Le texte poétique
Supervielle (1884-1960), La Fable du monde (1938)
« Nocturne en plein jour »
Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l’univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,
5 Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes
Arrachant à la chair de tremblantes aurores.C’est le monde où l’espace est fait de notre sang.
Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants
Ont du mal à voler près du cœur qui les mène
10 Et ne peuvent s’en éloigner qu’en périssant
Car c’est en nous que sont les plus cruelles plaines
Où l’on périt de soif près de fausses fontaines.Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
Les uns parlant parfois à l’oreille des autres.
Ce texte est un poème versifié. De forme non classique, il est composé d’alexandrins. S’agissant des rimes, les deux derniers vers ne riment pas et la règle de la liaison supposée1 n’est pas respectée (cf. les vers 7 et 8 : « sang » et « renaissants »).
Étude du texte et des métaphores
Le premier vers fait référence au titre et « dorment les soleils » est une métaphore d’animation a priori. Le vers 2, au moyen d’une métaphore cosmique, présente une analogie entre le microcosme corporel (« notre corps ») et le macrocosme universel (« l’univers »). Le terme « univers », du latin universum, signifie « tourné de manière à former un ensemble » (le globe, le monde) et connote la solidarité, un système (comme le corps). « Ils peuplent nos lointains » (où « nos lointains » signifie, dans un paysage, l’horizon, ce qui est le plus éloigné) est une métaphore, déjà préparée par « au fond de » (vers 4). On relève par ailleurs l’isotopie lexicale de l’espace. « Leurs herbes luisantes » sont les nerfs (lesquels sont blanchâtres ≠ nocturne). « De tremblantes aurores » (vers 6) est une métaphore par rapport au corps : « tremblantes » fait référence à une lumière qui vacille. Les nerfs sont l’instrument de la connaissance lorsque nous dormons (vers 3) : ils sont à l’origine de la lumière en nous, ils se substituent à nos yeux.
La deuxième strophe présente une métaphore filée des oiseaux : ils sont « renaissants », ont « du mal à voler ». Ils sont « teints de rouge » (le sang → métonymie synecdoque). Le comparé est les poumons et le motif de la métaphore est la cage thoracique (// cage, d’où « des oiseaux ») ; il s’agit ici d’une métaphore lexicalisée (catachrèse). De cela découle une image inquiétante : celle de l’emprisonnement. La solidarité du système est préférable à la rupture de celui-ci, rupture qui entraînerait la mort (vers 10 et suivants). Le polyptote « périssant » / « périt » (vers 10 et 12) accroît la dimension tragique du texte. « Les plus cruelles plaines » est une métaphore spatiale : il s’agit des régions du corps. Cruel vient du latin cruor et signifie « ce qui est lié au sang » d’où des plaines, des régions du corps qui sont sanglantes. On peut voir ici une hantise de la mort. Les « fausses fontaines » du vers 12 rappellent l’idée d’écoulement d’un liquide, du sang et font référence aux artères, aux veines.
Les deux derniers vers signifient que l’on n’a pas conscience de notre intériorité : c’est de la méconnaissance de cette intériorité tragique dont il est question.
En conclusion, ce texte poétique est d’une extrême richesse métaphorique. La métaphore filée de l’image spatiale est très visuelle, concrète. L’image des oiseaux (deuxième strophe) est formulée comme une énigme et c’est la métaphore qui révèle le mystère. L’ensemble des adjectifs employés dans le poème forment un réseau lexical de l’inquiétude.
Quelques détails qui peuvent donner une nouvelle dimension à ce poème : Supervielle était cardiaque et ses parents sont morts à quelques jours d’intervalle pour avoir bu de l’eau de source empoisonnée (→ voir ce site pour en savoir plus).
1 « La règle dite de la liaison supposée (…) bannit la rime de deux mots si l’un se termine par une voyelle et l’autre par une consonne muette (type voilà / là-bas) ou si les deux se terminent par des consonnes qui ne feraient pas leur liaison par le même son (océans / néant). »
M. Aquien, La versification appliquée aux textes, page 47, 2e édition, A. Colin.