Œdipe Roi de Sophocle
- L’œuvre et ses contextes
- La réécriture du mythe
- La structure énigmatique d’Œdipe Roi
- Une pièce de la dualité
- Lectures mythique, anthropologique, politique et philosophique d’un échec
(Plan proposé par Madame Corinus – Université Lumière Lyon 2)
Introduction
Œdipe Roi est une pièce du dramaturge antique Sophocle. Ce mythe, mêlant deux horreurs, le parricide et l’inceste, est déjà réputé avant le XXe siècle, et l’intérêt que les sociétés lui portent s’accroît avec la théorie du complexe d’Œdipe développée par Sigmund Freud. Son prénom devient même une antonomase (il passe de nom propre au répertoire commun). La théorie de Freud s’appuie sur la pièce de Sophocle « Oidipous Turannos », mais la base de lecture de Freud est psychanalytique.
Nous nous tournerons vers la lecture, non d’Œdipe l’enfant, mais d’un Œdipe incarnant la totalité de l’être humain, aux prises avec sa condition humaine.
I. L’œuvre et ses contextes
1) Présentation de la pièce et de l’auteur
Œdipe Roi est une tragédie écrite entre 430 et 426 avant J.-C. Sa réception est un peu particulière puisque mitigée. Elle n’est pas récompensée lors de sa représentation, mais saluée comme un chef-d’œuvre absolu, et comme modèle de la perfection de la tragédie selon Aristote.
Sophocle (entre Eschyle et Euripide, bien qu’il ait connu les deux), est reconnu très tôt comme dramaturge. Né en -496 à Colone (Athènes), il écrit dès son plus jeune âge, et rencontre le succès alors qu’il n’a pas encore 20 ans, avec la réception d’un premier prix de concours tragique. Il recevra par la suite des prix de façon régulière.
Sophocle est un écrivain très prolifique, puisqu’en effet il est l’auteur de quelque 123 pièces, de poèmes, et d’un essai. Il ne nous reste aujourd’hui de son œuvre que sept tragédies : Ajax, Antigone, Les Trachiniennes, Œdipe Roi, Électre, Philoctète, Œdipe à Colone, ainsi qu’un drame satyrique (Les Limiers).
2) Définition de la tragédie selon Aristote
Une tragédie est « une imitation d’une action noble »1, en ce sens qu’elle se distingue de la comédie. Le sujet de la tragédie est hors du commun, et de plus « mené jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue »2, elle est directement représentée sur scène et suit un plan logique, linéaire, vraisemblable, sans digression inutile. La tragédie n’a « pas recours à la narration »3, elle n’est donc pas une épopée. Enfin, elle doit susciter chez les spectateurs « la pitié et la terreur »4, émotions particulières, afin de les purger de leurs passions (catharsis).
L’apogée de la tragédie a lieu à Athènes au Ve siècle av. J.-C. (c’est-à-dire le siècle de Sophocle), pendant le règne de Périclès (-461/-429), puis décline au IVe siècle. En quatre-vingts années, ce sont quelque centaines de pièces qui auront été rédigées.
3) Les fonctions de la tragédie dans la cité
Dans l’Antiquité, la tragédie et le théâtre ont une importance perdue de nos jours. Ils avaient autrefois une place fondamentale, et ce pour plusieurs raisons :
- Fonction politique : nous sommes alors à l’apogée de la cité. L’État est une puissance économique, politique (démocratie) et militaire, tant et si bien qu’il s’impose dans le monde contemporain. De plus, Athènes est une puissance culturelle, grâce à une politique culturelle très forte et favorisant l’émergence des arts qui doivent servir son prestige. Le théâtre et la tragédie sont « un spectacle politique offert à la cité à elle-même […] un sacre de la cité »5.
- Fonction civique : la tragédie a pour vocation de rassembler, d’unir la société athénienne, puisque tous peuvent y assister (citoyens, métèques, hommes, femmes, riches, pauvres, …).
- Fonction religieuse : les spectacles sont effectivement liés à la vie religieuse, étant donné que lors des représentations un culte est donné à Dionysos, et qu’un prêtre de ce même dieu est présent. Les spectacles sont d’ailleurs joués pendant les fêtes en l’honneur de Dionysos (pendant les Lénéennes, fin janvier, et pendant les Grandes Dionysies, fin mars).
