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Barbey d’Aurevilly, Le Chevalier des Touches

Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889)

Le Chevalier des Touches (1864)

Chapitre premier (extrait) : « Trois siècles dans un petit coin »

Jules Barbey d’Aurevilly C’était un vieil appartement comme on n’en voit guère plus, même en province, et d’ailleurs tout à fait en harmonie avec le groupe qui, pour le moment, s’y trouvait. Le nid était digne des oiseaux. À eux tous, ces vieillards réunis autour de cette cheminée formaient environ trois siècles et demi, et il est probable que les lambris qui les abritaient avaient vu naître chacun d’eux.
    Ces lambris en grisailles, encadrés et relevés par des baguettes d’or noircies et, par place, écaillées, n’avaient pour tout ornement de leur fond monotone que des portraits de famille sur lesquels la brume du temps avait passé. Dans l’un de leurs panneaux on voyait deux femmes en costume Louis XV, dont l’une, blonde et pincée, tenait à la main une tulipe comme Rachel, la dame de carreau, et dont l’autre, brune, indolente, tigrée de mouches sur son rouge de brune, avait une étoile au-dessus de la tête, ce qui, avec le faire voluptueux du portrait, indiquait suffisamment la main de Nattier, qui peignit aussi avec une étoile au-dessus de la tête madame de Châteauroux et ses sœurs. L’étoile signifiait le règne du moment de la favorite. C’était l’étoile du berger royal. Le bien-aimé Louis XV l’avait fait lever sur tant de têtes, qu’il avait pu très bien la faire luire sur une Touffedelys. Dans le panneau opposé, un portrait plus ancien, plus noir, d’une touche énergique, mais inconnue, représentait l’amiral de Tourville, beau comme une femme déguisée, dans son magnifique et bizarre costume d’amiral du temps de Louis XIV. Il était parent des Touffedelys. Des encoignures de laque de Chine garnissaient les quatre angles du salon et supportaient quatre bustes d’argile, recouverts d’un crêpe noir, soit pour les préserver de la poussière, soit en signe de deuil, car ces bustes étaient ceux de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de madame Élisabeth et du Dauphin. Des fauteuils, en vieille tapisserie de Beauvais, traduisant les fables de La Fontaine en double ovale, sur un fond blanc, égayaient de la variété de leurs couleurs et de leurs personnages cet appartement presque sombre avec ses rideaux fanés de lampas et sa rosace, veuve de son lustre. Aux deux côtés d’une cheminée en marbre de Coutances cannelée et surmontée d’un bouquet en relief, ces deux demoiselles de Touffedelys, droites sous leurs écrans de gaze peinte, auraient pu très bien passer pour des ornements sculptés de cette cheminée, si leurs yeux n’avaient pas remué et si ce que venait de dire l’abbé n’avait terriblement dérangé la solennelle économie de leur figure et de leur pose.
    Toutes deux avaient été belles, mais l’antiquaire le plus habile à deviner le sens des médailles effacées n’aurait pu retrouver les lignes de ces deux camées, rongés par le temps et par le plus épouvantable des acides, une virginité aigrie. La Révolution leur avait tout pris, famille, fortune, bonheur du foyer et ce poème du cœur, l’amour dans le mariage, plus beau que la gloire, disait madame de Staël, et enfin la maternité ! Elle ne leur avait laissé que leurs têtes, mais blanchies et affaiblies par tous les genres de douleur. Orphelines, quand elle éclata, les deux Touffedelys n’avaient point émigré. Elles étaient restées comme beaucoup de nobles, dans le Cotentin. Imprudence qu’elles auraient payée de leur vie, si Thermidor ne les avait sauvées, en ouvrant les maisons d’arrêt. Vêtues toujours des mêmes couleurs, se ressemblant beaucoup, de la même taille et de la même voix, c’était comme une répétition dans la nature que ces demoiselles de Touffedelys.
    En les créant presque identiques, la vieille radoteuse avait rabâché. C’étaient deux Ménechmes femelles qui auraient pu faire dire aux moqueurs : « Il y en a au moins une de trop ! » Elles ne le trouvaient point, car elles s’aimaient ; et elles se voulaient en tout si semblables que mademoiselle Sainte avait refusé un beau mariage, parce qu’il ne se présentait pas de mari pour mademoiselle Ursule, sa sœur.
