Bac français 2008, séries S et ES
Corrigé du commentaire
Objet d’étude : le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde
Honoré de Balzac (1799-1850), Le Chef-d’œuvre inconnu (1831)
L’action de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître Porbus, un célèbre peintre de cour, dans l’espoir de devenir son élève. Arrivé sur le palier, il fait une étrange rencontre.
Un vieillard vint à monter l’escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat1 de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou l’ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l’examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande3 les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d’une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l’âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme. Le visage était d’ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l’âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l’âme et le corps. Les yeux n’avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4, entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson5, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde chaîne d’or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre.
Notes
1 Rabat : grand col rabattu porté autrefois par les hommes.
2 Ce vieillard s’appelle Frenhofer.
3 Affriande : attire par sa délicatesse.
4 Débile : qui manque de force physique, faible.
5 Truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson.
6 Pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu’au-dessous de la ceinture.
7 Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c’est-à-dire les effets de contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnes représentés.
Remarque préliminaire
La question préalable prenait toute son importance pour guider le candidat dans la définition de son parcours de lecture : les mots clés du sujet « Dans quelle mesure ces portraits prennent-ils appui sur le réel, dans quelle mesure le transposent-ils ? » invitaient à examiner le réalisme du texte ainsi que son évolution vers le fantastique.
Je tenais à signaler également que certains candidats se sont trompés en voulant opposer l’irréel au réel. L’irréel est un fait qui n’existe pas, Ici, les termes qui permettaient d’exprimer la différence étaient surnaturel, occulte, caché… En effet, il convient de rappeler que le registre fantastique tire sa force de la présence marquée du monde ordinaire dans lequel se produit une irruption brutale de l’irrationalité. Ces faits, pour être inexplicables, n’en sont pas moins avérés. Pour que le fantastique puisse développer ses troubles plaisirs, il faut que le lecteur accepte la possibilité qu’un monde parallèle déroutant et cruel apparaisse en certaines occasions.
Introduction
Ce texte est le portrait d’un étrange personnage. Il est tiré de la nouvelle de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, qui relate les aventures fictives de personnages inventés ou historiques, comme Nicolas Poussin et maître Porbus, appartenant de près ou de loin au monde des artistes peintres du XVIIe siècle.
Il s’agit ici d’un texte descriptif constituant une pause dans le récit. Balzac nous présente la première rencontre avec celui qui va se révéler le véritable héros de l’histoire, le peintre Frenhofer, épris d’absolu et torturé par cet élan mystique.
La tonalité première est évidemment réaliste en raison de la précision et de l’accumulation des détails. Pourtant très vite, Balzac suggère que cette apparence riche et soignée pourrait cacher des forces obscures, ce qui nous fait passer au registre secondaire fantastique.
Cet extrait est caractéristique des nouvelles fantastiques mises à la mode par les auteurs romantiques qui se sont inspirés des Contes d’Hoffmann, en ce début du XIXe siècle.
L’intérêt du texte est d’intriguer le lecteur. En effet nous nous demandons qui est ce personnage ambigu : se révélera-t-il un adjuvant ou un opposant dans les événements qui ne vont pas manquer de se produire ?
Dans un premier temps Balzac se livre au portrait en mouvement d’un riche vieillard. Cet étrange personnage inquiète le jeune homme qu’il croise. C’est que les caractéristiques du lieu favorisent l’ambiguïté.
Développement
A – Le portrait en mouvement d’un riche vieillard
La scène se déroule dans une cage d’escalier. La rencontre est vécue selon le principe du défilé. Un personnage immobile voit arriver vers lui un marcheur qui s’approche jusqu’à ce que les regards puissent se croiser avant que le passant ne s’éloigne dans l’autre sens. Nicolas Poussin voit « monter » un « vieillard ». Ce qu’il peut percevoir en cet instant est l’habillement du visiteur.
Notons alors une focalisation interne car le personnage rencontré est vu, apprécié par le jeune peintre.
