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Le Mariage de Figaro, acte I, scène 2

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte I, scène 2

Figaro, seul

« La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d’esprit, d’amour et de délices ! mais sage !… (Il marche vivement en se frottant les mains.) Ah, Monseigneur ! mon cher Monseigneur ! vous voulez m’en donner… à garder ? Je cherchais aussi pourquoi, m’ayant nommé concierge, il m’emmène à son ambassade, et m’établit courrier de dépêches. J’entends, Monsieur le Comte : trois promotions à la fois ; vous, compagnon ministre ; moi casse-cou politique, et Suzon, dame du lieu, l’ambassadrice de poche ; et puis fouette, courrier ! pendant que je galoperais d’un côté, vous feriez faire de l’autre à ma belle un joli chemin ! Me crottant, m’échinant pour la gloire de votre famille ; vous, daignant concourir à l’accroissement de la mienne ! quelle douce réciprocité ! Mais, Monseigneur, il y a de l’abus. Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet ! représenter, à la fois, le roi et moi, dans une cour étrangère, c’est trop de moitié, c’est trop. – Pour toi, Bazile ! fripon mon cadet ! je veux t’apprendre à clocher devant les boiteux ; je veux… non, dissimulons avec eux pour les enferrer l’un par l’autre. Attention sur la journée, Monsieur Figaro ! D’abord avancer l’heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement ; écarte une Marceline qui de vous est friande en diable ; empocher l’or et les présents ; donner le change aux petites passions de Monsieur le Comte : étriller rondement Monsieur du Bazile et… »

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte I, scène 2.

Analyse linéaire

Une étude rédigée par Jean-Luc.

Le complément révélateur à une scène d’exposition

Introduction

Situation

Portrait de Beaumarchais par Jean-Marc Nattier Le texte à étudier est extrait de la comédie de Beaumarchais, La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro, écrite en 1778. L’auteur y accuse les prérogatives injustifiées de l’aristocratie, les abus à l’encontre des femmes, les exactions du système judiciaire, au moyen d’une histoire mouvementée. Figaro doit se marier avec Suzanne dans la soirée. La jeune femme a informé le valet que le comte Almaviva, leur maître, a cherché à la séduire, et qu’il veut de plus remettre en vigueur le « droit du Seigneur1 ». Le valet devine pourquoi le comte a voulu l’éloigner.

Problématique

Comment, au-travers de ce complément à la scène d’exposition initiale, le dramaturge nous montre-t-il Figaro comme meneur de l’intrigue ?

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord quelques éléments propres à l’écriture théâtrale afin de mieux cerner le texte, puis le ressentiment de Figaro, pour enfin percevoir ses conséquences sur la suite de l’action.

Développement

1 – Quelques éléments propres à l’écriture théâtrale afin de mieux cerner le texte

A) Un monologue

La didascalie initiale précise que Figaro est seul.
Le personnage s’exprime donc seul. On parle alors de monologue.
Quelle est la fonction de ce type de discours au théâtre ?
Le personnage se parle à lui-même pour exprimer ses tracas du moment et, dans le même mouvement, se montrer au spectateur en lui communiquant (involontairement) ses sentiments. Il s’agit bien entendu d’un procédé.
Le monologue souligne une particularité du langage théâtral, à savoir la double énonciation :

  • La présence de deux émetteurs : le personnage qui parle et le dramaturge, auteur de la pièce, qui l’utilise comme un porte-parole. Par exemple Beaumarchais se sert de Figaro pour stigmatiser les avantages indus et la morgue de l’aristocratie.
  • La présence de plusieurs destinataires : si, dans le monologue, les propos d’un protagoniste paraissent d’abord destinés à lui-même, pour qu’il manifeste ce qu’il éprouve (ici l’amertume de Figaro), ils impliquent aussi le lecteur ou le public, notamment pour l’éclairer sur l’intrigue ou les sentiments du personnage.
B) qui développe la scène d’exposition initiale

