Le vraisemblable et l’invraisemblable dans Le Grand Meaulnes (1913)
Rappel définitoire de « vraisemblance »
- La vraisemblance est ce qui semble vrai. Il peut y avoir du vraisemblable dans une fiction1 : l’histoire racontée peut être inventée et vraisemblable. À l’inverse, une histoire vraie peut paraître invraisemblable.
- Références : Maupassant, préface à « Pierre et Jean », Balzac, préface au Cabinet des Antiques
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.
Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose
Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la chose ;
Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux.Boileau, Art poétique, chant III)
L’effet de réel
L’effet de réel consiste à multiplier les détails qui font vrai. Il peut s’agir, par exemple, de repères spatio-temporels qui abondent ou la profusion des détails dans la description.
La vraisemblance
- Dans le Grand Meaulnes, nombreux sont les lieux qui existent en réalité : même si Épineuil-le-Fleuriel devient « Sainte-Agathe » dans le roman, Nançay (Sologne ; « Vieux-Nançay » dans le roman), Vierzon, La Chapelle d’Angillon (« La Ferté-d’Angillon » dans le roman), Paris, Bourges et les bords du Cher sont des lieux qui sont cités. Ainsi, l’espace romanesque est complètement rattaché au réel, bien que cet espace géographique ait été rétréci par l’auteur pour réunir tous les lieux de son enfance.
- Les éléments d’écriture, de structure : dans son ensemble, le récit est cohérent. Des explications sont données au fur et à mesure.
- Le réalisme : on ne trouve pas (ou peu) de métaphores déroutantes.
- Une narration rétrospective : les souvenirs vécus sont reconstitués. Le narrateur est garant du réel : les lettres (II, 12) donnent au monde créé dans le roman une certaine épaisseur.
- Parlant de l’aventure du Grand Meaulnes, le romancier a dit : « une histoire assez simple qui pourrait être la mienne ».
- La vraisemblance psychologique des personnages.
- Insistance accordée au regard d’enfant.
Des aspects invraisemblables
- La désorientation spatio-temporelle, avec la dimension onirique de certains passages, la présence d’ellipses, etc. Alain-Fournier écrivait d’ailleurs, dans une lettre du 22 août 1906 adressée à Jacques Rivière : « Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité ».
- Des descriptions vagues, imprécises (cf. I, 13) → un monde de portes, de couloirs (monde labyrinthique).
- Les aspects de l’étrange (étude du lexique), du mystérieux, de l’inhabituel. En effet, la plupart des scènes importantes du roman baignent dans un climat étrange, indécis et favorable à l’intrusion du merveilleux. Par exemple, dans le chapitre XV (« La rencontre ») :
- « [Meaulnes] se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d’avril. » Puis, un peu plus loin : « Il faisait froid malgré le soleil d’hiver, et les femmes enroulaient autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode… » puis, deux paragraphes plus loin : « On eût pu se croire au cœur de l’été. » et enfin : « Mais soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette étrange fête. »
→ l’invraisemblable se glisse discrètement dans un contexte réaliste. Le décalage chaleur/fraîcheur, invraisemblable/vraisemblable, rêve/réalité entraîne le lecteur dans un univers merveilleux sans qu’il s’en aperçoive.
- « [Meaulnes] se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d’avril. » Puis, un peu plus loin : « Il faisait froid malgré le soleil d’hiver, et les femmes enroulaient autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient alors à la mode… » puis, deux paragraphes plus loin : « On eût pu se croire au cœur de l’été. » et enfin : « Mais soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette étrange fête. »
- La modalisation énonciative : on observe de nombreux adverbes modalisateurs et locutions adverbiales (« peut-être », « sans doute » ) ainsi que des tours exprimant l’incertitude comme :
- « Je m’étais persuadé qu’il avait dû rencontrer une jeune fille. Elle était sans doute infiniment plus belle que toutes celles du pays […]. » (I, 7) ;
- « Peut-être rencontrerons-nous Frantz de Galais », se disait Meaulnes, le cœur battant. » ;
- etc.
- Des éléments du conte merveilleux et du romanesque : des aspects propres au fantastique et au merveilleux (par exemple : figure du chevalier errant, trajet initiatique). Lieux communs du conte merveilleux : le château, la belle inconnue, etc. Les lieux sont magnifiés : chemins de terre, routes, bois, le Domaine permettent à Meaulnes de s’évader, de découvrir un ailleurs. Ainsi, le chemin pour aller au Domaine reste inconnu, et c’est ce mystère qui le magnifie.
Les fondements du mélange de vraisemblable et d’invraisemblable
- Inscrire le merveilleux dans le réel : les éléments oniriques deviennent réalistes.
- Les perceptions subjectives du réel s’opposent aux thèses rationalistes de la IIIe République (scientisme).
- Un roman non dénué de poésie : les scènes de féérie sont toujours insérées dans un contexte parfaitement réaliste. Ainsi en est-il de l’épisode au cours duquel Meaulnes « rêve » avant la rencontre avec Yvonne de Galais. Jacques Rivière a d’ailleurs écrit :
- « Pour bien comprendre Le Grand Meaulnes, il faut se souvenir qu’Alain-Fournier fut poète avant de devenir romancier. Il naquit doué d’illusion et n’entrevit peu à peu la réalité qu’au travers du voile merveilleux dont son imagination l’avait couverte. »
- La dimension symbolique de l’œuvre. Les lieux peuvent symboliser la joie et le bonheur (« Le Domaine mystérieux », « La Chambre de Wellington »). Il faut remarquer le parcours initiatique du protagoniste (découverte de soi).
1 Fiction : ce qui est inventé et se donne pour non réel (latin fictio, « action de feindre »)