Ce dernier relève de loin deux caractéristiques majeures : la « bizarrerie » et la « magnificence » de la tenue. En d’autres termes, il relève la richesse et la beauté des habits, mais aussi leur aspect suranné. Ce qui frappe le jeune peintre est le rabat de dentelle ouvragée (cité deux fois), le « pourpoint noir » et la « lourde chaîne d’or ». Le visiteur porte de manière ostentatoire des objets de prix en même temps qu’appartenant au goût vestimentaire d’une autre époque.
Ces signes extérieurs de richesse en même temps que l’allure décidée sont immédiatement interprétés : ce vieillard ne peut être qu’un « protecteur ou l’ami du peintre ». En effet quel personnage distingué pourrait accepter de venir se perdre dans la compagnie d’artistes sans être lui-même un admirateur désintéressé ou mieux un mécène éclairé ? L’importance du personnage est soulignée par un rythme ternaire, signe d’équilibre, qui en impose au jeune peintre en quête de notoriété : « la bizarrerie de son costume », « la magnificence de son rabat de dentelle » et « la prépondérante sécurité de la démarche ».
Il n’est pas étonnant que par déférence un peu obséquieuse ou impressionnée, le jeune homme s’écarte pour laisser le passage à son aîné. Il est alors dans d’excellentes dispositions à l’égard du visiteur en « espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste (ce qui renvoie indirectement à la fierté ambitieuse du jeune peintre) ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts (ce qui suggère avec malice l’arrivisme du futur auteur des Bergers d’Arcadie, selon Balzac) ».
B – qui inquiète Nicolas Poussin, les traits démentent l’allure générale
Lorsque le vieillard passe devant lui, Nicolas peut dévisager son homologue. Les traits relevés démentent inexplicablement la première impression favorable. Le jeune homme se comporte en artiste en manifestant sa « curiosité », c’est-à-dire son attrait pour ce qui sort de l’ordinaire, ce coup d’œil perspicace prompt à dégager la nouveauté. Dans cette conduite, Balzac prête à son personnage une conception artistique plus romantique que classique. À son tour, il se coule dans ce goût pour le bizarre mis à la mode par Hoffmann et approfondi plus tard par Baudelaire. L’artiste a su repérer ce « quelque chose de diabolique » repris par le « je ne sais quoi qui affriande ». L’expression insiste sur deux aspects : le charme indéfinissable qui permet de prolonger l’attente du lecteur, mais aussi le raffinement esthétique propre à l’artiste peintre. Le tout est condensé dans ce goût très romantique pour le démoniaque.
La suite du portrait va détailler et justifier cette impression fugitive première. La description part du front pour descendre jusqu’au menton, avant de remonter jusqu’aux yeux sur lesquels elle s’attarde comme accès à l’intériorité du personnage.
À partir de ce moment, nous changeons de point de vue, ce n’est plus Nicolas Poussin qui s’exprime, mais Balzac. L’auteur a repris ses prérogatives omniscientes ; il les marque par ses impératifs « imaginez », « mettez », « entourez », « jetez » résumés dans le « vous aurez » conclusif. En effet, c’est lui qui désormais peint avec les mots et justifie la validité de ses choix. Ces formules sont destinées à guider le regard sur ce qui est important, sur ce qui a su retenir l’attention. L’objectif n’est pas d’établir un portrait léché, mais une esquisse parlante, « une image imparfaite ».
Le front est « chauve » et « bombé », le nez épaté et « retroussé ». La comparaison qui suit avec Rabelais et Socrate conforte le trait. Frenhofer a des allures de faune, c’est un homme qui juge avec liberté le monde qui l’entoure. Le rire repérable sur ses lèvres le confirme. Le portrait s’achève sur le menton « court » et « relevé », orné d’une barbe « taillée en pointe », comme pour nous signifier la fierté distante et l’exigeante personnalité de son possesseur. Ces traits contrastés entre sourire et sévérité, comme entre attribut pileux insolite et visage dépourvu de cheveux, cils et sourcils, fondent cette bizarrerie entrevue.