Figaro vient d’apprendre de sa fiancée Suzanne les avances répréhensibles de son maître à l’encontre de sa future épouse. Il a aussi été alerté que le comte a demandé à Bazile d’acheter au futur mari le droit de partager la possession de la jeune femme. Enfin il a été informé que la vieille Marceline, aidée de Bartholo, entend faire exécuter par la justice du comte une promesse de mariage de Figaro en sa faveur.
Voilà donc beaucoup de complications avant les noces de Figaro qui doivent se dérouler le soir même.
Le valet doit contrecarrer tous ces projets incompatibles avec les siens, et tenter de faire basculer la conjoncture en sa faveur. Sa virtuosité va être fortement sollicitée. Il combine comment ridiculiser (« dissimulons ») tout ce beau monde et prendre sa revanche sur ses adversaires :

  • Comment récupérer l’argent du comte sans rien lui consentir en contrepartie ?
  • Comment punir la félonie de Bazile ?
  • Comment repousser Marceline ?

Cette scène apporte des précisions aux développements de l’intrigue. Elle nous renseigne sur les manœuvres futures du valet.

C) une coloration très passionnelle

Le texte se signale par des marques stylistiques remarquables :

  • De nombreux points d’exclamation (13), signes d’émotions qui surgissent avec force.
  • De nombreux points de suspension (5) qui manifestent une pensée en recherche ou volontairement retenue.

Transition

Cette scène qui complète l’exposition nous permet en outre de mieux découvrir le personnage principal.

2 – Un ressentiment certain

A) Un éloge

La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d’esprit, d’amour et de délices ! mais sage !… (Il marche vivement en se frottant les mains.)

Figaro apprécie la personnalité de Suzanne qui vient de quitter la scène.
Il est conforté dans l’amour fidèle que lui porte la camériste (servante chargée de la toilette) de la comtesse. En effet elle vient de l’avertir de ce que le comte complote en cachette.
Figaro aligne une série (rythme accumulatif) d’épithètes mélioratives selon une cadence majeure (les groupes sont de longueur croissante) pour finir sur une chute brève (« mais sage »). Son enthousiasme admiratif gonfle avant de se heurter à l’évidence : Suzanne est appétissante aussi pour autrui, mais elle est vertueuse, qualité mise en valeur à la fin de l’énumération et soulignée par le « mais », conjonction d’opposition et de précision.
Figaro est un amant joyeux pas encore comblé (dans la mesure où la « sagesse » de Suzanne, qui a repoussé le comte, ne lui a pas permis à lui non plus d’obtenir les faveurs de la jeune femme). Il se voit fondé dans sa décision de l’épouser. C’est une bonne opération. Il l’exprime dans la didascalie suivante.

B) un guet-apens

Ah, Monseigneur ! mon cher Monseigneur ! vous voulez m’en donner… à garder ? Je cherchais aussi pourquoi, m’ayant nommé concierge, il m’emmène à son ambassade, et m’établit courrier de dépêches.

Figaro rend présent son maître en l’admonestant.
Il le nomme révérencieusement par sa qualité tout en atténuant la portée du titre, lors du second emploi, par un « cher » sarcastique et faussement affectueux. Le maître a perdu l’attachement de son valet. Plus loin il est un peu plus dévalorisé en « il » anonyme.
Figaro perçoit en lui un être fourbe qui veut le berner (sens de l’expression « donner à garder »).
Cette tournure est aussi un jeu de mots grâce aux points de suspension. En effet Figaro va citer les « promotions » reçues (« donner ») qui dissimulent des desseins vicieux (« garder »).
Figaro éprouvait une crainte (« Je cherchais aussi pourquoi ») car il n’est pas d’un naturel confiant. Héros picaresque façonné par l’existence, il a appris qu’un don n’est jamais désintéressé. La volonté du comte était absurde aussi a-t-elle éveillé Figaro : un concierge est nommé pour protéger un lieu, non pour accompagner son maître dans ses voyages. De plus utiliser Figaro comme « courrier de dépêches », c’est l’envoyer sur les routes en permanence.

