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Hugo, Paris-guide de l’exposition universelle de 1869

Victor Hugo (1802-1885)

Introduction au Paris-guide de l’exposition universelle de 1869

Chapitre 1 : « L’Avenir »

Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. Elle s’étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d’armée et un boucher ; la pourpre de l’un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l’autre. Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile. Elle n’éprouvera que médiocrement l’admiration d’un gros chiffre d’hommes tués. Le haussement d’épaules que nous avons devant l’inquisition, elle l’aura devant la guerre. […] [Q]uiconque voudra aura sur un sol vierge un toit, un champ, un bien-être, une richesse, à la seule condition d’élargir à toute la terre l’idée patrie, et de se considérer comme citoyen et laboureur du monde ; de sorte que la propriété, ce grand droit humain, cette suprême liberté, cette maîtrise de l’esprit sur la matière, cette souveraineté de l’homme interdite à la bête, loin d’être supprimée, sera démocratisée et universalisée. Il n’y aura plus de ligatures ; ni péages aux ponts, ni octrois aux villes, ni douanes aux États, ni isthmes aux océans, ni préjugés aux âmes. Les initiatives en éveil et en quête feront le même bruit d’ailes que les abeilles. La nation centrale d’où ce mouvement rayonnera sur tous les continents sera parmi les autres sociétés ce qu’est la ferme modèle parmi les métairies. Elle sera plus que nation, elle sera civilisation ; elle sera mieux que civilisation, elle sera famille. Unité de langue, unité de monnaie, unité de mètre, unité de méridien, unité de code ; la circulation fiduciaire à son plus haut degré ; le papier-monnaie à coupon faisant un rentier de quiconque a vingt francs dans son gousset ; une incalculable plus-value résultant de l’abolition des parasitismes ; plus d’oisiveté l’arme au bras ; la gigantesque dépense des guérites supprimée ; les quatre milliards que coûtent annuellement les armées permanentes laissés dans la poche des citoyens ; les quatre millions de jeunes travailleurs qu’annule honorablement l’uniforme restitués au commerce, à l’agriculture et à l’industrie ; partout le fer disparu sous la forme glaive et chaîne et reforgé sous la forme charrue ; la paix, déesse à huit mamelles, majestueusement assise au milieu des hommes ; aucune exploitation, ni des petits par les gros, ni des gros par les petits ; et partout la dignité de l’utilité de chacun sentie par tous ; l’idée de domesticité purgée de l’idée de servitude ; l’égalité sortant toute construite de l’instruction gratuite et obligatoire ; l’égout remplacé par le drainage ; le châtiment remplacé par l’enseignement ; la prison transfigurée en école ; l’ignorance, qui est la suprême indigence, abolie ; l’homme qui ne sait pas lire aussi rare que l’aveugle-né ; le jus contra legem compris ; la politique résorbée par la science, la simplification des antagonismes produisant la simplification des événements eux-mêmes ; le côté factice des faits s’éliminant ; pour loi, l’incontestable, pour unique sénat, l’institut. Le gouvernement restreint à cette vigilance considérable, la voirie, laquelle a deux nécessités, circulation et sécurité, l’État n’intervenant jamais que pour offrir gratuitement le patron et l’épure. Concurrence absolue des à-peu-près en présence du type, marquant l’étiage du progrès. Nulle part l’entrave, partout la norme. Le collège normal, l’atelier normal, l’entrepôt normal, la boutique normale, la ferme normale, le théâtre normal, la publicité normale, et à côté la liberté. La liberté du cœur humain respectée au même titre que la liberté de l’esprit humain, aimer étant aussi sacré que penser. Une vaste marche en avant de la foule Idée conduite par l’esprit Légion. La circulation décuplée ayant pour résultat la production et la consommation centuplées ; la multiplication de pains, de miracle, devenue réalité ; les cours d’eau endigués, ce qui empêchera les inondations, et empoissonnés, ce qui produira la vie à bas prix ; l’industrie engendrant l’industrie, les bras appelant les bras, l’œuvre faite se ramifiant en innombrables œuvres à faire, un perpétuel recommencement sorti d’un perpétuel achèvement, et, en tout lieu, à toute heure, sous la hache féconde du progrès, l’admirable renaissance des têtes de l’hydre sainte du travail. Pour guerre l’émulation. L’émeute des intelligences vers l’aurore. L’impatience du bien gourmandant les lenteurs et les timidités. Toute autre colère disparue. Un peuple fouillant les flancs de la nuit et opérant, au profit du genre humain, une immense extraction de clarté. Voilà quelle sera cette nation.
Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe.

Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité.
L’Humanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais ce à quoi assiste le dix-neuvième siècle, c’est à la formation de l’Europe. […]


Victor Hugo, Introduction au Paris-guide de l’exposition universelle de 1869.
Paris : Librairie internationale, 1867 : Chapitre I « L’Avenir ».

Une étude de Jean-Luc.

Introduction

Victor Hugo Dans la lignée de la Légende des siècles dont la première publication remonte à 1859, Hugo clame sa foi dans le progrès. L’esprit humain, à l’œuvre secrètement, fait naître un monde utopique1. L’ascension ne va pas sans difficulté car le Mal mène une lutte perpétuelle contre le Bien. C’est « l’homme montant des ténèbres à l’idéal, la transfiguration paradisiaque de l’enfer terrestre, l’éclosion lente et suprême de la liberté, droit pour cette vie, responsabilité pour l’autre ». Hugo qui a beaucoup pratiqué la Bible2, a toujours été séduit par la mission du prophète chargé de scruter les lueurs de l’avenir3.

Hugo profite d’une plaquette publicitaire qui doit vanter les bienfaits de l’Exposition universelle de 1869 pour annoncer la venue prochaine d’un monde nouveau. En 1867, Hugo, toujours exilé à Guernesey, interrompt ses travaux de romancier sur l’Homme qui rit pour se lancer dans un projet polémique plus discret, la préface et la maîtrise d’œuvre du Paris-guide de l’exposition universelle de 1869. La finalité de l’entreprise est, comme dans l’Argent de Zola publié vingt-quatre ans plus tard4, de dénoncer indirectement la politique vénale et faussement libérale de Napoléon III. En contrepoint, Hugo y fait l’éloge de la Convention de 1789, force de progrès fondatrice des temps nouveaux. En prophète laïque et républicain, il voit Paris succéder à Athènes, la cité de la Raison, et à Rome, la capitale de la chrétienté. La capitale française devient la ville-monde, le point focal de la liberté et de la fraternité universelles. Les peuples qui viennent se presser à l’Exposition effectuent par avance un pèlerinage dans la future Jérusalem de l’humanité réconciliée, pacifiée et unifiée. Hugo reprend la tradition des peuples de la Terre qui viennent rendre hommage au Dieu tout-puissant5 ou de la visite des Rois mages sur les lieux de l’enfantement.

Ce texte pourrait appartenir au genre littéraire du discours. Il a des allures de déclaration officielle devant un parterre politique, mais il est proche aussi du sermon religieux. Son type est rhétorique en même temps que descriptif : Hugo s’y livre à la retranscription précise d’un songe pour faire naître l’enthousiasme chez le lecteur. Cet extrait relève du registre littéraire lyrique. Le lecteur peut noter également des aspects épiques. Les propos présentent un intérêt philosophique évident : ils reflètent le romantisme social de Victor Hugo, conception héritée des idéaux des Lumières dont le rationalisme sévère a été corrigé par un mysticisme d’inspiration chrétienne. Le lecteur est touché par cet appel à ce qu’il y a de meilleur en lui. Il peut également apprécier l’idéal socialiste et pacifiste de la deuxième moitié du XIXe siècle tout en mesurant la justesse de la prophétie.

Parcours de lecture : Vision prophétique d’une humanité devenue fraternelle.

1. Un texte prophétique

  • Présence des futurs, le XXe siècle…
  • Continuité avec le passé : « Elle aura la gravité douce d’une aînée. » Allusion à l’appellation traditionnelle de la France, fille aînée de l’Église. La France, fille aînée de l’Église, devient sous la plume de Victor Hugo mère de l’Humanité. Hugo reprend la mission révolutionnaire de la France qui est chargée d’apporter la liberté à l’Europe et au monde entier. Cette vocation civilisatrice universelle est colorée de jacobinisme par ses effets centralisateurs. Paris prend implicitement le relais de Rome pour assurer la paix.
  • Le prophète n’est pas seulement celui qui lit dans le futur. Il est aussi le représentant de la Parole qui fait advenir, le verbe créateur du démiurge : Hugo utilise sept fois la formule « sera » qui est un appel à la vie. On peut relever cette prédominance des verbes d’état qui expriment la nature profonde. Ce texte dense recourt aux rythmes cumulatifs qui appellent à l’existence cette création nouvelle. L’emploi à six reprises du verbe « aura » souligne la plénitude exubérante de cette future société qui vient parfaire l’ancienne. La vision s’achève sur un rythme ternaire qui renforce la solennité du dévoilement6 : « Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe. » Les futurs se transforment à la fin en un présent final à valeur gnomique, « est entrevue », pour mieux attester la continuité et la force de l’idéal, puis dans le présent d’énonciation, « assiste », afin d’en souligner le début de réalisation dans un processus inéluctable.