- Fonction morale : les tragédies doivent améliorer le citoyen, elles ont une valeur formatrice (la catharsis, régulation des passions). Elles sont une représentation directe sur scène des passions pour que le spectateur puisse s’en libérer par identification au héros et projection sur lui.
4) L’organisation des spectacles
Les spectacles ont lieu lors de concours tragiques, qui durent trois jours consécutifs, chaque auteur ayant droit à cinq heures d’affilée. Trois auteurs en lice présentent généralement trois tragédies et un drame satyrique. À la fin du concours, un jury élit la meilleure pièce, et donc le meilleur dramaturge, qui obtient honneur et prestige.
Les représentations ont lieu en plein air, dans le theatron ; des gradins sont disposés en hémicycle, souvent taillés à même la pierre, c’est ici que le public s’installe. Vient ensuite l’orchestra, l’espace du chœur. Un couloir permet l’accès à l’espace des représentations, c’est le parados. Enfin, la skéné, qui est un baraquement destiné à dissimuler la coulisse. Depuis Sophocle, la skéné sert de décor. La seule question que nous nous posons encore est l’endroit où les acteurs jouaient, on suppose cependant que la pièce était exécutée entre l’orchestra et la skéné.
5) Les interprètes
La partie lyrique est interprétée par le chœur. Ce dernier est composé de quinze choreutes, tous physiquement identiques, et chantant la même partition. Ils représentent une entité collective, l’assemblée de nobles thébains conformistes dans Œdipe Roi (les règles sociales et religieuses) et sont dirigés et individualisés par le coryphée, qui prend la parole en leur nom. Ils accompagnent et soulignent la tension dramatique.
Quant à la partie dialoguée, elle est interprétée par trois acteurs (ce à partir de Sophocle). Le protagoniste, qui est le premier des acteurs et joue le personnage principal (Œdipe, le héros éponyme), le deutéragoniste (le prêtre, Jocaste, le vieux pâtre) et le tritagoniste (Créon, Tirésias, le messager de Corinthe, le valet de palais). Le jeu n’est pas stylisé, mais réaliste. L’enjeu principal à l’époque était d’être vu, et tous les moyens étaient mis en place pour : les acteurs portaient des costumes et des masques (qui leur permettaient de changer de personnage et d’amplifier leur voix) et des cothurnes (chaussures à talons compensés).
II. La réécriture du mythe
1) Les mythes de Thèbes
Le mythe d’Œdipe appartient au cycle thébain, on le retrouve même dans deux épopées (l’Œdipie et la Thébaïde, toutes deux disparues). Le cycle thébain regroupe les récits de la vie des héros fondateurs de la ville de Thèbes, c’est-à-dire la famille des Labdacides. Polydore, qui fonde la ville, est le père de Labdacos, lui-même père de Laïos. Jocaste appartient à cette même lignée. Toute la famille d’Œdipe est donc de sang royal.
2) Les invariants du mythe
Il existe beaucoup de versions différentes des aventures d’Œdipe, mais toutes regroupent plusieurs mêmes étapes.
Premièrement, la malédiction. L’oracle de Delphes annonce avant la naissance d’Œdipe la prophétie du double crime dont il va être l’auteur, Œdipe sera parricide et incestueux. Laïos et Jocaste exposent l’enfant dès sa naissance sur le Mont Cithéron. L’enfant est ensuite trouvé et sauvé de la mort par un berger corinthien, qui va le remettre à son roi et à sa reine, alors stériles. Ils traiteront Œdipe comme leur propre fils. Insulté d’enfant bâtard, ce dernier part à la recherche de ses origines. Il rencontre ainsi l’oracle de Delphes qui lui annonce : « Tu tueras ton père, épouseras ta mère ». Croyant le couple royal corinthien ses parents, Œdipe s’enfuit vers Thèbes. Sur le chemin, la première étape de la malédiction s’accomplit, puisqu’il tue (sans le savoir) son père biologique au cours d’une altercation. En arrivant sur Thèbes, Œdipe répond à l’énigme de la Sphinge, qui en récompense libère la ville. Pour l’en remercier, il est proclamé roi, et épouse la veuve Jocaste. La deuxième étape de la malédiction s’accomplit. La prophétie s’est finalement révélée vraie, sans qu’Œdipe lui-même le sache. Son destin finit par lui être révélé ; Jocaste se suicide.