    Ce soir-là comme à l’ordinaire, ces routinières de l’amitié avaient dans leur salon une de leurs amies, noble comme elles, qui travaillait à la plus extravagante tapisserie avec une telle action qu’elle semblait se ruer à ce travail, suspendu tout à coup par l’arrivée de son frère, l’abbé. Fée plus mâle, aux traits plus hardis, à la voix plus forte, celle-ci tranchait par la brusquerie hommasse de toute sa personne sur la délicatesse et l’inertie de ces douces Contemplatives, de ces deux vieilles chattes blanches de la rêverie, sans idées, qui n’avaient jamais été des Chattes Merveilleuses. Ces pauvres vierges de Touffedelys avaient eu le suave éclat de leur nom dans leur jeunesse ; mais elles avaient vu fondre leur beauté au feu des souffrances, comme le cierge voit fondre sa cire sur le pied d’argent du chandelier.
    À la lettre, elles étaient fondues…, tandis que leur amie, robustement et rébarbativement laide, avait résisté. Solide de laideur, elle avait reçu le soufflet, l’alipan du Temps, comme elle disait, sur un bronze que rien ne pouvait entamer. Même la mise inouïe dans laquelle elle encadrait sa laideur bizarre n’en augmentait pas de beaucoup l’effet, tant l’effet en était frappant ! Coiffée habituellement d’une espèce de baril de soie, orange et violette, qui aurait défié par sa forme la plus audacieuse fantaisie, et qu’elle fabriquait de ses propres mains, cette contemporaine de mesdemoiselles de Touffedelys ressemblait, avec son nez recourbé comme un sabre oriental dans son fourreau grenu de maroquin rouge, à la reine de Saba, interprétée par un Callot chinois, surexcité par l’opium. Elle avait réussi à diminuer la laideur de son frère, et à faire passer le visage de l’abbé pour un visage comme un autre, quoique, certes ! il ne le fût pas ! Cette femme avait un grotesque si supérieur qu’on l’eût remarquée même en Angleterre, ce pays des grotesques, où le spleen, l’excentricité, la richesse et le gin travaillent perpétuellement à faire un carnaval de figures auprès desquelles les masques du carnaval de Venise ne seraient que du carton vulgairement badigeonné.
    Comme il est des couleurs d’un tel ruissellement de lumière qu’elles éteignent toutes celles que l’on place à côté, l’amie de mesdemoiselles de Touffedelys, pavoisée comme un vaisseau barbaresque des plus éclatants chiffons, déterrés dans la garde-robe de sa grand-mère, éteignait, effaçait les physionomies les plus originales par la sienne. Et cependant, l’abbé et le baron de Fierdrap étaient, ainsi qu’on va le voir, de ces individualités exceptionnelles qui entrent violemment dans la mémoire lorsqu’on les a rencontrées, et dont l’image y est restée, comme une patte-fiche dans un mur. Il n’y a qu’au versant d’un siècle, au tournant d’un temps dans un autre, qu’on trouve de ces physionomies qui portent la trace d’une époque finie dans les mœurs d’une époque nouvelle, et forment ainsi des originalités qui ressemblent à cet airain de Corinthe, fait avec des métaux différents. Elles traversent rapidement les points d’intersection de l’histoire, et il faut se hâter de les peindre quand on les a vues, parce que, plus tard, rien ne saurait donner une idée de ces types, à jamais perdus !
    Le baron de Fierdrap, placé entre les deux demoiselles de Touffedelys, et plus particulièrement à côté de la sœur de l’abbé, qui, la tête sur sa tapisserie, tirait la laine de chaque point avec une furie effrayante pour l’observateur rétrospectif, car elle avait dû, autrefois, faire tout comme elle tirait sa laine ; le baron de Fierdrap, Hylas de Fierdrap, était assis, les jambes croisées, une main sous sa cuisse, comme le grand lord Clive, et présentait au feu la semelle d’un pied, chaussé d’une guêtre de casimir noir. C’était un homme d’une taille médiocre, mais vigoureux et râblé comme un vieux loup, dont il avait le poil, si l’on en jugeait par la brosse hérissée, courte et fauve de sa perruque. Son visage accentué s’arrêtait dans un profil ferme : un vrai visage de Normand, rusé et hardi. Jeune, il n’avait été ni beau ni laid. Comme on dit assez drôlement en Normandie pour désigner un homme qu’on ne remarque ni pour ses défauts naturels, ni pour ses avantages : « Il allait à la messe avec les autres. » Il exprimait bien le modèle sans alliage de ces anciens hobereaux, que rien ne pouvait ni apprivoiser ni décrasser, et qui, sans la Révolution, laquelle roula cette race de granit d’un bout de l’Europe à l’autre bout sans la polir, seraient restés dans les fondrières de leur province, ne pensant même pas à aller au moins une fois à Versailles, et, après être montés dans les voitures du roi, à reprendre le coche et à revenir. Chasseur comme tous les gentilshommes terriens, chasseur enragé, quel que fût le poil de la bête ou la plume, il avait fallu cette fin du monde de la Révolution pour arracher Hylas de Fierdrap à ses bois et à ses marais. Gentilhomme avant tout, dès que les premières quenouilles eurent circulé dans le pays, il offrit à l’armée de Condé un volontaire qui savait porter gaillardement, pendant trente lieues de route, un fusil à deux coups sur la carrure de son épaule, et qui, des balles de son double canon, eût aussi bien coupé le bec à une bécassine qu’abattu un sanglier, en le frappant entre les deux yeux. Lorsque l’armée de Condé avait été licenciée et qu’il n’y eut plus rien dans la poire à poudre de ce dernier des Chasseurs du Roi, le baron de Fierdrap était passé en Angleterre, cette terre de l’excentricité, et c’est là qu’il avait contracté, disait-on, ces manières d’être, qui le firent regarder, sur ses vieux jours, comme un original par ceux qui l’avaient connu ressemblant à tout le monde dans sa jeunesse.