2. Une vision utopique

  • Hugo célèbre le pacifisme de cette future nation. Il se livre à une satire de la guerre qui est rabaissée. Le combat moderne ne saurait produire la moindre « gloire » car les armes se sont avilies en banals « projectiles coniques ». Les généraux sont assimilés à des « boucher[s] » qui versent inutilement le sang. Le poète épique de la Légende des siècles s’est mué en ironiste qui reprend la critique voltairienne du chapitre 3 de Candide. Il remplace l’absurdité de la « boucherie héroïque » par une arithmétique commerciale de bourgeois sensé qui refuse le « gaspillage […] d’un gros chiffre d’hommes tués. » Le lecteur peut noter que la guerre a son origine dans le nationalisme. Ce sont les affrontements d’intérêts locaux qui disqualifient les belligérants. La conséquence est immédiatement tirée : l’universalisme européen doit signer la fin des nations perçues comme de monstrueux vestiges des temps barbares.
  • Hugo se présente donc comme un fils des Lumières. À la suite de Voltaire, il dénonce la collusion entre les pouvoirs belliqueux et la religion évoquée dans la forme révoltante de l’inquisition. Il n’y voit qu’une atteinte à la liberté de pensée, une injure à la raison. La dénonciation de l’obscurantisme est devenue tellement sûre d’elle-même qu’elle entraîne seulement un méprisant « haussement d’épaules ».
  • Hugo fonde sa République universelle sur le modèle romain du soldat colon, « citoyen et laboureur du monde ». Seulement la terre des pères, la patrie, s’étend désormais à toute la planète. Il reprend également une image biblique tirée de la vision d’Isaïe7 : « partout le fer disparu sous la forme glaive et chaîne et reforgé sous la forme charrue ». La mise en valeur du bien commun, « un sol vierge », ne doit léser quiconque. Hugo, en bourgeois du XIXe siècle, entend fonder son utopie sur le respect du droit de propriété. En ce domaine, il n’est pas disciple de Rousseau. Il reprend la thèse chrétienne de l’Homme, roi de la création. Seul le droit de propriété peut garantir cet accomplissement, « cette maîtrise de l’esprit sur la matière, cette souveraineté de l’homme interdite à la bête ». Il faut simplement qu’elle soit « démocratisée et universalisée ». Cette vision reste utopique car Hugo ne propose aucune institution ou régime pour établir cette nouvelle charte.
  • La France, ferme modèle du monde. Hugo s’inspire des thèses libre-échangistes physiocrates. Le célèbre « laissez faire, laissez passer » attribué par Turgot à Vincent de Gournay en 1759, dans son Éloge funèbre est repris dans la formule mathématique : « La circulation décuplée ayant pour résultat la production et la consommation centuplées ». Hugo crée un raccourci implicite saisissant entre la fin des taxes et la liberté de pensée. Dans son énumération, il passe sans transition de la fin des péages, des octrois et des douanes à la liberté des océans8 puis à la mort des « préjugés [dans les] âmes. » Cette nation universelle est bâtie sur l’initiative chère aux libéraux, et sur l’industrie organisée. Hugo utilise la métaphore des « abeilles9 », insecte prisé dans la poésie, dont la production n’a de sens qu’au service de la ruche. Remarquons que cette société vouée au travail a besoin d’unité (pour ne pas dire d’uniformité). Là encore Hugo propose de s’appuyer sur les acquis de la Révolution développés par Napoléon 1er : le système métrique, le Code civil et toute la rationalité de la science. Hugo emploie à sept reprises l’épithète « normal(e) », affirmant par là qu’il faut s’appuyer sur la force contraignante de la connaissance, du droit législatif et de la régulation incitative par l’État10 pour garantir paradoxalement « à côté la liberté ». Il n’hésite pas non plus à demander l’unité linguistique dont le lecteur comprendra à demi-mot, en fin de texte, qu’elle se fera autour du français. Comme plus tard Zola dans l’Argent, Hugo promet l’enrichissement par la circulation monétaire et la Bourse11. Par une succession de phrases nominales qui accumulent les décisions, Hugo force l’évidence. La parataxe se substitue aux liens de causalité pour renforcer l’inéluctabilité du processus. C’est un catalogue de mesures comme dans un tract électoral. Le poète politique propose la suppression des armées pour consacrer les forces vives à la production. Hugo promet sans preuve la fin des « antagonismes » sociaux. Il reprend les thèses de Claude Gueux en voulant abolir la damnation sociale par « l’instruction gratuite et obligatoire ».