3) Le choix de la dramatisation
Sophocle, afin d’intensifier la tension dramatique de sa pièce, choisit d’occulter le crime de Laïos. Laïos est contraint de quitter le trône, pour ne pas se faire tuer. Il se réfugie chez le roi de Pise, Pélops. Ce dernier demande à son invité d’apprendre à son fils Chrysippe à conduire un char. Laïos, au lieu de répondre à cette attente, viole Chrysippe, qui, honteux, se suicide. Laïos est alors coupable moralement de son acte et de ses conséquences. Pélops appelle Apollon et lui demande de maudire Laïos : puisque ce dernier a privé Pélops de descendance, lui ne doit pas en avoir non plus. La malédiction n’est alors pas individuelle. En occultant cet épisode, Sophocle rend la malédiction inexpliquée, Œdipe semble alors maudit sans aucune raison. Son destin est incompréhensible, d’autant plus qu’il est absurde et insupportable.
Le dramaturge décide aussi d’inventer un thème : la peste de Thèbes. Tant que le meurtrier de Laïos ne sera pas retrouvé, la peste restera sur la ville. Cet élément pourrait être inspiré de l’Iliade ; quoi qu’il en soit il installe le pathos, puisqu’Œdipe se trouve dans une situation particulièrement pénible. Il devient vital de démasquer l’assassin, ou Thèbes ne sera bientôt plus. La tension dramatique en est ainsi renforcée.
Enfin, Sophocle sélectionne plusieurs variantes : tout d’abord celle de la descendance incestueuse. Ici, Œdipe épouse Jocaste puis enfante Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène. La dramatisation est extrême, puisque cette relation incestueuse aura des conséquences sur la génération future. Secondement, c’est la variante de la cécité et de l’exil. Quand Œdipe apprend la vérité, il se crève les yeux. Parfois (comme chez Homère), Œdipe garde ses yeux, on le retrouve même dans les Champs Élysées, sans que la malédiction n’ait aucunement pesé sur lui. Il arrive même qu’on retrouve un Œdipe resté roi après avoir découvert l’accomplissement de la prophétie. Ici, il part ensuite en exil, accompagné de sa fille Antigone. Cette dernière variante intensifie encore son destin, puisqu’on assiste à une déchéance et physique, et sociale.
Tous ces choix, au-delà de dramatiser la pièce, servent à provoquer la terreur et la pitié.
III. La structure énigmatique d’Œdipe Roi
1) Une structure classique
La structure d’Œdipe Roi est a posteriori classique ; Aristote l’a du moins présentée comme telle.
Un drame théâtral alterne les parties dialoguées, en vers réguliers (trimètres iambiques) et dans une langue parlée usuelle, et les parties lyriques, dont les vers sont irréguliers mais la langue plus poétique.
Selon Aristote, le drame doit être construit d’une certaine manière. Il débute par un prologue, la première scène qui présente la situation (p. 7-14, le prêtre annonce qu’il faut trouver le meurtrier de Laïos). Suit le parodos, ou l’entrée du chœur (p. 15-17, le chœur supplie les dieux d’aider Thèbes), puis les épisodes, au nombre de trois ici, mais pouvant aller jusqu’à cinq. Ce sont des parties dialoguées, séparées par des stasimon, chants du chœur (p. 19-32 : la malédiction d’Œdipe est annoncée, dispute entre le héros et Tirésias ; p. 35-57 : querelle entre Œdipe et Créon, Jocaste révèle les circonstances de la mort de Laïos ; p. 59-82 : révélation, déploration).
2) L’originalité de la perspective rétrospective : une singulière intrigue policière
Le récit n’est pas linéaire, sinon la démultiplication des lieux deviendrait ingérable. De plus, il prendrait trop de temps, car il se déroule sur environ 40 ans. Sophocle use donc de la rétrospective pour revenir vers le début. Cette ligne narrative est plus simple car elle n’inclut qu’un lieu, Thèbes, et qu’un temps, pendant lequel est évoqué le passé. L’illusion théâtrale est là : l’histoire d’Œdipe peut se passer en même temps que la représentation.
