Arthur Rimbaud (1854-1891), Illuminations
« Barbare », un poème énigmatique
Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)
Remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête – loin des anciens assassins –
Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)
Douceurs !
Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, – Douceurs ! – les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous.
– O monde ! –
(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)
Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
O Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, – ô douceurs ! – et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
Le pavillon…Rimbaud, Illuminations (comp. 1874 / public. 1886)
Ce poème de Rimbaud est déroutant. Son abord est difficile parce qu’il est ardu de trouver une structure logique à laquelle accrocher son analyse. Ce texte se révèle au final comme une énigme dont les clés sont disséminées par l’auteur dans le texte. Il faut en effet plusieurs lectures attentives pour découvrir que Rimbaud a créé une sorte de défi intellectuel qui unifie ses jeux esthétiques et qui leur donne tout leur sens. Faute d’avoir déchiffré cette énigme, le lecteur ne peut aller au bout des intentions très construites de Rimbaud. Il est condamné à rester à la surface de ce poème qui, de prime abord, apparaît touffu, jaillissant et disjoint. Ce texte est finalement paradoxal : ces propos bouillonnants et décousus sont peut-être un réquisitoire virulent contre le nationalisme belliqueux en même temps que le rêve fou d’un monde nouveau.
Posons donc d’abord les termes de l’énigme.
Le titre d’abord : barbare. Il s’agit sans doute du sens traditionnel de cruel, de sauvage, d’opposé aux vertus de la civilisation.
Ensuite nous pouvons remarquer deux autres indices : la répétition par trois fois du mot pavillon, ce qui nous indique son importance, l’évocation métaphorique de trois domaines colorés : le rouge, le blanc et le bleu. La rencontre de ces deux indices nous guide vers le drapeau tricolore, emblème de la France.
Enfin la date de publication du recueil se situe après l’épisode traumatisant de la défaite de 1870 qui a inspiré d’autres poèmes à Rimbaud comme « Le Dormeur du Val », « Le mal ».
Thème du texte
Rimbaud donne libre cours à son imagination et à sa sensibilité au spectacle du drapeau français. Le pavillon national est associé à l’idée de barbarie et de cruauté. Il convient également de rapprocher du titre du recueil, Illuminations, le foisonnement, la disjonction et l’indice des couleurs : pour Rimbaud, l’illumination est ce court-circuit intérieur qui met en branle sa sensibilité et son imagination, c’est aussi une réalité proche selon Verlaine — qui l’écrit à Charles de Sivry — d’un mot anglais qui désigne des « gravures coloriées ».
Le type du texte est expressif, sa tonalité est lyrique, ce poème ressemble à un exercice de délire quasi extatique.
Son intérêt réside dans l’originalité de l’expression, une rédaction chaotique dans laquelle la grammaire est désarticulée, où l’on relève beaucoup d’exclamations et de cris. Ce poème donne une impression d’inachèvement par ses points de suspension finals comme si l’auteur invitait son lecteur à continuer tout seul.
Le genre nous renvoie à la poésie moderne par son absence de rimes et de vers réguliers.
Quant aux résonances pour le lecteur, elles consistent en des émotions brutales et des interrogations tant qu’il n’a pas obtenu la clé pour accéder au sens du poème.
Dans ce foisonnement chaotique, on perçoit néanmoins deux axes organisateurs :
- des couleurs qui ordonnent le jaillissement des images,
- celui d’une opposition entre la barbarie et son contraire.
Ces préalables étant posés, nous pouvons essayer de réagir face à ce texte obscur en notant ce qu’il évoque pour nous en entrant dans le dédale des associations d’idées, dans l’esprit enfiévré de Rimbaud.