3. Un socialisme mystique

  • Le catholicisme est remplacé par un humanisme universel. Hugo dès le début par un rythme cumulatif cherche à définir la caractéristique de cette nation nouvelle débordante de qualités : « illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale ». Le lecteur peut noter son statut paradoxal de puissance qui n’est pas fondée sur la force, ni sur un territoire. Sa grandeur vient de son économie, de sa culture et de sa générosité. L’amour chrétien est remplacé par l’amitié entre les peuples. Notons que Victor Hugo continue de propager implicitement les thèses voltairiennes : la science unit là où les religions divisent. Relevons l’abondance des concepts personnifiés par l’emploi des majuscules, des notions qui agissent, qui avancent en masse : « la foule Idée conduite par l’esprit Légion ». On croirait voir le peuple innombrable de l’Apocalypse12. Plus loin Hugo convoque « l’Humanité ». Il bâtit la République des savants dans « la politique résorbée par la science » et veut « pour unique sénat, l’institut ». Le prophète rêve d’une société école. Le lecteur se rend compte que Victor Hugo expose une idéologie.
  • La vision eschatologique paulinienne et apocalyptique est devenue la simple utopie d’un paradis terrestre. Hugo paraphrase les textes sacrés en un credo du progrès qui se substitue au catholicisme, appellation religieuse de l’universel. Hugo réutilise par exemple la vertu du nom telle que l’expérimente la Genèse. Dieu appelle les choses et les êtres à l’existence en les nommant. Hugo à son tour emploie la force du Verbe : « Elle s’appellera l’Europe […] elle s’appellera l’Humanité. » Hugo évoque la sphère du sacré dont il a évacué toute composante religieuse. Tantôt il sacralise des réalités profanes comme l’amour et la pensée « aimer étant aussi sacré que penser ». Tantôt il désacralise comme lors du réemploi de « la multiplication de pains, de miracle, devenue réalité ». La vision béatifique se termine sur des métaphores osées voire contradictoires. Cette civilisation du travail ne connaît pas les loisirs. Hugo, emporté par son lyrisme, invente une sorte de spirale infernale : « un perpétuel recommencement sorti d’un perpétuel achèvement ». Comment apprécier la métaphore monstrueuse qui suit où la valeur civilisatrice du labeur est assimilée à l’effrayante « hydre sainte du travail » dont le progrès coupe les têtes hideuses pour leur permettre de se régénérer indéfiniment ? On peut relever à cette occasion le rôle réducteur de l’oxymoron qui fait passer la présence divine dans une réalité profane. La hache du bourreau, hier tant combattue, est ici curieusement rachetée par son œuvre « féconde ». La « guerre » est sauvée en devenant « émulation » dans la mise en valeur des ressources planétaires. L’« émeute » est sanctifiée par l’intelligence. Hugo retourne et réhabilite des réalités hier viles, demain admirables parce qu’un peuple de mineurs « fouillant les flancs de la nuit » aura opéré « une immense extraction de clarté ». Le symbole de l’ère industrielle opère une transmutation. La technique, alliée de la science, met fin à l’obscurantisme.
  • Le « penseur, ce contemplateur des pénombres » nous livre un credo républicain, celui que l’on retrouve au fronton de nos bâtiments publics : Liberté, Égalité, Fraternité. Si cette devise puise ses origines dans la Révolution française, c’est la future IIIe République qui l’adoptera officiellement. Le premier terme apparaît quatre fois dans l’extrait ; le second, une seule ; quant au troisième, il est seulement évoqué par celui de famille. On peut penser que le texte de Victor Hugo a contribué à leur adoption.
Conclusion

