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Henry de Monfreid, Les derniers jours de l’Arabie heureuse

Bac de français 2007

Séries technologiques – Corrigé du commentaire

Henry de Monfreid (1879-1974), Les derniers jours de l’Arabie heureuse1 (1935)

Chapitre X : « La gazelle du sultan »

Henry de Monfreid […]   Le sultan Yaya2 possédait une gazelle merveilleusement apprivoisée ; ses yeux profonds semblaient exprimer des pensées humaines et on s’attendait à chaque instant au miracle de la parole.
C’était cependant une gazelle très commune, née dans la solitude des hauts plateaux du Yémen. Un pâtre l’avait trouvée toute petite auprès de sa mère blessée et il l’avait donnée à une chèvre à la place du chevreau qu’on avait fait rôtir. Elle s’ébattait maintenant dans les jardins du sultan, se mirait avec grâce dans l’eau tranquille des bassins. À l’appel de son maître elle accourait en bonds harmonieux portée semblait-il par d’invisibles ailes.
Yaya l’avait toujours auprès de lui, couchée à ses pieds, quand il rendait la justice, et bien des fois il fut plus clément pour la détresse humaine quand le regard limpide et doux de ces grands yeux se levait sur lui.
Elle mangeait dans sa main et venait l’éveiller s’il tardait trop, lorsque résonnait l’appel de la prière. Elle le suivait en tous lieux, et prenait part à sa vie comme si réellement elle avait appartenu au monde des hommes.
En cela elle ne différait pas des autres gazelles, ses sœurs, car toutes se font aimer par la même grâce délicate. L’énigme de leurs yeux profonds trouble un peu l’homme inquiet devant le mystère, aussi imagine-t-il tout ce qui plaît à son cœur et met-il en ses pauvres bêtes si simples une âme pareille à la sienne.
Un soir, assez tard dans la nuit, Osman3, en quittant le sultan, aperçut la gazelle au milieu du parc, broutant au clair de lune. Le lieu était désert. Une idée inattendue, brusque et précise comme la lueur d’un éclair quand elle fait surgir de la nuit les plaines et les montagnes, lui traversa l’esprit ; cette bête, vraiment, tenait-elle au cœur de son ami autant que lui-même ?

La parole de son père lui revint en mémoire : "Ne sois jamais le familier d’un sultan, car son amitié est vaine…"
II caressait doucement la gazelle, tandis que ces pensées mélancoliques montaient du fond de son cœur… Brusquement, cédant à une impulsion, d’un geste peut-être involontaire, il la saisit, l’enveloppa dans son manteau et s’enfuit.


Notes
1 L’Arabie heureuse : désigne l’actuel Yémen, pays situé à l’extrême sud du désert arabique.
2 Sultan Yaya : souverain qui régna sur le Nord Yémen de 1918 à 1948.
3 Osman : ami d’enfance du sultan Yaya qui en a fait son premier conseiller.

Vous commenterez le texte depuis « Le sultan Yaya possédait une gazelle » jusqu’à « l’enveloppa dans son manteau et s’enfuit » (ligne 1 à 29), en vous aidant du parcours de lecture suivant :

  • Vous analyserez comment le narrateur capte l’attention du lecteur.
  • Vous étudierez les caractéristiques et les fonctions de la gazelle dans ce passage.

Commentaire

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Henry de Monfreid est un aventurier écrivain du XXe siècle qui a connu le succès avec son roman autobiographique Les Secrets de la mer Rouge en 1932. L’extrait proposé à l’analyse est tiré de « La gazelle du sultan », le chapitre X de son œuvre de journaliste, Les derniers jours de l’Arabie heureuse, publiée en 1935.
Il s’agit ici d’un texte de type descriptif constituant une pause dans un récit à visée apologétique.
Le registre principalement utilisé est celui du merveilleux propre au conte. On peut toutefois noter l’appel secondaire à l’ironie pour ramener l’univers fabuleux du récit oriental vers une réalité plus historique.
Dans l’extrait à étudier, l’auteur, avec beaucoup d’habileté, prépare de loin la leçon finale. Il capte d’abord l’attention du lecteur, puis s’attarde sur la gazelle, animal au cœur des enjeux affectifs qui opposent le sultan Yaya à son conseiller et ami Osman.

1. Comment le narrateur capte l’attention du lecteur ?

  • Un début comme dans les contes, le lecteur est immergé dans le merveilleux.
  • Une longue description élégante qui fait languir le lecteur.
  • Le lecteur se pose inévitablement des questions : pourquoi cet animal est-il si important qu’il ait eu droit à faire le titre du chapitre ? Quel est son rôle dans l’apologue ?
  • Suit une rupture avec l’entrée en scène du personnage principal du récit.
    L’accélération du récit, par l’emploi des passés simples et par la nature impulsive de la décision d’Osman, crée les conditions de l’élément perturbateur dans la situation d’équilibre initiale.
  • Le lecteur comprend alors qu’Osman s’est mis en danger par son rapt. Que va-t-il arriver à l’imprudent ministre qui vient de transgresser un tabou ?

2. Les caractéristiques et les fonctions de la gazelle dans ce passage : en quoi est-elle devenue un tabou ?

  • Sa biographie comme celle d’un personnage important.
  • La personnification de l’animal, sa féminisation, sa grâce, son mystère.
  • Une relation amoureuse envahissante qui va créer les conditions de la réaction jalouse d’Osman. La gazelle devient le symbole du bon vouloir capricieux du sultan qui distribue ses faveurs au gré de ses états d’âme.

En conteur habile, Henry de Monfreid suscite la curiosité, puis l’intérêt du lecteur pour ce récit dont nous ne savons plus très bien s’il s’agit d’une féerie ou de la relation d’un fait historique attesté. Mais sait-on jamais avec cet Orient fabuleux, berceau des grands mythes ? Très vite, l’attention est focalisée sur cet animal commun auréolé de tous les sortilèges de l’imagination royale. Le lecteur comprend que la gracile antilope va devenir le point nodal de tous les désirs, de tous les enjeux. Deux siècles après le Zadig de Voltaire, le Moyen-Orient est toujours la patrie d’élection des destinées bouleversées, des potentats irascibles et, malgré tout, de la sagesse. Il est vrai que ces terres ont vu naître la Bible et le Coran. En tout cas, dans ce XXe siècle rationaliste, la magie exotique du récit oriental continue toujours de fasciner le lecteur occidental.

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