le monde de son empreinte au risque de se salir les mains, de perdre son âme, et de Jeanne qui refuse l’exercice du pouvoir au nom de la pureté.
Le Cardinal d’Espagne est donc bien un drame du pouvoir, de l’exercice du pouvoir, de l’usure du pouvoir. Le pouvoir est condamné parce qu’il est corrupteur. Il n’y a pas d’âmes de bronze pour ceux qui touchent au poison : c’est la première leçon de la pièce.
Un drame de la folie et de son ambiguïté
Ce drame repose sur trois personnages importants, ambigus et fous, chacun à leur manière. Ce sont bien l’ambiguïté et la folie qui sont les moteurs de l’action dramatique dans une pièce qui s’attache à décrire des caractères.
L’ambiguïté des personnages repose sur la question suivante : qui sont-ils vraiment ?
Commençons par Cardona partagé entre son amour sincère, quasi filial pour son oncle et sa haine, sa jalousie à son encontre. Cardona « mêle l’admiration et l’animosité, l’affection et la perfidie, la clairvoyance et l’inconscience. Il « aime » tout en trahissant, c’est-à-dire qu’il n’aime pas. Il trahit par envie, par petitesse, par rancune, par conformisme, surtout par le sentiment incurable de son infériorité10. » Il semble que Cardona soit jaloux de la force de caractère de son oncle. Il méprise la vieillesse racornie du prélat. Sans cesse le neveu oscille de l’affection égratignée à la méchanceté perfide. Il est en même temps celui qui trahit et celui qui entend protéger son oncle des attaques ennemies. Il est le confident et le souffre-douleur sur lequel Cisneros expérimente son pouvoir. Homme à l’esprit limité, il n’est pas taillé pour les joutes politiques et courtisanes, pourtant il est capable de « transcender sa sottise » pour tenter diaboliquement le chercheur d’absolu. Cardona est un faible bousculé par des postulations simultanées contraires, à la manière de Baudelaire.
Continuons par la reine « qui oscille sur un rythme rapide de la sagesse profonde à la folie » (postface). Cette folie marque d’abord les relations de Jeanne la Folle et de sa fille qui sont bâties sur le modèle de celles de Montherlant avec sa mère. « Nos relations étaient à peu près celles d’une mère chatte avec son petit chat ; quand ils sont couchés dans un fauteuil, tantôt ils se lèchent, ils s’adorent, et tantôt ils se griffent, un des deux saute et s’en va, la queue dressée : mordu, ça lui a fait mal. Mes relations avec ma mère étaient tantôt atroces et tantôt les meilleures du monde ». Nous pouvons d’ailleurs noter l’importance des chats dans l’environnement et l’imaginaire de la reine. Montherlant a bâti un caractère en antithèse. La reine est une femme amoureuse en même temps qu’une cloîtrée profane, elle est folle et lucide, agressive et soumise, impérieuse et révoltée. Ce qui reste en définitive est l’image de la prophétesse, de la mystique sauvage qui parle la langue des initiés. Le spectateur peut toujours s’interroger sur ses propos, logorrhée inepte ou paroles inspirées.
Finissons par Cisneros, « l’homme qui se trompe sur ce qu’il est11 ». Le Cardinal, tout au long de la pièce, hésite entre deux choix. Le prélat rêve de retraite et ne peut se détacher du pouvoir. Cisneros est-il un franciscain désireux de pauvreté et de vie recluse ou bien un mégalomane intoxiqué par le goût de l’autorité ? Il se présente comme celui qu’aucun affront ne peut blesser et pourtant à la fin de la pièce, il considère la réponse royale comme un désaveu, et il en meurt de douleur. Cisneros illustre au plus haut point cette autre formule de Montherlant : « ce que chaque être offre de plus exaltant à l’amateur d’âmes, c’est sa façon de se mentir à soi-même. »
Cependant le Cardinal d’Espagne n’est pas seulement un drame de l’ambiguïté, mais il est aussi celui de la folie.
Cette pièce présente trois formes de folie.
