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Molière, Les Fourberies de Scapin

Molière, Les Fourberies de Scapin

Acte II, scène 7 (extrait)

SCAPIN. Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et, en se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, et m’envoie vous dire, que si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va emmener votre fils en Alger.
GÉRONTE. Comment ! diantre, cinq cents écus ?
SCAPIN. Oui, Monsieur ; et, de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.
GÉRONTE. Ah ! le pendard de Turc ! m’assassiner de la façon.
SCAPIN. C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.
GÉRONTE. Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN. Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.
GÉRONTE. Va-t’en, Scapin, va-t’en dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.
SCAPIN. La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?
GÉRONTE. Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN. Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.
GÉRONTE. Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidèle.
SCAPIN. Quoi, Monsieur ?
GÉRONTE. Que tu ailles dire à ce Turc qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place, jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande.
SCAPIN. Eh ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ?
GÉRONTE. Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN. Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.
GÉRONTE. Tu dis ce qu’il demande…
SCAPIN. Cinq cents écus.
GÉRONTE. Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience ? […]

Molière, Les Fourberies de Scapin, (1671), acte II, scène 7.

Analyse linéaire

Une étude rédigée par Jean-Luc.

Un comique de farce pour manifester les personnalités

Introduction

Situation

Molière Le texte à étudier est extrait de la comédie de Molière, Les Fourberies de Scapin, jouée pour la première fois en 1671. L’habile valet Scapin y secourt Léandre et Octave que leurs pères veulent marier contre leur gré. Il manœuvre ici Géronte (un des pères) pour lui arracher la somme nécessaire dont Léandre a besoin afin de libérer la femme qu’il aime, retenue par des Égyptiens.

Problématique

Comment Molière se sert-il de la farce pour corriger les mœurs ?

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord la mise en place d’un contexte oppressant qui révèle les caractères, puis les manœuvres dilatoires de Géronte, pour enfin revenir à ce qui bloque le vieillard.

Développement

1 – Un contexte oppressant

(de « Attendez » à « tendresse »)

A) Une extorsion de fonds

SCAPIN. Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et, en se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, et m’envoie vous dire, que si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va emmener votre fils en Alger.

Scapin veut tout d’abord retenir l’attention de Géronte (dont le nom signifie justement vieillard en grec) très absorbé par la conservation de ses biens.
Le valet produit aussitôt une forgerie (en langage littéraire, une forgerie désigne un document ou une production orale qui n’a aucun lien avec la réalité et sort de l’imagination de quelqu’un).

  • Réaliste, en effet le rapt par les pirates barbaresques pour obtenir une rançon est une triste réalité1. D’ailleurs, le roi arme toujours une flotte de galères pour nettoyer le bassin méditerranéen de ces entraves à la circulation des biens et des personnes.
  • Mais invraisemblable, les pirates ne se servent pas de galères, de plus ils n’auraient pas abordé dans le port, ils n’auraient pas convié à dîner, et ne traîneraient pas à quelques encablures.

Géronte est donc pris pour un naïf.
Scapin met sous tension son interlocuteur par un « tout à l’heure » qui signifie immédiatement. De plus il cadenasse le projet en se décrétant messager exclusif. Toutes ces modalités supplémentaires accroissent l’invraisemblance : comment envisager que cette énorme somme soit utilisable aussitôt ? pourquoi se fier à un valet qui n’est même pas observé par les forbans ?

B) Des réparties qui dévoilent un vice

GÉRONTE. Comment ! diantre, cinq cents écus ?

La réaction du père est révélatrice, il n’a entendu dans la déclaration du messager que le montant de la rançon. Cette répartie est assortie d’une interjection, « comment ! », d’un juron, « diantre » (forme euphémique de diable pour éviter le péché de jurer) et d’une interrogation. Toutes ces marques linguistiques soulignent la stupéfaction et l’agitation.

SCAPIN. Oui, Monsieur ; et, de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.
GÉRONTE. Ah ! le pendard de Turc ! m’assassiner de la façon.
SCAPIN. C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.

Scapin se complaît à effrayer le vieillard en contractant les délais pour lui enlever toute velléité de réflexion.
Géronte reste outré et continue d’expurger son animosité : une interjection, une insulte, « pendard » (qui mérite la pendaison), une infinitive exclamative hyperbolique (la demande de rançon devient un assassinat qui vise non pas le fils mais le père). Géronte se révèle narcissique. Il n’éprouve aucune commisération pour la détresse des autres (comportement encore plus inadmissible quand il s’agit de son propre fils).
C’est pourquoi Scapin resserre son emprise en plaçant Géronte face à ses devoirs paternels : un présentatif qui met en valeur « vous » ; un rappel de la proximité de l’échéance, « promptement » ; une affirmation poignante, « sauver des fers » et un recours ironique à la « tendresse » (l’ironie est notée par l’outrance du « tant » qui s’oppose à la mesquinerie des déclarations de Géronte).

Transition

Comment Géronte va-t-il tenter d’échapper à l’insistance de Scapin ?

2 – Les dérobades

(de « que diable » à « votre fils »)

A) la faute de la victime

GÉRONTE. Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN. Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.