J’entends, Monsieur le Comte : trois promotions à la fois ; vous, compagnon ministre ; moi casse-cou politique, et Suzon, dame du lieu, l’ambassadrice de poche ; et puis fouette, courrier ! pendant que je galoperais d’un côté, vous feriez faire de l’autre à ma belle un joli chemin ! Me crottant, m’échinant pour la gloire de votre famille ; vous, daignant concourir à l’accroissement de la mienne ! quelle douce réciprocité !

« J’entends » signifie ici « je comprends ».
Figaro réutilise le titre de « Monsieur le Comte » en s’adressant à son contradicteur imaginaire pour mieux dénoncer l’abus de pouvoir du maître.
En effet Almaviva a fait briller « trois promotions » que Figaro commente selon des antiphrases ironiques :

  • Le « compagnon ministre » est un amalgame comique de l’éclat du diplomate et de l’emploi moins reluisant d’amant qui trompera le mari Figaro (rappelons que le personnage du mari cocufié est un des thèmes favoris de la farce).
  • Le « casse-cou politique » est une formule savoureuse pour définir celui qui convoiera les missives. Non seulement il peut chuter de cheval, mais il s’exposera à de grands dangers dans sa vie privée en ayant négocié avec son maître.
  • « et Suzon, dame du lieu, l’ambassadrice de poche » est tout aussi amer. Suzanne est appelée par son diminutif, le terme réservé à l’intimité. La jeune femme est déshonorée, le titre de « dame » est dévalué en « du lieu », c’est-à-dire un semblant d’épouse, une personne exploitée, ce qui est officialisé par « l’ambassadrice de poche », cette compagne intérimaire que l’on dissimule et qu’on montre au gré des besoins.

Figaro utilise ensuite un parallélisme entre les deux états de vie pour exprimer son exaspération :

  • Celle du « courrier » livré aux caprices météorologiques (« crottant ») et aux périls de la route (« échinant ») pour être finalement ridiculisé dans son engagement à devoir se charger de bâtards. Le « fouette » du début peut être compris de deux manières : d’abord l’impulsion allègre donné lors du départ de l’attelage, mais aussi celle des brutalités symboliques infligées au malheureux serviteur.
  • Celle du maître corrupteur qui profite de la situation et en tire « gloire ». À l’inverse du messager qui emprunte l’itinéraire épuisant et périlleux, il choisit le « joli chemin » érotique avec la « belle », se défaussant de ses devoirs de père sur le pauvre serviteur.

La conclusion est une antiphrase ironique, « quelle douce réciprocité ! », où l’adjectif exclamatif souligne l’écœurement de celui qui est abusé.

Transition

Devant ces manœuvres sournoises comment va réagir Figaro ?

3 – Les résultats

A) L’examen d’une iniquité

Mais, Monseigneur, il y a de l’abus. Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet ! représenter, à la fois, le roi et moi, dans une cour étrangère, c’est trop de moitié, c’est trop.

L’analyse résultante de Figaro débute par un « mais » d’opposition, elle se récapitule dans « abus ».
Ce que critique Figaro est l’amalgame des individus et des droits qui leur sont propres. Il se plaint d’un « abus » de position dominante. Figaro épice sa déclaration de quelques tournures acides, « votre maître et votre valet », « représenter, à la fois, le roi et moi » qui placent à égalité les opposés, le monarque et le serviteur. La dernière formule est soulignée par la paronomase (mots voisins par la sonorité) de « roi » et « moi ».
« C’est trop de moitié, c’est trop » (sens : même la moitié serait de trop) est sans doute une référence au Tartuffe de Molière qui révèle l’hypocrisie insidieuse du faux-dévot déclinant l’aumône (« C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié, » acte I, scène 6). Figaro, ici, rejette malicieusement une largesse toxique.

B) Un comparse à châtier

— Pour toi, Bazile ! fripon mon cadet ! je veux t’apprendre à clocher devant les boiteux ; je veux… non, dissimulons avec eux pour les enferrer l’un par l’autre.