    Le fait est que comme le chat du bonhomme Misère (autre dicton normand), il ne ressemblait plus à personne. Ayant perdu tout, ou à peu près, de sa fortune patrimoniale, il vivait comme il pouvait de quelques bribes et de la maigre pension qu’octroya la Restauration aux pauvres chevaliers de Saint-Louis, qui avaient suivi héroïquement la maison de Bourbon à l’étranger et partagé sa triste fortune. Il avait moins souffert que bien d’autres de cette vie dénuée. Ses besoins n’étaient pas nombreux. Il avait une santé de fer, que l’exercice et le grand air avaient rendue d’une solidité qui paraissait indestructible. Il habitait une petite maison, aux écarts du bourg voisin de Saint-Sauveur-le-Viconte, sans domestique qu’une vieille femme qui allait parfois balayer son logis, et on ne dira pas « faire son lit », car il n’en avait pas, et il couchait dans un hamac qu’il avait rapporté d’Angleterre. Sobre comme un anachorète et presque ichthyophage, il se nourrissait de sa pêche, étant devenu sur le tard de ses jours un pêcheur aussi infatigable qu’il avait été un indomptable chasseur dans la première moitié de sa vie. Toutes les rivières du pays le connaissaient et le voyaient incessamment sur leurs bords à dix lieues à la ronde, un paquet de longues lignes sur son épaule et à la main un vase de fer-blanc, d’une forme allongée comme la boîte au lait des laitières, et dans lequel il mettait sous une couche de terreau les vers de jardin qu’il accrochait à ses hameçons. Il pêchait aussi à la mouche, cette chasse écossaise, cette chasse en marchant dont il avait pris l’habitude en Écosse, et qui émerveillait les paysans du Cotentin, à qui cette pêche était, avant lui, inconnue, quand ils le voyaient courir sur la rive, en remontant ou en descendant les rivières, et figurer le vol de la mouche, en maintenant toujours son hameçon à quelques pouces du fil de l’eau, avec un aplomb de main et de pied qui tenait vraiment du prodige !
    Ce soir-là, comme presque tous les soirs, lorsqu’il se trouvait à Valognes et que ses pêches errantes ne l’entraînaient pas, il allait passer la soirée chez ces demoiselles de Touffedelys. Il y apportait sa boîte à thé et sa théière, et il y faisait son thé devant elles, ces pauvres primitives, à qui l’émigration n’avait pas donné de ces goûts étonnants, comme « l’amour de ces petites feuilles roulées dans de l’eau chaude » qui ne valaient pas, disaient-elles d’une bouche pleine de sagesse, « la liqueur verte de la Chartreuse contre les indigestions ». Infatigables dans leur étonnement, elles retrouvaient à point nommé l’attention animale des êtres qui ne sont pas éducables, en regardant chaque soir de leurs deux yeux faïencés, grands ouverts comme des œils-de-bœuf, cet original de Fierdrap procédant à son infusion accoutumée, comme s’il s’était livré à quelque effrayante alchimie ! L’abbé, cet abbé qui venait d’entrer comme un événement et dont ces dames épiaient la parole, trop lente à tomber de ses lèvres, comme s’il eût voulu exaspérer leur curiosité excitée, l’abbé seul osait toucher au breuvage hérétique du baron de Fierdrap. Lui aussi, comme l’avait dit mademoiselle Ursule de Touffedelys, était allé en Angleterre. Pour ces sédentaires de petite ville, pour ces culs-de-jatte de la destinée, c’eût été comme d’aller à la Mecque, si de la Mecque elles avaient jamais entendu parler !… ce qui était plus que douteux. L’abbé, du reste, n’avait pour personne l’originalité caricaturesque de M. de Fierdrap, lequel était un personnage digne du pinceau d’Hogarth, par le physique et par le costume. Le grand air, qui, comme on l’a dit, avait rendu le baron de Fierdrap invulnérable jusque dans le fin fond de sa charpente et de sa moelle, avait seulement teinté le marbre qu’il avait durci, et, pour toute victoire et trace de son passage sur ce quartz impénétrable de chair et de peau qui n’avait jamais eu ni un rhume ni un rhumatisme, avait laissé, comme une moquerie et une revanche pleine de gaieté, trois superbes engelures qui s’épanouissaient du nez aux deux joues du baron, comme le trèfle d’une belle giroflée en fleur ! Était-ce averti par cette chiquenaude taquine du grand air qu’il bravait tous les jours, soit dans les brouillards de la Douve, soit sous les ponts de Carentan, et partout où il y avait des dards et des tanches à récolter, que M. de Fierdrap portait sept habits, les uns sur les autres, et qu’il appelait ses sept coquilles, personne n’étant tenté de justifier ce nombre sacramentel et mystérieux ?