Bac français 2008, séries S et ES
Corrigé de la dissertation
Objet d’étude : le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde
En partant des textes du corpus, vous vous demanderez si la tâche du romancier, quand il crée des personnages, ne consiste qu’à imiter le réel. Vous vous appuierez aussi sur vos lectures personnelles et les œuvres étudiées en classe.
Remarques préliminaires
Le danger de ce sujet était de partir sur une question de cours en pensant qu’il fallait traiter du réalisme et de la fiction dans le roman. Or le sujet précisait que le candidat devait s’intéresser exclusivement à la création des personnages romanesques. Il fallait penser aussi à définir précisément ce qu’était l’imitation du réel.
Dans cette proposition de corrigé, j’ai voulu montrer que les textes du corpus pouvaient offrir la grande majorité des arguments et des exemples, ce que les candidats oublient en général.
Introduction
Le roman se définit d’abord comme un récit fictionnel. Pourtant les auteurs ont très vite compris l’intérêt de rattacher à la réalité ces personnages de papier sortis de leur imagination, pour leur donner plus de force et de crédit auprès de leurs lecteurs. Ils ont donc cherché à atténuer les frontières entre leur invention et la réalité.
C’est pourquoi on peut en particulier se demander si la tâche du romancier, quand il crée des personnages, ne consiste qu’à imiter le réel.
Suffirait-il donc de mimer ses amis ou connaissances pour faire naître un personnage de roman digne de ce nom ? La création littéraire d’un héros romanesque ne serait-elle qu’une œuvre de copiste ?
S’il est vrai que le romancier s’inspire du réel pour élaborer ses personnages, il n’en reste pas moins que le lecteur se trouve souvent confronté à des distorsions bien perceptibles. C’est que le héros romanesque est une création personnelle qui répond à un projet artistique.
I. Le romancier s’inspire du réel
- S’inspirer du réel, cela veut dire pour le romancier partir de son expérience. Issu d’une certaine classe sociale, fréquentant des milieux divers, le véritable romancier, celui qui est doté d’un regard perspicace, n’a pas à aller chercher très loin ses modèles. Ainsi Proust s’est inspiré étroitement de la vie mondaine de l’aristocratie parisienne du faubourg Saint-Germain. Son vieux duc y a été croqué sur le vif. Balzac a ambitionné de « concurrencer l’état-civil » dans sa Comédie humaine. Quant à Zola, il s’est comporté en véritable journaliste, constituant des dossiers et se rendant sur le terrain pour rencontrer ce monde ouvrier si étranger à sa condition bourgeoise.
- S’inspirer du réel signifie donc s’inscrire dans une communauté contemporaine. Mais le romancier peut aussi choisir la caution d’une société historique : Balzac, dans le Chef-d’œuvre inconnu, a recouru à des personnages historiques du XVIIe siècle comme Maître Porbus et Nicolas Poussin, le peintre des Bergers d’Arcadie, auxquels il a mêlé sa propre création, l’artiste mystique Frenhofer. Dans l’Homme qui rit, Hugo a placé les aventures de Gwynplaine dans la société anglaise du XVIIe siècle. Les auteurs doivent alors choisir des détails vestimentaires, des coutumes, des comportements datés mais cohérents.
- Ce rattachement au réel s’opère surtout dans la psychologie. Il est important que le lecteur puisse se reconnaître dans les personnages du récit, voire s’identifier à eux. Nicolas Poussin présente l’enthousiasme et le jugement hâtif de la jeunesse ; Frenhofer, l’assurance et la rigueur de l’âge avancé. Gwynplaine émeut profondément par sa détresse ; sa mutilation l’a conduit inexorablement hors de la société, un peu comme les handicapés aujourd’hui. Gueule-d’or séduit par sa beauté sculpturale en accord avec sa bonté naïve. Le duc de Guermantes est un combattant farouche, décidé à ne pas céder un pouce à la mort qui approche.
Le réel apporte ainsi sa consistance aux personnages du récit. Grâce à lui, le romancier peut fouler des terres familières et offrir à son lecteur des héros vraisemblables.