La première est celle du fou royal, du bouffon qui peut énoncer des vérités sans qu’elles tirent à conséquence, de celui qui, à la cour, divertit le puissant monarque. Il a la permission de dire la vérité sans crainte d’être puni, à condition de l’exprimer sur le ton de la satire ou de la moquerie. Cardona ne se prive pas de se moquer de son parent. Mais sa folie prend des aspects plus tragiques au fur et à mesure de l’avancement des actes, pour devenir celle de Judas déçu par le divin maître, celle qui dénonce perfidement celui qu’elle a adoré.
La seconde est incarnée par la reine, c’est la folie de clairvoyance de celle qui s’est placée « hors de l’humaine condition ». Elle s’inscrit dans la tradition méditerranéenne des simples d’esprit que leur innocence met en présence de Dieu12.
La dernière folie est celle de Cisneros. Elle prend les deux visages de l’hybris, la folie de démesure bâtie sur l’orgueil par lequel les dieux rendent fous ou aveugles ceux qu’ils veulent perdre, et la folie biblique, celle qui flatte les convoitises et mène finalement à la perdition. Bien entendu, dans une pièce historique de culture chrétienne, l’agnostique Montherlant ramène la conception chrétienne de la folie à celle de la morale grecque en ajoutant à la convoitise l’aveuglement du Cardinal sur lui-même.
Dernière ambiguïté : un drame chrétien ou stoïcien ?
Montherlant pourrait faire illusion. Il s’est souvent inspiré de sujets religieux. Ici, il se hasarde même à l’exploration de la vie intérieure. Pourtant son personnage principal tiraillé entre le pouvoir temporel et l’enfouissement spirituel sonne faux : le spectateur / lecteur a du mal à croire à ce combat dans l’âme du prélat d’autant plus que l’auteur entend dénoncer la « dureté » du personnage, ses conceptions et ses comportements peu chrétiens. Il existe donc une incohérence de conception à rechercher non dans le personnage historique13 mais dans les a priori de l’auteur.
Il convient de réaffirmer que Montherlant n’est pas un auteur catholique14. S’il a, dans son théâtre, été fasciné par les questions de la foi et de l’Église, c’est bien le son du nihilisme qui reste chez lui fondamental. Le « rien » de la pièce n’est pas la « nuit obscure » de Saint-Jean de la Croix ou l’abandon ultime de Maître Eckart.
Le Cardinal d’Espagne est d’une certaine manière le contraire du Maître de Santiago. Cisneros choisit de passer du retrait au pouvoir alors que Don Alvaro emprunte le chemin inverse. Mais, dans les deux cas, les cheminements débouchent sur le vide15.
Montherlant ressasse sans cesse la grandeur et la misère de l’homme. Pourtant, contrairement aux apparences et à la différence de Pascal, ce n’est pas la présence ou l’absence de Dieu qui importe. Montherlant est un agnostique qui utilise la mise en scène religieuse pour exposer sa morale stoïcienne de la grandeur.
Le sujet de la pièce pourrait se résumer ainsi : Cisneros n’a pas voulu se retirer comme Jeanne la Folle tant qu’il en était temps. Ce qui est représenté est un drame de l’orgueil, le drame de celui qui veut être absolument différent de ses congénères. S’offrent à lui deux voies : celle du haut avec la conquête du pouvoir, celle du bas par le détachement et la retraite, l’isolement. Le personnage hésite, tergiverse et finalement se trompe, parce qu’il s’est illusionné sur lui-même. Ce n’est pas l’orgueil qui est dénoncé, c’est le ridicule de se tromper sur soi-même. Ne pas se connaître pour ce que l’on est, interdit d’accéder au sommet. Voilà la faute impardonnable de Cisneros : ne pas s’être montré à la hauteur de son ambition. Le cardinal devient pitoyable. Il s’attire ainsi le mépris, puis l’indifférence et l’oubli, là où il attendait, à défaut de la renommée, la secrète satisfaction et la paix du grand œuvre intérieur.