Sophocle nous offre une nouvelle lecture du mythe. Tout le monde dans la Grèce Antique connaît Œdipe, un récit chronologique n’aurait pas été intéressant, il n’y aurait pas eu de suspense. Pourtant, toute la pièce est construite sur le suspense, car elle ignore la fatalité qui s’abat sur Œdipe. La rétrospective permet de dévoiler les apparences, et de faire la part entre le vrai et le faux. Toute la pièce est basée sur la confusion entre le vrai, le faux, et les apparences.
Donc, paradoxalement, la pièce est structurée de telle sorte que la tension dramatique tient le spectateur en haleine tout du long. On reconnaît la structure d’une enquête policière : tout d’abord la découverte du crime, puis l’enquête, et enfin la résolution et le châtiment.
3) Une architecture exemplaire
Selon Aristote, Œdipe Roi présente les principes de la composition des pièces dramatiques.
Premièrement, Sophocle maîtrise l’art du renversement : la péripétie (intrigue) permet de passer d’une première situation à une situation opposée : de la félicité du héros puissant au désespoir d’un homme misérable, qui a perdu sa famille, son trône, et le respect.
Ensuite, la progression dramatique est ternaire, permettant de passer du nœud, du conflit, à la résolution :
Temps de l’aveuglement : Créon est le suspect, c’est une fausse piste. Des éléments dramatiques tels que la dispute et avec Thèbes, et avec Tirésias, et avec Créon permettent de douter assez rapidement de la culpabilité de Créon (p. 13/28/36). | Temps des éclaircissements : Œdipe est finalement le premier suspect, l’enquête est finalement résolue. Ici les éléments renforçant la tension dramatique sont la révélation de Jocaste, puis les témoignages du messager corinthien et du berger thébain. | Temps du châtiment : Triple châtiment : suicide de Jocaste, mutilation : spectacle terrifiant car douleur physique et morale. Œdipe passe de la lumière à l’obscurité, mais il est aussi frappé par la lumière de la vérité. Jeu connaissance/ignorance, exil : ici mort sociale. Renforce le pathos. |
4) La tension dramatique
La combinaison de péripéties et de reconnaissance plus les retournements de situation forment la tension dramatique. Ce qui devait être positif in fine ne révèle que des éléments à charge. Jocaste veut apaiser Œdipe, mais c’est elle-même qui le fait douter. Le messager qui venait apporter du réconfort au roi lui apprend que Ménope n’est pas sa mère, et que Laïos a été tué par des brigands. Le berger lui confirme qu’un seul brigand a commis le crime. Nous assistons à un renversement croissant de la tension dramatique.
Tous les éléments concernant le châtiment sont mis en valeur par le dialogue entre le chœur et les personnages. Œdipe déplore deux choses à la fois : son sort incompréhensible et le destin qui attend ses enfants ; ses filles surtout en subiront les conséquences. Le drame continue, ne touchant que des personnages a priori innocents.
IV. Une pièce de la dualité
1) « Des origines du crime aux origines d’Œdipe » (G. Winter)
Comme dit dans le titre de cette sous-partie, chaque élément du crime va peu à peu se retourner contre Œdipe, malgré lui. L’enquêteur se retrouve être le coupable. Peu à peu, chaque élément biographique d’Œdipe se précise comme un élément à charge. La question « qui est le meurtrier de Laïos ? » mute en « qui est Œdipe ? ». Enfin, l’investigation se transforme en introspection.
2) L’ambivalence d’Œdipe : dualité de l’être et contradiction du destin
Œdipe, celui qui répond aux énigmes de la Sphinge, s’avère être lui-même une énigme.
Sujet | Avant l’enquête | Après l’enquête |
Origines | Corinthien Ses parents sont Polybe et Ménope | Thébain Ses parents sont Laïos et Jocaste |
Compétences | Sagace, perspicace | Ignorant, aveugle |
Moralité | Justicier, enquêteur. Sauveur de Thèbes, homme providentiel (médecin) | Criminel, coupable, péril de Thèbes (maladie, souillure) |
Stature | Le meilleur de tous, riche, puissant, admiré, honoré, il est plus un dieu qu’un homme | Le pire de tous, mendiant, proscrit, exilé, il est un monstre plus qu’un homme |
Nom | Positif : oïdi-pous signifie « celui qui sait à propos des pieds ». Il s’agit de celui qui sait répondre à l’énigme sur les pieds de la Sphinge | Négatif : oïdi-pous signifie « celui qui a les pieds enflés ». Enfant non voulu dont on a voulu se débarrasser sur le Mont Cithéron, porteur de l’infamie de la malédiction. |
3) L’art du double sens
Si Œdipe est dualité en son nom et en son destin, il l’est aussi par son langage. On appelle une amphibologie une formule à double entente.