Le visiteur est désormais suffisamment proche pour que les regards puissent se croiser. Les yeux sont tout aussi contrastés que les autres traits du visage : une prunelle « blanc nacré », signe de distinction, sans doute aussi amorce de la métaphore suivante, et « yeux vert de mer » où la métaphore comme l’allitération soulignent l’acuité du regard, son intransigeance et ses tempêtes. Ce regard est « magnétique ». Cette qualification est souvent reprise au XIXe siècle qui découvre tous les sortilèges de l’électricité. Ce regard fatigué est encore capable de débordements d’énergie, « colère ou enthousiasme ». Arrêtons-nous un instant sur les qualificatifs qui rattachent ce personnage à la source commune des héros balzaciens, à savoir l’énergie. En effet le héros balzacien est comme son créateur un passionné qui brûle sa vie dans une débauche d’activité. En même temps, Balzac corrige la première impression « diabolique » ressentie par Nicolas en retenant aussi l’enthousiasme qui ouvre des possibilités pour un héros positif et pas seulement méphistophélique.
Le visiteur s’éloigne, nous sommes conviés à apprécier la silhouette générale tout aussi contrastée : la grosse tête repose sur un corps « fluet et débile », la dentelle blanche tranche sur le pourpoint noir.
C – le lieu de la rencontre favorise l’ambiguïté
Le portrait est donc volontairement antithétique jusque dans ses moindres détails. Chaque signe est affaibli par son contraire. Quand ce n’est pas possible d’annuler un trait par une notation opposée, Balzac opte pour l’humour incongru : ainsi en va-t-il pour cette dentelle irréprochable et précieuse comparée à une prosaïque « truelle à poisson ». La finalité de ces signes contradictoires est claire : Balzac cultive l’ambiguïté.
Cette équivoque est renforcée par les caractéristiques propres au lieu : espace restreint et sombre, lieu de passage qui ne permet pas l’étude approfondie ni les échanges verbaux entre inconnus. Le plus important reste « ce jour faible » qui procure « une couleur fantastique ». La finalité est avouée en cet instant, Balzac cherche à mêler réalité et surnaturel dans un endroit propice à la rêverie. Il y parvient en dramatisant la scène par un jeu d’ombres et de lumières qui crée une atmosphère oppressante et fantasmagorique.
Le portrait s’achève sur la référence à Rembrandt (on pourrait penser à Ronde de nuit) par un élargissement métaphorique qui présente un triple intérêt :
– renvoyer au domaine de la peinture,
– valoriser la « noire atmosphère », le clair-obscur cher au maître hollandais,
– et surtout créer cette perception onirique nécessaire au registre fantastique.
Conclusion
Ce texte présente donc un double intérêt : d’abord il apparaît comme la présentation d’un des personnages principaux. C’est l’occasion pour Balzac de montrer sa virtuosité de physiognomoniste qui retient les détails révélateurs de la vie intérieure et du caractère. Balzac soigne les détails réalistes. Mais il cultive aussitôt l’occasion de créer une atmosphère inquiétante par la divergence des interprétations, et surtout par le lieu plongé dans la pénombre qui permet à l’imagination de se déployer. Balzac choisit d’élargir son portrait en se référant à Rembrandt, peintre dont le clair-obscur était un équivalent pictural à sa propre démarche entre réalisme et fantasmagorie.
Nous avons ici un bon exemple d’un texte fantastique : au travers d’un réel prégnant, s’infiltre la sourde inquiétude en provenance d’un monde tumultueux et passionnel sous-jacent dont on ne sait s’il provient de Dieu ou du diable. Balzac, avec un art consommé de nouvelliste, laisse son lecteur perplexe, pique sa curiosité, et incidemment lui livre quelques clés de son idéal esthétique tourné vers la modernité.
Voir aussi :
- EAF 2008 : sujet des séries S et ES
- Lire aussi le corrigé de la question (« Dans quelle mesure ces portraits prennent-ils appui sur le réel, dans quelle mesure le transposent-ils ? ») et le corrigé de la dissertation
- Le bac de français
- Le Père Goriot, un roman de la paternité ou de la filiation ?
- Balzac, le Père Goriot, I (extrait)
- Peut-on lire La Peau de chagrin comme le tableau d’un monde exténué ?