La première esquive de Géronte est de culpabiliser la victime. Sa réplique (que nous retrouverons plusieurs fois répétée plus loin) est devenue fameuse. Relevons que Géronte se permet cette fois de jurer, (« diable »), signe d’irritation.
L’observation du valet est un truisme irréfutable aussi stupide que la question.
Le caractère bouffon des propos réside dans leur stérile ineptie.

B) Une tentative de procès

GÉRONTE. Va-t’en, Scapin, va-t’en dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.
SCAPIN. La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?

Géronte se comporte alors en procédurier. Il veut utiliser Scapin pour porter une intimation (action de faire savoir par une autorité).
Le procédé est doublement inapproprié :

  • D’abord il faut agir vite compte tenu du court laps de temps laissé au père. Rappelons que les comédies se sont toujours moqué des atermoiements de l’appareil judiciaire, (voir Les Plaideurs de Racine par exemple)
  • L’ouverture d’une action judiciaire n’est pas une réponse adaptée à un flagrant délit en train de se commettre.

Scapin souligne d’ailleurs l’ineptie de la manœuvre par un « Vous moquez-vous des gens ? »

GÉRONTE. Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN. Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.

Déstabilisé, Géronte repart dans son comportement compulsif de fuite.
Molière utilise un comique de répétition.
La reprise, en forme de rengaine, de « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » gorge les propos de Géronte et donne au personnage cet aspect mécanique qui participe fortement à son ridicule. Cette prévisibilité et cette inhumanité correspondent bien à l’essence du rire selon Henri Bergson : « Du mécanique plaqué sur du vivant ».
Une fois de plus, ce que rétorque le valet est un truisme banal qui ferme la discussion.

C) Le troc des prisonniers

GÉRONTE. Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidèle.
SCAPIN. Quoi, Monsieur ?
GÉRONTE. Que tu ailles dire à ce Turc qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place, jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande.
SCAPIN. Eh ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ?

Géronte va s’enfoncer un peu plus dans l’ignominie.
Il manigance sournoisement par un recours à la loyauté du valet. Il sait demeurer matois quand il s’agit d’espèces sonnantes.
Cette demande insolite et insistante (répétition de « il faut ») alerte Scapin.
Géronte formule alors sa demande de substitution si exorbitante qu’elle ne peut entraîner que le rire.
Scapin réfute habilement la proposition non par l’indignation mais par le bon sens, ce qui met en lumière une fois de plus la balourdise grotesque du vieillard.

Transition

Après ces passes d’armes infructueuses, comment Géronte va-t-il reprendre contact avec la réalité ?

3 – La réalité reprend ses droits et révèle les caractères

A) Un chantage qui s’accentue

GÉRONTE. Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN. Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.

Terrassé, Géronte reprend son comportement compulsif irresponsable, (comique de répétition).
Scapin lui aussi se répète. Mais il rajoute une lumière crue sur la proximité de l’échéance.

B) la raison du mal

GÉRONTE. Tu dis ce qu’il demande…
SCAPIN. Cinq cents écus.
GÉRONTE. Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience ?

Nous devinons que Géronte va vouloir faire baisser le montant de la rançon. Il fait d’abord semblant de n’avoir pas bien saisi la somme.
La répétition du chiffre révèle bien où se situe l’achoppement.
Géronte éprouve toujours une difficulté à se mesurer avec la réalité : il temporise. Après avoir culpabilisé son fils, il tente la même manœuvre à l’encontre du ravisseur. Le terme de « conscience » ne manque pas de piquant dans la bouche de ce père indigne.

Conclusion

Cette scène de farce confronte deux protagonistes typés dont l’un est caricatural :

  • Un valet psychologue, habile, inventif, impudent,
  • un vieillard durci, balourd (sauf quand il s’agit de sauvegarder son bien), père indigne, avare, devenant de plus en plus ignoble.

Dans cette rencontre, le valet est gagnant. Il devient le maître du jeu.
Un des premiers déclencheurs du comique est justement la dépréciation d’une figure d’autorité, celle d’un père âgé, fortuné, qui devrait montrer la sagesse de celui qui a vécu. Malheureusement Géronte s’est desséché dans l’attachement désordonné aux richesses. Il est devenu un grippe-sou bouffon, aveuglé par son vice (comique de caractère).
Le second ressort comique réside dans la punition des vices par le ridicule.
Scapin corrige le comportement insupportable de son maître par la tromperie (au service d’une cause désintéressée, donc la fourberie est ici moralement justifiée). C’est le troisième moteur comique qui recourt notamment au comique de situation avec la forgerie du valet. L’habileté du serviteur appartient pour sa part au comique de caractère.
Dans les échanges entre les deux protagonistes, est présent le comique de mots typique des personnes : jurons, répétition, obsession (certains mots sont des déclics, ils hypnotisent la pensée), ironie…
C’est ce dernier aspect qui fait muter la scène de la farce à la comédie. Le spectateur ne peut qu’épouser les fourberies du valet et le parti de la jeunesse qu’elles défendent.

Note

1 Au siècle précédent, l’écrivain espagnol Cervantès, l’auteur de Don Quichotte, est capturé par les Barbaresques et reste prisonnier cinq ans à Alger avant d’être libéré contre rançon.

Voir aussi :

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