II. Mais nous constatons parfois des distorsions
- Pourtant le lecteur peut légitimement s’étonner de certains écarts, voire de distorsions marquées. Ainsi l’arrivisme supposé de Nicolas Poussin s’écarte beaucoup de ce que nous savons de ce peintre classique très cérébral, plutôt victime de la jalousie du clan Vouet. Balzac fait de l’auteur de l’Enlèvement des Sabines un cousin d’Eugène de Rastignac. De même le lecteur a du mal à croire à l’existence de Gwynplaine et à son succès comme acteur comique du seul fait de son rictus provoqué.
- Lorsque les regards cumulés de Nicolas Poussin et de Balzac poussent insidieusement le lecteur à s’inquiéter de cet étrange visiteur, il apparaît que nous entrons dans le domaine du fantastique. Le propre de ce registre est justement de fonctionner avec la complicité du destinataire. Il exige un minimum de crédibilité pour faire sourdre l’inquiétude. Un lecteur rationaliste ou pragmatique mettra l’œil diabolique sur le compte du feu intérieur qui habite le peintre, de même que la grosse tête sur un corps débile peut lui paraître plus grotesque qu’inquiétante.
- Nous remarquons également dans ces portraits des exagérations qui peuvent porter préjudice à notre capacité d’identification aux personnages. Gwynplaine est devenu une caricature souffrante, mais une caricature quand même. Le lecteur comprend bien que ce héros n’a pas été créé pour lui-même, mais pour servir la dénonciation par Hugo de la barbarie humaine et des injustices sociales. Il est voué simplement à remplir un rôle fonctionnel. Les antithèses hugoliennes le renvoient à l’existence improbable du symbole. Certains auteurs qui se servent du roman pour démontrer une thèse n’ont pas toujours échappé au travers de réduire abusivement la complexité humaine par une simplification outrancière. Voltaire, dans Candide, au demeurant roman très plaisant par ses malices et ses règlements de compte endiablés, a donné à ses personnages le statut de pantins. Le lecteur perçoit à tout moment le marionnettiste qui tire les fils. Il peut être séduit par la légèreté des idées, par la virtuosité du propos, mais non par la profondeur des caractères.
Il est évident que le personnage de roman est tributaire des intentions de son auteur. Il ne vit que par le statut que son créateur lui accorde.
III. C’est que le personnage romanesque est une création personnelle qui répond à un projet artistique
En effet la caractéristique principale du héros romanesque est d’être une création personnelle qui répond à un projet artistique complexe, relevant de plusieurs niveaux : fonctions dramatique, apologétique, cathartique, symbolique, esthétique…
- Le personnage romanesque incarne en premier lieu des choix idéologiques qui se superposent à la réalité ou la filtrent. Zola ne décrit pas seulement le milieu des ouvriers parisiens dans l’Assommoir à la manière d’un explorateur engagé dans des terres urbaines inconnues. Il agit en tant que romancier scientifique qui applique une méthode expérimentale inspirée de Claude Bernard. Le roman est consacré aux classes laborieuses, il veut dénoncer les ravages de la misère et de l’alcoolisme, montrer le déterminisme tragique qui résulte d’une sociologie de la précarité. Zola l’affirme dans sa préface : « J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l’ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement la honte et la mort. C’est la morale en action, simplement. » Dans ce projet, Gueule-d’Or sert justement de contrepoint à ces ouvriers abrutis par l’absinthe du père Colombe : « Bien sûr, ce n’était pas de l’eau de vie que la Gueule d’Or avait dans les veines, c’était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! » Il joue le rôle de l’ami fidèle, le modèle de l’ouvrier consciencieux.