… Mais toujours est-il que, même dans le salon de mesdemoiselles de Touffedelys, il gardait son spencer de reps gris, doublé de peaux de taupe par-dessus son habit couleur de tabac d’Espagne, à la boutonnière duquel pendait, sous sa croix de Saint-Louis, un petit manchon de velours noir, sans fourrure, dans lequel il aimait, en parlant, à plonger les mains, qu’il avait gourdes, comme Michel Montaigne.
    L’ami et le compagnon d’émigration du baron de Fierdrap, et que celui-ci regardait alors comme Morellet aurait regardé Voltaire, s’il l’eût tenu chez le baron d’Holbach dans une petite soirée intime, cet abbé, qui complétait les trois siècles et demi, rassemblés dans ce coin, était bien un homme de la même race que le baron, mais il était bien évident qu’il le dominait, comme M. de Fierdrap dominait ces demoiselles de Touffedelys et la sœur de l’abbé elle-même. De ce cercle, l’abbé était l’aigle, et d’ailleurs, dans tous les mondes, il en eût été un, quand même le cercle, au lieu de ce vieux héron de Fierdrap, de ces oies candides des Touffedelys, et de cette espèce de cacatoès huppé qui travaillait à sa tapisserie, aurait été composé, en fait de femmes charmantes et d’hommes rares, de flamants roses et d’oiseaux de paradis. L’abbé était une de ces belles inutilités, comme Dieu, qui joue le Roi s’amuse dans des proportions infinies, se plaît à en créer pour lui seul. C’était un de ces hommes qui passent, semant le rire, l’ironie, la pensée, dans une société qu’ils sont faits pour subjuguer, et qui croit les avoir compris et leur avoir payé leurs gages, en disant d’eux : « L’abbé un tel, monsieur un tel, vous en souvenez-vous ? était un homme d’un diable d’esprit. » À côté de ceux dont on parle ainsi, cependant, il y a des illustrations et des gloires, achetées avec la moitié de leurs facultés ! Mais eux ! l’oubli doit les dévorer, et l’obscurité de leur mort parachève l’obscurité de leur vie, si Dieu (toujours le Roi s’amuse !) ne jetait parfois un enfant entre leurs genoux, une tête aux cheveux bouclés, sur laquelle ils posent un instant la main, et qui, devenue plus tard Goldsmith ou Fielding, se souviendra d’eux dans quelque roman de génie, et paraîtra créer ce qu’elle aura simplement copié, en se ressouvenant.
    Cet abbé, qu’on ne nommerait pas si, à cette heure, sa famille, dont il était le dernier rejeton, n’était éteinte, du moins en France1, portait le nom de ces Percy normands, dont la branche cadette a donné à l’Angleterre ses Northumberland et cet Hostpur (auquel il venait de faire allusion), l’Ajax des chroniques de Shakespeare. Quoiqu’il n’eût rien dans sa personne qui rappelât son héroïque et romanesque parentage, quoiqu’on sentît surtout en lui les amollissantes influences et les égoïstes raffinements de la société du dix-huitième siècle, dans laquelle, jeune, il avait vécu, cependant l’empreinte ineffaçable d’un commandement exercé par tant de générations, se reconnaissait par la manière dont l’abbé de Percy portait sa tête, plus irrégulière que celle de M. de Fierdrap, mais d’une tout autre physionomie. L’abbé, moins laid que sa sœur, laide comme le péché, quand il est scandaleux, était laid, lui, comme le péché quand il est plaisant. Le croira-t-on ? cet abbé recouvrait le plus drôle d’esprit de manières presque majestueuses. C’était là le signe par lequel il étonnait et charmait toujours. La gaieté qui a de la grâce a rarement de la dignité et elle semble l’exclure. Mais, chez l’abbé de Percy, cette gaieté à la Beaumarchais, cette gaieté d’oncle commendataire d’Almaviva, qui aurait battu ce polisson de Figaro dans l’intrigue et dans la repartie, cette verve inouïe partant d’un fond de grand seigneur, qui ne cessait pas un seul instant de rayonner dans sa personne, causait un plaisir d’autant plus vif par le contraste et faisait de lui une de ces raretés qu’on ne rencontre pas deux fois. Hélas ! au point de vue des ambitions positives de la vie, cet esprit ravissant ne lui avait servi à rien. Au contraire, il lui avait nui, comme son blason.
