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Albert Cohen, Belle du Seigneur

Albert Cohen (1895-1981)

Belle du Seigneur (1968)

Albert Cohen Il raccrocha, se tourna vers elle. — Sache, ô cousin chéri, que le dixième manège est justement la mise en concurrence. Panurgise-la1 donc sans tarder, dès le premier soir. Arrange-toi pour lui faire savoir, primo que tu es aimé par une autre, terrifiante de beauté, et secundo que tu as été sur le point d’aimer cette autre, mais que tu l’as rencontrée, elle, l’unique, l’idiote de grande merveille, ce qui est peut-être vrai, d’ailleurs. Alors, ton affaire sera en bonne voie avec l’idiote, kleptomane comme toutes ses pareilles.

« Et maintenant elle est mûre pour le dernier manège, la déclaration. Tous les clichés que tu voudras, mais veille à ta voix et à sa chaleur. Un timbre grave est utile. Naturellement lui faire sentir qu’elle gâche sa vie avec son araignon officiel, que cette existence est indigne d’elle, et tu la verras alors faire le soupir du genre martyre. C’est un soupir spécial, par les narines, et qui signifie ah si vous saviez tout ce que j’ai enduré avec cet homme, mais je n’en dis rien car je suis distinguée et d’infinie discrétion. Tu lui diras naturellement qu’elle est la seule et l’unique, elles y tiennent aussi, que ses yeux sont ouvertures sur le divin, elle n’y comprendra goutte mais trouvera si beau qu’elle fermera lesdites ouvertures et sentira qu’avec toi ce sera une vie constamment déconjugalisée1. Pour faire bon poids, dis-lui aussi qu’elle est odeur de lilas et douceur de la nuit et chant de la pluie dans le jardin. Du parfum fort et bon marché. Tu la verras plus émue que devant un vieux lui parlant avec sincérité. Toute la ferblanterie2, elles avalent tout pourvu que voix violoncellante. Vas-y avec violence afin qu’elle sente qu’avec toi ce sera un paradis de charnelleries1 perpétuelles, ce qu’elles appellent vivre intensément. Et n’oublie pas de parler de départ ivre vers la mer, retiens bien ces cinq mots. Leur effet est miraculeux. Tu verras alors frémir la pauvrette. Choisir pays chaud, luxuriances, soleil, bref association d’idées avec rapports physiques réussis et vie de luxe. Partir est le maître mot, partir est leur vice. Dès que tu lui parles de départ, elle ferme les yeux et elle ouvre la bouche. Elle est cuite et tu peux la manger à la sauce tristesse. C’est fini. Voici la nomination de votre mari. Aimez-le, donnez-lui de beaux enfants. Adieu, madame. […] »


1 « Panurgise », « déconjugalisée » et « charnelleries » sont des néologismes (un néologisme est un mot de création nouvelle).
2 « Ferblanterie » : synonyme de « quincaillerie » (→ cliché).

Pour l’étude de la polyphonie et de l’ironie…

On devrait plus parler d’ironie que de comique. Solal procède à une mise en question systématique de la voix de l’autre. Il y a deux points de vue : lyrisme et cynisme. Mise en évidence de la banalité des techniques utilisées pour séduire. Il s’agit d’un discours de la recette (infinitifs), avec des prescriptions. On trouve des séquences lyriques, mais qui sont désamorcées (Solal ironise sur son propre lyrisme). On note la métaphore culinaire, de la consommation : « mûre », « frémir », « elle est cuite », etc. On pourrait dégager trois axes de lecture de cet extrait :

  • Rencontre et tension de deux points de vue à l’intérieur du discours de Solal (sentimentalisme / lyrisme) ; séquences paradoxales → une écriture oxymorique, zeugmatique (= atteler des compléments qui ne sont pas sur le même plan).
  • Travail d’invention sur le langage : il s’agit d’échapper aux clichés. La contestation se fait par les néologismes.
  • Travail sur la citation : délégation des clichés ; phénomène des mentions.
Voir aussi :