La morale de Cisneros, c’est de lire sa grandeur dans les yeux craintifs, voire haineux d’autrui, lire son abaissement, son chemin solitaire dans les yeux admiratifs, étonnés des autres. Ne jamais laisser indifférent, voilà ce qui importe. Cisneros a besoin du miroir d’autrui pour y discerner son destin exceptionnel. Ridicule répond Montherlant qui n’a cessé d’écrire des variations autour de cet aphorisme clé de Service inutile16 : « Je n’ai que l’idée que je me fais de moi-même pour me soutenir sur les mers du néant » repris par « Seule vaut l’idée qu’on se fait de soi-même pour se soutenir sur les mers du néant ; les seules couronnes qui vaillent sont celles que l’on se donne à soi-même ».
En ce domaine Montherlant manifeste une autre ambiguïté. Ce regard intérieur, cette conscience qui juge souverainement, est paradoxal dans la mesure où il a finalement besoin d’un regard extérieur. Si l’idéal de Montherlant est la solitude irrémédiable du surhomme sur le chemin de sa perfection, on peut noter chez Cisneros ou Don Alvaro le penchant secret à être rassurés par leurs proches, à se reconnaître dans leur famille d’élection. Pour Don Alvaro, c’est Mariana ; pour Cisneros, c’est Cardona. Nous pouvons y voir là une des raisons du « dressage » du confident : il s’agit de produire un spectateur initié, voire un double, capable d’apprécier à sa juste valeur l’effort d’édification solitaire. Nous comprenons alors mieux la désillusion de Cisneros lorsqu’il découvre la trahison.
Le Cardinal d’Espagne est la chronique d’une vie ratée, ou plus exactement d’une vie rendue au néant en raison d’une mort en forme d’échec. Cisneros, sans le percevoir, va d’erreur en erreur sur lui-même et se trompe sur sa nature profonde au point d’échouer dans sa sortie par une mort dérisoire. Le personnage n’a pas les sympathies de son dramaturge. Si la pièce entretient l’illusion, les notes jointes ne laissent plus aucun doute. Ce n’est pas tant la méchanceté, la dureté, le goût du pouvoir qui sont condamnés que les hésitations et les doutes de ce chercheur d’absolu qui s’illusionne dans sa volonté d’exister au-dessus de sa condition humaine. Écartelé entre son désir de retrait et son ambition personnelle, il ne sait choisir, refusant ainsi de donner sens à sa vie. Parce qu’il refuse de reconnaître en lui le désir d’être un homme qui veut marquer ses semblables, il ne sait pas transformer sa mort en suicide. Son neveu le soumet à la grande tentation de transcender son destin mortel par le saccage de son œuvre publique, de marquer son originalité irréductible en considérant sa politique comme rien. Cisneros s’accroche désespérément à son hochet d’homme de pouvoir et ne sait pas rejoindre la grandeur stoïcienne de l’homme plus grand que sa mort ou sa variante chrétienne de l’abandon. Il se montre tout le contraire de ce que Rudyard Kipling proposait dans son If17. Ce ridicule lui vaut la méprisante condamnation à l’oubli final.
Conclusion : bouffonnerie de la condition humaine et tragédie du vouloir
Henry de Montherlant est né dans une famille pour laquelle fortune et titres étaient la hantise. Il apparaît qu’une imposture, par revendication indue de titre nobiliaire, fut commise à l’occasion du mariage de son père Joseph-Marie-Charles Millon de Montherlant avec Marguerite-Marie, fille du comte Emmanuel Camusat de Riancey, directeur adjoint de la Compagnie des Assurances générales contre l’incendie. Cette supercherie paternelle hanta sans doute le jeune Henry de Montherlant au point qu’il chercha dans Saint-Simon, Plutarque et les auteurs antiques les enseignements qui devaient lui permettre de fonder sa noblesse. Sa vie fut partagée entre faiblesse de la chair, sensualité épicurienne et exigences morales de la grandeur stoïcienne. Pétri de ses contradictions et lucide sur son théâtre intérieur, il chercha à donner le change. Son culte du sport, de la tauromachie, son goût pour la dignité dans son œuvre théâtrale prétendirent subvenir à un courage parfois défaillant.