Par exemple, dès les pages 19-20, Œdipe énonce une formule double. Il annonce l’imprécation contre le coupable, mais sans s’en rendre compte, il se maudit lui-même. Il va jusqu’à expliquer les causes de la malédiction qui vont l’atteindre. Sans le savoir ni le comprendre, Œdipe annonce son passé et son futur. On peut voir là à la fois une amphibologie et une ironie tragique, car Œdipe est « pris au mot » et pris au piège par la même occasion. Le pathos est de mise, ainsi que la catharsis. L’ironie tragique donne une allure, un ton pathétique à la pièce.
Œdipe est, dans la pièce, le personnage incarnant l’échec.
V. Lectures mythique, anthropologique, politique et philosophique d’un échec
1) Culpabilité et innocence
Toute la pièce repose sur la notion de l’échec, puisqu’à la fin, Œdipe a tout perdu (son intelligence, son titre, sa famille…). Mais quelle est la responsabilité d’Œdipe dans son malheur ?
Chez Sophocle, Œdipe n’est coupable de rien, il tue son père en croyant qu’il est quelqu’un d’autre, et de plus par légitime défense. En outre, il épouse sa mère car forcé par le peuple thébain qui le veut comme roi. Par ailleurs, il est un très bon fils à l’égard du couple royal corinthien. Dans l’ordre humain, Œdipe est donc innocent.
Mais dans l’ordre du sacré, Œdipe est coupable, ce pourquoi il est châtié, renvoyé à l’animalité, rejeté du règne de l’humanité.
2) Lecture mythique : le châtiment de l’hybris
À la lecture de la pièce Œdipe Roi, on peut penser que les dieux s’acharnent contre lui pour le perdre, mais pourquoi ? Œdipe apparaît en fait être un homme double : s’il est un roi généreux, bienveillant et déterminé, il est aussi un homme orgueilleux. Il est fier de sa filiation royale (p. 72-73), et il a une haute estime de lui-même. Il est aussi fier de son intelligence, d’où sa dispute avec Tirésias (p. 29). Œdipe est aussi, pour son malheur, obstiné, car malgré les conseils de sa femme et du berger, il continue son investigation jusqu’à sa propre perte. Œdipe agit toujours dans l’excès. En plus d’être la figure de la démesure, il est aussi celle du châtiment même de l’hybris. Il se croit au-dessus des mortels, une rivalité s’établit donc entre Œdipe et les dieux. Il est prié comme eux par ses sujets. Les dieux vont donc le châtier, puis le faire remonter dans Œdipe à Colone. Après des années d’errance, au moment de sa mort, il va connaître la gloire (finalement post-mortem). Son corps sera porteur de bienfaits pour la ville qui recueillera sa dépouille : l’apothéose d’Œdipe est dans sa mort.
3) Lecture anthropologique : la lignée bancale
Œdipe vient d’une famille dissymétrique. Les noms de ses pères le prouvent même, puisque Labdacos signifie « le boiteux », Laïos « le gaucher » dans le sens qu’il n’est pas dans la norme (cf. le viol de Chrysippe et sodomite avec Jocaste). Enfin, Œdipe veut dire « pieds enflés ».
De plus toute la famille fait des écarts par rapport à la norme :
- troubles dans la succession sur le trône, car succession indirecte. Une régence a lieu après la mort de Labdacos, Laïos est victime d’un coup d’État et revient sur le trône après une longue période, et Œdipe monte sur le trône de façon « indirecte ». Après lui, ses fils jumeaux Étéocle et Polynice s’entretuent dans un combat fratricide.
- filiation problématique (stérilité, monstruosité). Laïos par rapport à Labdacos n’a pas de souci, mais lui-même, en ayant des rapports gauchis, a quand même une descendance. Œdipe lui-même a une descendance incestueuse. Ses filles meurent vierges et ses fils s’entretuent sans avoir eu de descendance. La famille finit par s’éteindre, comme l’avait finalement annoncé la malédiction.