Bazile est regardé comme un subalterne. Il a droit à un « tu » qui le rabaisse. Il est discrédité par l’expression « fripon mon cadet » qui a le sens de « loin de me valoir en friponnerie » ce qui est complété par le proverbe suivant « apprendre à clocher devant les boiteux2 »

C) Des résolutions

Attention sur la journée, Monsieur Figaro ! D’abord avancer l’heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement ; écarte une Marceline qui de vous est friande en diable ; empocher l’or et les présents ; donner le change aux petites passions de Monsieur le Comte : étriller rondement Monsieur du Bazile et… »

Le valet établit le catalogue de ses contre-feux.
L’unité classique de temps, (« la journée ») n’a d’autre utilité que de contracter les délais et de presser les acteurs.
Figaro se pare d’un « Monsieur » pour se dynamiser.

  • Première décision, garantir son mariage qu’il valorise par un « votre » déférent.
  • Deuxième décision, « écarter Marceline » se réclamant d’une promesse de mariage qui obligerait Figaro. Relevons la peinture caricaturale de la personne avec la savoureuse formule « qui de vous est friande en diable ». (Une fois encore Figaro se donne du « vous », une façon d’écarter la fâcheuse prétendante. « Friande » suggère une concupiscence d’autant plus infernale que Marceline est une femme âgée).
  • Troisième décision, celle d’un coquin qui oppose le mal au mal : escroquerie et duperie. Figaro se disculpe par la conduite ignominieuse de son maître. (Relevons l’alliance contradictoire méprisante entre « petites passions » et « Monsieur le Comte »)
  • Quatrième décision, se comporter avec Bazile comme avec un animal (« étriller », c’est-à-dire frotter, verbe complété avec humour par « rondement » : Figaro jouit à l’avance de ses représailles. Le titre nobiliaire qu’il concède ironiquement au traître est très révélateur de l’animosité du valet).

Les points de suspension marquent l’interruption produite par l’arrivée de ce même Bazile escorté de Marceline.

Conclusion

Ce monologue est éloquent à plus d’un titre :

  • Au sujet de l’intrigue, il annonce un rapport de forces déséquilibré entre deux entreprises qui s’opposent. Le spectateur est sollicité. Qui va gagner ? le comte ou  Figaro ?
  • Grâce à lui, nous connaissons mieux Figaro. Il donne l’occasion au valet de laisser libre cours à son amertume, de décharger ses sentiments et d’envisager la contre-attaque. Il mobilise le spectateur en faveur du « petit » humilié.
  • Il montre la rancœur d’un personnage qui endure son statut avilissant de plébéien malgré des mérites supérieurs à ceux de son adversaire qui s’est seulement « donné la peine de naître, et rien de plus ». Beaumarchais, à la suite de Marivaux et de Voltaire, incarne bien cette bourgeoisie qui a soif de légitimité.

Figaro est donc contraint à la friponnerie sous la pression des événements. Ses manœuvres seront la réplique du faible au fort. Il est obligé de se montrer le plus rusé. Le mot important est « dissimulons ». La stratégie réside dans la tromperie manipulatrice, « pour les enferrer l’un par l’autre », en d’autres termes retourner les manigances de ses adversaires pour les engager dans une situation dont ils ne sauront se dépêtrer.

Notes

1 « Le droit de cuissage, appelé aussi droit de jambage et parfois droit de dépucelage, est une légende vivace selon laquelle un seigneur aurait eu le droit d’avoir des relations sexuelles avec la femme d’un vassal ou d’un serf la première nuit de ses noces. » (Wikipedia)
2 « Ce proverbe, que nous avons emprunté des Grecs, ne signifie pas, dit l’abbé Morellet, qu’il ne faut pas contrefaire les gens qui ont un défaut corporel, mais bien qu’il ne faut pas faire une friponnerie devant un fripon, parce qu’il s’en aperçoit plus facilement qu’un autre. Un boiteux s’efforce communément de dissimuler son infirmité, et ses confrères sont ceux qu’il peut tromper le plus difficilement. » (Pierre-Marie Quitard Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française)

Voir aussi :

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