    Victime de la Révolution, autant que son ami M. de Fierdrap ; victime d’une thèse grecque en Sorbonne, qu’il avait mieux soutenue que son autre ami, M. d’Hermopolis, lequel s’en était souvenu quand il avait été ministre (les haines de clerc à clerc sont les bonnes) ; victime enfin de son esprit trop animé et trop charmant pour être assez sacerdotal, l’abbé de Percy avait manqué sa fortune ecclésiastique et toutes ses fortunes, et n’avait pu, malgré le crédit de son cousin, le duc de Northumberland, qui représentait l’Angleterre au sacre du roi Charles X, parvenir à autre chose, pour les jours de sa vieillesse, qu’à un simple canonicat de Saint-Denis, de second degré, avec dispense de résider au Chapitre. Au déclin de l’âge, la Normandie lui était repassée dans le souvenir, parée du charme des jours évanouis ; et lui, qui s’était mêlé aux plus hautes sociétés de France et d’Angleterre et qui avait joué sa partie d’homme d’esprit avec les plus grands et les plus brillants esprits qui eussent jouté en Europe depuis quarante ans, il était revenu vivre parmi les bonnes judiciaires du Cotentin, claquemuré dans une petite maison, ornée avec goût et qu’il appelait son hermitage. Il n’en sortait que pour aller passer des huitaines chez tous les châtelains des alentours.
    C’était un grand dîneur. Mais sa naissance, son formidable esprit, ses manières, excluaient toute idée de parasitisme dans ce modeste piéton qu’on rencontrait, comme le baron de Fierdrap, non pas au bord de toutes les rivières, mais sur toutes les routes, allant faire quelque pèlerinage à la Notre-Dame de la cuisine des châteaux les plus renommés par leur hospitalité et par leur bonne chère.
    Ces dîners, qu’il avait toujours aimés, avaient foncé la teinte d’écrevisse cuite de son visage, et justifiaient ce qu’il disait de cette éclatante couleur rouge, allumée par le porto de l’émigration et le bourgogne de la patrie retrouvée : « Il est probable que voilà la seule pourpre que j’aurai jamais à porter ! »
    Le front, le nez, qu’il avait busqué et immense, un nez de grande maison, les joues, le menton, tout était de cette magnifique teinte cardinalice, qui ne contrastait dans ce visage, fiévreusement taillé à l’ébauchoir, mais saisissant d’expression, qu’avec le bleu des yeux, un bleu fantastique, perlé, scintillant, acéré ; un bleu qu’on n’avait vu étinceler nulle part, sous les sourcils de personne, et auquel un peintre de génie, qui ne l’aurait pas vu, croirait seul !
    Les yeux de l’abbé de Percy n’étaient pas des yeux : c’étaient deux petits trous ronds, sans sourcils, sans paupière, et la prunelle de ce bleu, impatientant à regarder (tant il était vif !), était si disproportionnée et si large que ce n’était pas l’orbe de la prunelle qui tournait sur le blanc de l’œil, mais la lumière qui faisait une perpétuelle et rapide rotation sur les facettes de saphir de ces yeux de lynx… Les verra-t-on d’ici, ces yeux-là ?… Mais quand on les avait vus en réalité, on ne pouvait plus les oublier. Ce soir-là ils pétillaient, semblait-il, encore plus qu’à l’ordinaire, en regardant les curieuses que l’abbé, toujours debout, affolait par l’affectation de son silence. Au lieu de répondre aux questions haletantes de mesdemoiselles de Touffedelys, il passait, selon son usage, sa langue de gourmet sur ses lèvres épaisses et juteuses, comme s’il y avait cherché des saveurs perdues. Il venait de dîner en ville et il avait sa tenue solennelle et officielle de tous les soirs. Il portait un habit noir carré, une cravate blanche, sans rabat, ni manteau, ni calotte. Ses longs cheveux, fins et blancs comme le duvet d’un cygne, roulés et gonflés avec une coquetterie qui rappelait celle de Talleyrand, — de Talleyrand que, par parenthèse, il abhorrait moins pour toutes ses autres apostasies que pour avoir signé la Constitution civile du clergé, — ses cheveux poudrés et floconneux tombaient richement sur le col de son habit noir et poudraient, à leur tour, de leur iris parfumé, le large ruban violet, liséré de blanc, qui suspendait à son cou sa grande croix émaillée de Chanoine Royal. Campé solidement sur ses jambes en bas de soie, assez bien tournées, mais de deux galbes différents, et dont il appelait l’une Apollon et l’autre Hercule avec une fidélité à la mythologie qui avait été l’une des religions de sa jeunesse, il aspirait longuement sa prise de tabac.
    — Eh bien, l’abbé, as-tu juré de faire damner ces dames ? lui dit le baron, qui s’attendait à une plaisanterie, et nous diras-tu enfin quel revenant tu as vu, en passant tout à l’heure sur la place ?
    — Ris tant que tu voudras, Fierdrap, reprit l’abbé imperturbable, mais ceci est sérieux. Le revenant que j’ai vu était de chair et d’os… comme toi et moi, mais il n’en était que plus épouvantable !… C’était… le chevalier Des Touches !…