Cette page inspirée par les textes prophétiques de la Bible est toute vibrante des idéaux hugoliens. L’exilé les revisite, animé de l’esprit des Lumières, pour clamer sa foi dans le progrès. Il y fustige peu les dérives liberticides du second Empire. Tourné vers un avenir proche, il appelle l’avènement d’un monde nouveau pour lequel il s’est battu avec générosité : pacifisme, lutte contre la misère et l’exclusion sociale, éducation, liberté… La vision eschatologique se laïcise en un paradis terrestre humaniste dont le Mal a été banni par les seuls efforts de l’esprit humain. L’extrait est comme un condensé de la pensée politique hugolienne (à la vérité plus proche d’une poésie utopiste généreuse que d’un programme de gouvernement), il est sous-tendu par l’idée d’une nécessaire réconciliation afin que la France et Paris redeviennent des guides éclairés pour l’humanité. Hugo est en train de devenir le penseur sublime dont la IIIe République va faire un mythe.
Pourtant il va être cruellement démenti par les faits. Trois ans plus tard, a lieu la défaite de Sedan. En effet elle porte en germe les deux conflits mondiaux qui vont mettre l’Europe à feu et à sang, et lui faire perdre sa suprématie mondiale. L’appel à l’universalité semble rencontrer peu d’écho chez nos contemporains apeurés par la mondialisation. Où sont passés cette idée de la grandeur de la France disparue semble-t-il avec le gaullisme, et ce mythe d’une culture européenne dominante ? Les guerres sont toujours plus nombreuses. Les conflits nationalistes et idéologiques ensanglantent toujours notre Terre. L’Europe  n’est plus le centre du monde à l’heure où émerge l’Asie… Le prophète n’était-il donc qu’un rêveur idéaliste ?
Ces pages peuvent néanmoins continuer d’éclairer notre réflexion par leur générosité. Elles ont sans doute animé la foi des penseurs européens comme Maurice Schumann ou Jean Monnet. Aujourd’hui encore, elles demeurent d’actualité dans la construction européenne où s’opposent les souverainistes, partisans de nations fortes, les fédéralistes, les tenants d’une union purement économique et les adeptes d’une Europe supranationale. Elles peuvent être surtout l’occasion de réfléchir à notre héritage, aux valeurs qui ont fondé l’Europe, à ces racines qui, mal reconnues, n’irriguent plus de leur sens et de leur génie le projet politique.


Notes

1 Hugo reprend une thématique biblique, celle que développe Paul dans son Épitre aux Romains (8,18-23). Saint Paul compare aux douleurs de l’enfantement le travail de l’Esprit qui prépare secrètement un monde nouveau.
« Car si la création actuellement n’a pas d’avenir, cela ne vient pas d’elle mais de celui qui lui a imposé ce destin. Il lui reste cependant une espérance : la création aussi cessera de travailler pour ce qui se défait, et recevra sa part de la liberté et de la gloire des enfants de Dieu.
Nous voyons bien que toute la création gémit et souffre comme pour un enfantement. Nous-mêmes, qui avons reçu l’Esprit comme une première avance, nous gémissons en nous-mêmes, dans l’attente de nos droits de fils et de la rédemption de notre corps. » 
2 Il s’est exprimé à ce sujet notamment dans le poème « Aux Feuillantines » des Contemplations
3 On peut citer notamment le fameux  « Fonction du poète » dans le recueil les Rayons et les ombres :
« Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
ll est l’homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C’est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,
Comme une torche qu’il secoue,
Faire flamboyer l’avenir !
Il voit, quand les peuples végètent !
Ses rêves, toujours pleins d’amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour. » 
4 Zola s’y livre, pour sa part, à une critique très acerbe de l’Exposition universelle de 1868. 
5 « Les princes de Tarsis et les îles lointaines
apportent leurs offrandes ;
les rois de Saba, de Séba, paient la redevance ;
tous les rois devant lui se prosternent,
tous les peuples veulent le servir. » Psaumes 72 10-11 
6 Une sorte d’équivalent à la chute dans la nouvelle. 
7 « Il sera un arbitre pour la multitude des peuples.
De leurs épées ils feront des socs de charrues,
et de leurs lances, des faucilles.
On ne lèvera plus l’épée, nation contre nation,
on n’apprendra plus à faire la guerre. » Isaïe chap 2 verset 4 
8 Le proscrit a contemplé pendant des années le flot qui bouleverse tout, les masses d’eau auxquelles le tyran n’a pu imposer sa domination.
On peut penser aussi que Victor Hugo, fidèle à sa ligne de pensée exprimée dans les Travailleurs de la mer, à savoir que la force brutale de l’océan sera domestiquée par les progrès de la science et des techniques, évoque le percement du Canal de Suez qui sera achevé deux ans plus tard, en 1869. Il s’inscrit là dans la pensée saint-simonienne. 
9 Peut-être assistons-nous à un retournement pacifique de l’emblème napoléonien. 
10 Qui fournit « le patron et l’épure ». Cet État est non seulement législatif, il est aussi ingénieur et enseignant. Hugo lui attribue un rôle prédominant dans la voirie, nous dirions aujourd’hui les transports ou l’aménagement du territoire. Hugo ne peut que constater les bienfaits de la pensée saint-simonienne qui a animé les grands travaux du second Empire. 
11 De fait le second Empire a permis l’enrichissement des classes moyennes, Hugo ne peut le nier. 
12 « Aussitôt après j’ai vu une foule immense que personne ne pourrait compter. Ils appartiennent à toutes les nations, à tous les peuples et tous les clans, à toutes les langues » Apocalypse 7, 9 

Voir aussi :

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