Tout d’abord, il faut nous mettre dans le mode de fonctionnement de Rimbaud : ce dernier, comme Baudelaire qu’il admirait, cherche à échapper à la logique de la raison. Rimbaud comme Baudelaire souhaitait arriver à la poésie par l’évasion hors de notre perception habituelle et rationnelle. (« Le poète se fait voyant par un long, immense et déraisonné dérèglement de tous les sens. » dans Correspondance, à Paul Demeny, 15 mai 1871). Ce "dérèglement des sens" est au besoin provoqué par l’utilisation de produits psychotropes (alcool, tabac, drogue) ou tout simplement de déclencheurs comme les parfums ou les couleurs. Ici, les couleurs semblent jouer un rôle hypnotique comme dans Voyelles.
Les transes de Rimbaud s’appuient donc sur les couleurs. Le rouge "pavillon en viande saignante", peut être une allusion à la boucherie de 1870 (date probable de la composition des Illuminations)… Le bleu, "soie des mers", rêve d’ailleurs… Le blanc, "fleurs arctiques", le froid opposé au feu rougeoyant du brasier, la dureté du diamant (souvent symbole de la poésie qui confère dureté et éclat à la parole)…
Nous pourrions envisager deux parcours de lecture :
A. Un poème « moderne » déroutant
Un poème ésotérique et symbolique
- Un poème à clef : la clef est donnée dès le début, c’est le "pavillon", encore faut-il y être attentif.
- Une organisation à partir des trois couleurs : un "délire" construit à partir des associations et des oppositions.
Un poème incantatoire
- Nombreuses exclamations ;
- Nombreuses interjections ;
- Absence de phrases construites.
Un poème « moderne » déroutant
Un poème en prose
- à la syntaxe primaire (notons l’usage de la parataxe, de l’ellipse, de l’anacoluthe : par exemple le début « Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays, / Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.) ». Nous pouvons nous rendre compte que la syntaxe telle qu’elle nous a été enseignée n’est pas appliquée. D’abord on peut relever l’absence de verbe principal. Ensuite à quoi renvoie le pronom "elles" ? Normalement en bonne syntaxe, le pronom renvoie au sujet de la phrase précédente, or ici, par le sens comme par le genre et le nombre, c’est plutôt à "fleurs"…
- dont le "sens" est à construire par le lecteur à condition qu’il accepte d’entrer dans le jeu.
- Des commentaires en incise : ce qui est inscrit entre parenthèses ou entre tirets.
- Un poème en boucle : la fin nous renvoie au début.
Ce premier parcours présente l’inconvénient d’être purement formel et de reculer devant la difficulté à se mettre à la place de Rimbaud.
B. Un poème démiurgique : un chaos barbare refondateur ?
Un délire visuel
Désillusion ou espoir fou du poète ? la barbarie opposée aux vertus civilisatrices
Une forme moderne peut-être en partie parce que ce poème est resté une esquisse comme plusieurs pièces d’Illuminations.
Ce second parcours est plus risqué puisqu’il nous conduit à interpréter la prose incandescente, glaciale et brutale de Rimbaud. Cet exercice est sans doute étrange pour l’académisme des études littéraires car il est éminemment subjectif. Il permet cependant de concrétiser des positions modernes selon lesquelles le lecteur contribue activement à la création poétique par sa sensibilité et sa culture en donnant un sens personnel et un réseau de significations au texte ébauché, polymorphe, ouvrant sur plusieurs possibles.
Nous pouvons essayer malgré les difficultés de l’entreprise :
- Le rouge : cette couleur évoque le carnage, la guerre, l’endoctrinement. À ce sujet, nous pouvons noter le terme d’assassins qui mérite une explication. Les assassins peuvent être ceux qui ont poussé les soldats à la boucherie évoquée par la "viande saignante", mais ce sont aussi les envoyés du Vieux de la montagne qui, au XIIe et XIIIe siècle, ont terrorisé les croisés par leurs attentats. Ils étaient les Haschischins, les "mangeurs de haschisch", abrutis pour aller au sacrifice. Ici ils pourraient être aussi les soldats saoulés de patriotisme.