Barbey d’Aurevilly, Le Chevalier des Touches, chap. 1, d’après l’éd. Garnier-Flammarion no 63 (1965).

1 L’auteur s’était trompé. Le dernier descendant mâle de ces nobles Percy vit encore dans le département du Nord. (Note de l’auteur.)   

Pour le commentaire…

La présence du passé

Le cadre antique

Un lieu clos, préservé du temps qui passe. Le titre du chapitre est à ce sujet significatif. Les lieux sont témoins du passé et les portraits de famille représentent le décor du passé.

Les personnages du passé

Le texte présente des personnages vieux, figés et inamovibles, comme des œuvres d’art. Il s’agit de personnages qui ne veulent pas évoluer.

Des valeurs anciennes
  • Il est fait appel à des valeurs héroïques, chevaleresques (éloge de la force). L’esprit d’autrefois est ranimé par l’évocation de l’art de la conversation (mots d’esprit).
  • Peinture de la petite noblesse (orgueil des seigneurs au temps de la féodalité).

Un passé dégradé par le temps, l’Histoire

Le texte présente une image de l’entropie (du grec entropia, « retour en arrière ») avec l’idée d’un paradis perdu. Le passé est vu comme un âge d’or (vision anti-historique), comme meilleur que le présent.

Le temps dégrade le passé
  • Le passé est terni par le temps (ors écaillés, poussière, rideaux fermés). La « brume du temps » est passée sur les portraits et a effacé le passé : la vertu ne résiste pas à la durée.
  • Certains aspects du texte sont proches du romantisme.
La rupture : il n’y a pas de continuité entre le présent et le passé
  • Barbey d’Aurevilly se situe dans la lignée des historiens royalistes (les descriptions ne sont pas neutres). Ainsi, le baron de Fierdrap a une vision apocalyptique de la Révolution.
  • Les vestiges du passé sont placés sous le signe du bizarre : les portraits des personnages ne sont plus compris dans leur époque → comparaisons animales, recours à l’hyperbole.
  • Une rupture identitaire : les apparences ne correspondent pas à l’identité des personnages → bizarrerie.
Le passé est déprécié par le présent

Les personnages semblent figés dans la folie. Le passé est presque qualifié d’absurde (ainsi, l’abbé est « une de ces belles inutilités, comme Dieu, qui […] se plaît à en créer pour lui seul »).

Voir aussi :