- Le romancier, même le plus épris de réalisme, est obligé de simplifier la réalité pour en dégager une signification. Dans la préface de Pierre et Jean, Maupassant insiste sur la nécessité pour le romancier d’organiser le réel afin de le rendre vraisemblable : la vie, celle dont nous faisons l’expérience tous les jours, est en effet trop foisonnante, trop variée et surtout trop chaotique, pour que le romancier puisse la décrire dans sa totalité et y conduire son lecteur sans le perdre. Ainsi le romancier ne rapportera-t-il pas indistinctement toutes les actions, tous les propos de ses personnages au risque de diluer ce qui est important dans une banalité écœurante. Balzac choisit de donner « une image imparfaite » de son étrange visiteur parce qu’à tout dire de lui – ce qui serait au demeurant impossible – il y perdrait son aura mystérieuse. Si Proust décrivait de manière exhaustive le vieux duc de Guermantes, nous garderions seulement le souvenir de la « ruine » au détriment de « cette belle chose romantique que peut être un rocher dans la tempête. » Perdus dans les signes de sa décrépitude, nous ne percevrions plus le farouche combattant accroché à son reste de vie.
- Le romancier s’impose enfin des choix esthétiques : sa création s’inscrit dans le goût d’une époque, reprend des valeurs et des formes propres à son temps et à sa culture. Gwynplaine doit son aspect violemment contrasté de « tête de Méduse gaie », autant au goût prononcé de son créateur pour les antithèses qu’à sa perception romantique du drame mêlant étroitement le comique au tragique. Chez Hugo, les choix stylistiques, devenus comme une seconde nature, débouchent sur une dialectique en action : en perpétuel déséquilibre, le personnage hugolien est précipité vers son destin. Zola extirpe peu à peu son forgeron de son environnement populaire pour en dégager ses admirables proportions de statue antique et sa présence tutélaire de « Bon Dieu ». Le lecteur est ainsi convié à quitter le réalisme de la scène de cabaret ou de foire canaille pour accéder au registre épique.
- À bien observer ce qui se passe sous nos yeux, nous comprenons que le véritable créateur romanesque (comme le véritable auteur de théâtre) tend à épurer son personnage pour le transformer en type. Il opère par simplification et concentration pour obtenir une essence. À un siècle d’intervalle, Frenhofer rencontre le vieux duc de Guermantes : les deux vieillards se rejoignent apparemment en raison de leur âge avancé qui les a conduits aux portes de la mort. Pourtant une analyse plus poussée pourrait montrer qu’ils sont réunis par l’art. Les deux extraits évoquent la peinture. Mais plus subtilement nous sommes amenés à découvrir que nous avons affaire à deux lutteurs qui livrent un combat exemplaire à la mort. Si le premier est en quête d’absolu, le second refuse de capituler devant l’ennemie : finalement ils ont choisi, chacun à leur manière, de gagner une certaine immortalité en faisant de leur vie une œuvre d’art.
Conclusion
Le romancier en quête de lecteurs crée donc des personnages inspirés de la réalité et nourris de sa propre expérience. Si nous constatons parfois des écarts par rapport à cette tendance profonde, c’est que le créateur de personnages a oublié leur humanité au profit d’un statut purement fonctionnel, au détriment de la vraisemblance. Créer des personnages consistants nécessite en effet de multiples choix artistiques faits à la fois de démesure et de cohérence. Balzac, dans le Père Goriot, résumait de la sorte la démarche : « Typiser l’individu » et « individualiser le type ». Ainsi la voie de la réussite entre banalité et extraordinaire est-elle un chemin de crête réservé aux plus grands auteurs.
Le véritable héros romanesque doit devenir un compagnon familier pour le lecteur. Un des signes indiscutables du succès de l’entreprise est l’antonomase du nom propre : le bovarysme montre assez qu’Emma habite désormais nos mémoires. Tout le monde connaît Gavroche, le petit Parisien au grand cœur issu des Misérables. Eugène de Rastignac et son arrivisme a lui aussi conquis sa notoriété au point qu’il désigne désormais un jeune homme ambitieux, prêt à tout pour parvenir à ses fins.
Voir aussi :
- EAF 2008 : sujet des séries S et ES
- Lire aussi le corrigé de la question (« Dans quelle mesure ces portraits prennent-ils appui sur le réel, dans quelle mesure le transposent-ils ? ») et le corrigé du commentaire (texte de Balzac, le Chef-d’œuvre inconnu)
- Le bac de français