- bouleversement dans l’ordre des générations, car Œdipe est à la fois l’enfant, l’époux, le frère, et le père. Il brouille la succession attendue en incarnant toutes les générations à la fois. Il est finalement la personne de l’énigme de la Sphinge. Il bouleverse l’ordre du temps, l’ordre des générations, l’ordre du cosmos (les femmes n’enfantent plus, la terre ne gère plus…).
4) Lecture politique : contre la tyrannie
Oedipus tyrannus est le titre donné par Sophocle en grec ancien, tyran signifiant tirer son pouvoir du peuple (ici thébain, qui lui a donné le trône) ou par la force. Il ne s’agit donc pas d’Oedipus basileus, qui aurait été roi par hérédité. Le pouvoir d’Œdipe est un pouvoir fragile, car non légitimé par l’hérédité, il peut être remis en question, d’où sa crainte qu’on lui reprenne le pouvoir. Par là son pouvoir est susceptible de dériver vers l’arbitraire, la cruauté, ou l’iniquité, car il l’exerce seul. D’ailleurs Œdipe est coléreux, impulsif, brutal et despotique par les velléités du pouvoir absolu. Sophocle remet ainsi en question le pouvoir autocratique, susceptible de devenir tyrannique, et met en évidence la bienfaisance de la démocratie (cf. Créon p. 98).
Œdipe va être le pharmakos de Thèbes. Tel un bouc émissaire lors des fêtes des Thargélies, il est expulsé de la ville. Ainsi la souillure est éliminée, les risques contre la démocratie sont circonscrits. Thèbes se retrouve purifiée, protégée de toute survenue de l’autocratie.
5) Lecture philosophique : le tragique de la condition humaine
Œdipe Roi offre une réflexion sur l’Homme (défini par son mode de locomotion, comme dans l’énigme de la Sphinge). Œdipe incarne l’Homme, le savant, le maudit.
En effet, di (deux) – opus (pieds) renvoie clairement à celui qui se tient sur deux pieds, soit l’Homme. Dans ce cas, le destin d’Œdipe représente le drame de la condition humaine, mais aussi le destin de la condition humaine, destin fait de variations entre le bonheur et le désespoir : prince thébain – enfant exposé – prince corinthien – vagabond – roi thébain – mendiant proscrit. Œdipe Roi exprime donc la relativité du bonheur. Nous n’avons aucune maîtrise sur notre destin. La pièce souligne aussi l’incapacité de l’homme à savoir s’il est heureux ou pas, sauf à la fin de sa vie. Sophocle pointe du doigt une condition humaine faible, qui subit son destin, sa vie, les aléas de l’existence.
L’Homme lui-même est donc une énigme, on ne peut vraisemblablement le définir. Pourtant, à la page 25, la vérité est dite à Œdipe, dès le début de la pièce, mais il est incapable de la comprendre. L’oracle de Delphes dira « Connais-toi toi-même », mais peut-on connaître l’Homme ? La pièce nous dit en tout cas que c’est impossible.
C’est la prise de conscience sur l’ambiguïté humaine, par la naissance de la conscience tragique et l’impossibilité de gérer sa condition, qui a donné autant d’éclat à la pièce de Sophocle.
Conclusion
Le mythe d’Œdipe a été écrit et réécrit de nombreuses fois. Sénèque nous présente une histoire d’Œdipe très cruelle, mais nous pourrions aussi citer chez les auteurs classiques R. Garnier, J. Racine avec La Thébaïde ou les Frères ennemis (1659), ou Corneille qui invente une sœur à Œdipe, qui veut prendre le pouvoir. Cette histoire oscillant entre amour et pouvoir, est moins choquante, à cause des normes de l’époque. À noter que Voltaire lui aussi a écrit à propos d’Œdipe. Après le XXe siècle, nous citerons A. Gide et J. Cocteau avec sa Machine infernale. En musique, Stravinski a composé Œdipes Rex, au cinéma Pasolini a réalisé Edipo Re (1967).
Notes
1, 2, 3 et 4 Citations issues de la Poétique d’Aristote (-335).
5 Citation de Geneviève Winter.
Illustrations :
- Eugène Ernest Hillemacher, Œdipe et Antigone s’exilant de Thèbes, 1843, Orléans, musée des Beaux-Arts
- Plan d’un théâtre grec, wikimedia.org