Si le Cardinal d’Espagne avait raté sa sortie, son auteur, lui, s’est montré fidèle à ses principes. Atteint de cécité, ne supportant pas le déclin de ses facultés, Henry de Montherlant a choisi le cyanure et le revolver pour quitter la scène du monde à soixante-seize ans. Ce qui, chez ce grand admirateur des exemples antiques, était souvent passé pour du cabotinage ne put cette fois être taxé de mensonge.
Le cardinal Cisneros – Bas-relief de Vigarni – Université centrale de Madrid
Notes
1 Jeanne la Folle (1479-1555) a été reine de Castille de 1504 à 1555, et d’Aragon de 1516 à 1555. Fille de Ferdinand II d’Aragon et d’Isabelle Ire de Castille, elle épouse en 1496 Philippe le Beau, fils de l’empereur du Saint Empire Maximilien Ier. Cette jeune femme est de santé mentale fragile. Elle accède au trône en 1504, à la mort de sa mère. Son mari tente de profiter de la faiblesse de son épouse pour régner seul. Lorsque son mari décède brusquement en 1506, Jeanne sombre dans la folie et se cloître au château de Tordesillas. Son père assure alors la régence et s’engage à rendre le pouvoir à sa fille si elle recouvre la raison. À la mort du roi, en 1516, le cardinal Cisneros assure la régence, puis le fils de Jeanne, Charles Ier (futur Charles Quint), accède au trône avec les mêmes réserves. ↑
2 La note IV intitulée « Les deux pourpres » est instructive à ce sujet.
« La corrida d’un taureau est divisée en trois tercios, trois tiers, chacun de cinq minutes environ. Dans le premier tercio, le taureau est en principe levantado, tenant la tête levée, fier et ne doutant de rien. Dans le second, il est parado, arrêté : il a reçu un coup d’arrêt – les coups de piques – qui a « touché » sa fougue. Dans le troisième, il est aplomado, alourdi : alourdi, ahuri par les piques et les banderilles, et par toutes les feintes où il a, c’est bien le cas de le dire, donné tête baissée.
Dans le Cardinal d’Espagne, Cisneros est, au premier acte, levantado ; au second, parado (par la reine, qui lui a donné le coup d’arrêt) ; au troisième, aplomado.
Le troisième acte est calqué quasiment sur le troisième tercio de la course. Cisneros reçoit le coup d’épée, que lui donne l’insolence de Cardona, mais il reste debout. Les banderilleros, dans le cas analogue, font tourner rapidement la bête, à coups de capes brutaux, pour l’étourdir, la déséquilibrer, la forcer à s’abattre. De même les assistants étourdissent le cardinal blessé, d’insultes et de disputes ; chacun essaie de l’achever à sa façon. Cisneros s’effondre, mais une insulte plus forte (le coup de couteau maladroit du puntillero) l’amène à se relever. Comme fait le taureau qui s’est relevé ainsi, il se remet en marche. Le matador (qui cette fois n’est plus Cardona, qui est un enfant invisible, un jeune Mithra tauroctone, le roi) s’avance, sous les espèces de Van Arpen […]. Le coup est porté, enfin mortel.