Le rouge évoque aussi le brasier, le volcan, le feu terrestre qui produit le "diamant" (blanc) dans son "cœur éternellement carbonisé", les vieilles flammes (peut-être une allusion à Vulcain, le dieu forgeron ? ce dieu entre autres producteur d’armes), … - Le bleu est associé à la soie des mers (avec le blanc de l’écume), sans doute au ciel, à la musique, à la voix de femme (par la "douceur" déjà évoquée avec la soie ?), à la nostalgie d’un ailleurs.
- Le blanc est lié aux fleurs arctiques qui "n’existent pas". La blancheur est associée à la pureté des fleurs, de la femme, à la glace, c’est la couleur de l’absence, du vide (beaucoup de civilisations en ont fait la couleur du deuil). C’est aussi, l’écume, le givre, le diamant, les "vieilles retraites" (celle de Russie ? au temps de Napoléon ?).
Finalement, ces trois couleurs sont présentées séparées, unies, contrastées au travers de toute une série de valeurs symboliques suggérées qui se répondent. Il y a une grande cohérence dans le choix des images sous leur apparente hétérogénéité.
Rimbaud suggère aussi des réseaux sémantiques labyrinthiques, invitant le lecteur à construire le "sens", à entrer dans son jeu de déstructuration et de reconstruction (dans la poésie "classique" l’écrivain associe des champs sémantiques bien identifiés par les comparaisons ou métaphores, le lecteur n’y est pas dérouté). Ici le comparé est quasi absent, on note trois seules mentions du "pavillon".
Ce « pavillon » est, dans cette entreprise, exemplaire : c’est le drapeau sur un navire qui appelle peut-être "soie des mers", c’est aussi une tente militaire (des combats sont évoqués), l’extrémité évasée d’un instrument à vent qui appelle peut-être "fanfares héroïques". Ce peut être aussi une évocation d’un pavillon Baltard, aux Halles de Paris, qui abritait entre autres au sens propre la boucherie, « la viande saignante ». Mais c’est aussi peut-être une allusion intertextuelle à la « boucherie héroïque » du chapitre 3 de Candide si l’on rapproche la boucherie des « viandes saignantes » des « fanfares héroïques ». Rimbaud écrit au moyen de raccourcis abrupts où les mots se télescopent.
De même pour le mot « chevelures », dans « choc des glaçons aux astres. / O Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes,… ». Nous avons sans doute l’évocation d’une comète par la glace, les astres, l’espace et le mot « flottant » ou « larmes blanches » en même temps que de son contraire, le monde tiède (voire torride) de l’intimité féminine dont on sait qu’elle a hanté le poète adolescent.
→ Quelle signification d’ensemble donner à ce poème mystique (et même du genre apocalyptique) ?
Ce peut être d’abord une violente critique du gâchis de la guerre de 1870 et de ses conséquences dont la Commune de Paris, noyée dans le sang.
Ensuite, Rimbaud, qui exprime sa colère révolutionnaire, y perçoit éventuellement une chance de voir surgir un monde nouveau dans une nouvelle Genèse : Après un grand soir, il y aurait un nouveau matin, ce qui expliquerait la première phrase… Rimbaud appellerait l’avènement d’un monde poétique contradictoire aux « douceurs » brûlantes, un monde originel, protéiforme, en mouvement perpétuel dans sa débauche de formes détruites aussitôt que créées, un monde de potentialités insaisissable…
Nous serions alors très proches de la « ténébreuse et profonde unité » baudelairienne1, mais aussi de son impuissance créatrice à nommer l’indicible, d’où les points de suspension finals qui seraient à interpréter de plus comme un premier abandon avant l’Adieu d’Une saison en enfer.
1 Correspondances dans Les Fleurs du Mal.
N’oublions pas qu’une des sources des poèmes en prose d’Illuminations est justement la lecture de Baudelaire, l’autre étant la vogue de cette forme littéraire dans les cercles poétiques que Rimbaud a pu rencontrer lors de son arrivée à Paris.