[…] Le drame du taureau, pendant le quart d’heure de la course, reproduit la vie de l’homme, reproduit le drame de l’homme : l’homme vient assister à sa propre passion dans la passion d’une bête. Là est le grand sens du mystère taurin, et non dans la mythologie où je le voyais il y a trente ans. » ↑
3 « Seigneur, je vous demande cette sainte indifférence où vous voulez que je sois à l’égard de tout ce qu’il y a dans le monde : biens ou maux, grandeurs ou humiliations, plaisirs on afflictions. Et que m’importe d’être riche ou pauvre, d’être sain ou malade, d’être méprisé ou honoré, pourvu que je sois à vous, et que vous soyez éternellement à moi ? Que m’importe par quelle voie je parvienne à ma fin, pourvu que j’y parvienne ! Sainte indifférence, qui me délivrerait de tous les troubles, de tous les chagrins, de toutes les inquiétudes, de toutes les craintes, dont mon attachement aux créatures est la source ! Sainte indifférence, qui bannirait de mon cœur toutes les passions dont il est continuellement agité ! Sainte indifférence, qui mettrait le calme dans mon âme, et qui serait déjà pour moi une béatitude anticipée ! »
Louis Bourdaloue, Première Méditation : De la fin de l’homme. ↑
4 Le combat de Jacob avec l’ange : ce récit (Gn 32, 25-33) entend justifier pourquoi Jacob a été surnommé Israël, qui signifie « Que Dieu lutte, se montre fort ». Ce texte relate comment Jacob a combattu toute une nuit avec Dieu et comment cette lutte a laissé des traces visibles. Les relectures chrétiennes y voient le combat spirituel du croyant avec Dieu. ↑
5 Et au demeurant bien peu chrétien dans son dolorisme sous-jacent étranger à la révélation biblique : « Yahvé ton Dieu te rendra prospère en toutes tes entreprises, dans le fruit de tes entrailles, dans le fruit de ton bétail et dans le fruit de ton sol. Car de nouveau Yahvé prendra plaisir à ton bonheur, comme il avait pris plaisir au bonheur de tes pères. » Deutéronome 30:9 ↑
6 Ici se pose une question fondamentale pour comprendre ce que Montherlant a voulu faire de Cisneros.
Une note étrange en effet est piquée à ce fameux aphorisme : « La formule « Dieu est le rien » est courante chez Maître Eckhart, introduit en Espagne dès le début du XVIe siècle, et répandu surtout dans le milieu des suspects alumbrados. Or, Cisneros a été soupçonné lui-même de sympathie pour les alumbrados, et c’est pour cela qu’il sursaute ». Or nulle didascalie ne vient commenter la répartie de Cisneros dans la pièce, tout au plus un « Madame » suivi d’un point d’exclamation.
Il faudrait d’abord avoir une idée plus précise sur Maître Eckhart et les alumbrados espagnols pour interpréter les intentions de Montherlant : Cisneros serait-il en définitive un mystique caché ?
Maître Eckhart est un auteur spirituel dominicain allemand de la fin du XIIIe siècle et du début du XIVe qui a été la cible de l’Inquisition et condamné à titre posthume par la bulle In agro dominico. Depuis des études modernes ont réhabilité ce théologien de la mystique. On ne peut ici rendre compte de toute la richesse de la pensée du maître rhénan. Ceux qui voudraient en savoir plus peuvent consulter cette page de Wikipédia.
Pour l’essentiel, il distingue de manière formelle Dieu (Gott) de la déité ou essence divine (Gottheit). Ses spéculations portent sur l’être, qui dans sa radicalité absolue s’identifie à Dieu. La déité, c’est l’essence divine absolue, inaccessible en sa propre raison d’exister. Dieu, au contraire, c’est la déité qui se révèle en entrant en contact avec autrui, d’abord dans les échanges trinitaires, ensuite dans la création, puis dans l’incarnation. Suivant l’expression paradoxale d’Eckhart, Dieu n’est Dieu que dans son acte de création perpétuel ; si les créatures n’existaient pas, Dieu ne serait pas non plus. La conception qu’Eckhart se fait de la création se rattache à l’idéalisme platonicien. La création est l’acte divin qui fait passer certains de ces êtres de l’univers idéal à l’univers des réalités concrètes : toute créature possède donc un être double, l’un idéal en Dieu et l’autre réel dans le monde. Ainsi est fondée la noblesse de l’être humain rattaché à Dieu par empreinte divine. Eckhart en déduit un itinéraire mystique : l’âme part de l’unité divine, mais se retrouve dans la création au cœur de la multiplicité, aussi doit-elle s’en abstraire pour faire retour à l’unité. Elle doit donc renoncer à toute volonté propre qui la séparerait de Dieu ; elle doit dépasser tous les éléments créés, il lui faut parvenir à un détachement si radical qu’il ne subsiste plus en elle le moindre désir, même du bien ou du salut, pour aboutir à l’union mystique avec Dieu. Ainsi devrait-on comprendre l’aphorisme de l’anéantissement, « Dieu est le rien », mais qui sonne comme une religion d’ascèse (et de révolte) incongrue dans les propos de la souveraine « très catholique ». Nous sommes toujours confrontés aux ambiguïtés de Montherlant surtout en matière religieuse.
Les alumbrados, sont une appellation apparue au début du XVIe siècle pour nommer un groupe tolédan autour d’Isabel de la Cruz. Ces alumbrados se rattachent à l’illuminisme, issu de la pensée de Plotin, du néo-platonisme, de Maître Eckhart, de Tauler et de Nicolas de Cues ; mais aussi aux kabbalistes juifs et chrétiens… L’originalité de l’illuminisme tient à la façon dont il considère les rapports de l’homme et de Dieu, dans ce souci de se dégager des contingences de temps et de lieu.
De fait Cisneros fait parfois allusion au renoncement à la volonté propre, à la « sainte indifférence », à son désir d’anéantissement dans la retraite, n’arrivant pas à discerner véritablement les appels de Dieu dans sa propre vie. Mais, chez Montherlant, cet esprit positif ne se lance jamais dans des élucubrations mystiques ou dans la contemplation statique. Du moins l’homme public apparaît toujours comme un homme d’action. ↑
7 On croirait entendre la version politique du concupiscent Tartuffe à l’acte IV, scène V :
« Le Ciel défend, de vrai, certains contentements,
Mais on trouve avec lui des accommodements.
Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention. » ↑
8 « Le Cardinal d’Espagne n’est pas une pièce historique. » Postface ↑
9 Cette référence est assortie d’une note : « Il s’agit de la défaite de Gelvès, en Afrique du Nord. […] La phrase à mes oreilles ne sonne pas chrétien. » ↑
10 (Postface) ↑
11 (Postface) ↑
12 Comme le ravi provençal. Il convient de noter que Montherlant a su doter la reine Jeanne d’assez de méchanceté pour qu’elle ne puisse être confondue avec la tradition populaire. ↑
13 Il est toujours dangereux de procéder à des anachronismes et de juger les siècles passés avec notre regard d’aujourd’hui. Cisneros, comme nous tous, présente des zones d’ombre. « Les historiens d’aujourd’hui soulignent volontiers les compromissions, les violences, les actes d’intolérance propres à son époque et dont il ne fut pas toujours exempt. » (Wikitau)
Mais il ne faudrait pas oublier la sincérité de sa foi et surtout le contexte historique, à savoir la période de consolidation après la Reconquista, qui a conduit les contemporains à faire de la religion « une obsession », comme l’écrit Montherlant. ↑
14 Envisageant l’entrée de Montherlant sous la Coupole, François Mauriac écrivait dans son Bloc-notes, le 7 mars 1960 : « Montherlant, c’est pour moi un écrivain, le type même de l’écrivain français d’une certaine famille (Chateaubriand, Barrès), à laquelle je me flatte d’appartenir aussi, avec d’anciennes et solides alliances du côté de Port-Royal : j’y suis moi-même demeuré fidèle, alors que Montherlant, qui a toujours joué les libertins, y a cherché des sujets de pièce, mais non des principes de vie. Il n’empêche qu’on est des frères. » ↑
15 « Don Alvaro aime Dieu pour l’amour de l’idée qu’il se fait de lui-même ». ↑
16 Expression tirée de l’Évangile mais détournée de son sens : Luc 17,10 « Ainsi de vous ; lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été prescrit, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous devions faire. » Ce qui dans la bouche du Christ est un appel à l’humilité et à la gratuité devient, chez Montherlant, une morale personnelle élitiste : « Les vertus que vous cultiverez sont le courage, le civisme, la fierté, la droiture, le mépris, le désintéressement, la politesse, la reconnaissance, et, d’une façon générale, tout ce qu’on entend par le mot générosité. » (« Lettre d’un père à son fils » dans Service inutile) ↑
17 Si…
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre d’un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un seul mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser le rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent ;
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils.
Rudyard Kipling ↑