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Bac français 2010

Série L, corrigé du commentaire

Louis Aragon, Blanche ou l’oubli

Louis Aragon Ce roman brouille toutes les pistes. Aragon parle du « doute perpétuel qui règne sur l’existence des personnages du roman, sur la personnalité du (ou des) narrateur(s), etc. ». Pour lire ce passage, il suffit de savoir que le narrateur, Geoffroy Gaiffier avait été quitté par sa femme, Blanche. Longtemps après, dix-huit ans plus tard, elle a réapparu.

[…] Et moi, tout d’un coup, peut-être à cause de cette ressemblance, je cesse à nouveau d’entendre Blanche, est-ce que je n’ai pas rêvé tout ça ? J’avais un peu bu. J’ai beau la voir, Blanche. Elle m’explique : « Je suis restée très longtemps à t’attendre, Geoff’, il faut comprendre. Le comprendre. Cette maison noire… nous deux… » De quoi parle-t-elle ? De qui1 ? Le klaxon a encore appelé, au dehors, parce que c’est un klaxon. Je pourrais demander, qui est-ce ? je pourrais dire, ne t’en va pas sans m’avoir… Blanche dit : « Tu l’entends, tu l’entends ? Il s’impatiente. Il a dû tourner toute la soirée comme un fou dans les montagnes. Je le connais. Il est vraiment capable de toutes les folies… » Je la regarde. Elle n’est plus jeune, c’est-à-dire si on compare avec la mémoire… mais si on la compare avec l’oubli. Un visage lisse encore. Voilà la différence : autrefois je n’aurais jamais pensé encore. Qu’est-ce qu’il y a donc dans ses yeux, les mêmes ? Comme un regret ou une peur, je ne sais. Les deux, probable. Mais ce n’est pas de moi qu’elle a peur. Plus de moi. Ni pour moi. Je dis : « Alors, nous allons nous quitter comme ça ? » Elle a eu un geste inattendu, levé ce bras nu, ce bras d’enfant, toujours, dont j’ai le souffle coupé. Elle a porté sa main à sa tête. Qu’est-ce qu’elle fait ?

Elle a arraché ce voile blond, elle passe les doigts dans les cheveux qui se défont. J’ai vu. Mon Dieu, mon Dieu. Est-ce possible ? C’est terrible, comme ça tout d’un coup. Mais jamais elle n’a été plus belle, cela lui donne une autre douceur du visage que la dureté des cheveux noirs et lourds… Elle dit : « tu as des ciseaux… », et ce n’est pas une question. Personne comme Blanche ne fait à la fois la question et la réponse (« Tu permets que je t’embrasse ? », comme elle disait après l’avoir fait). Les ciseaux… elle sait qu’il y a des ciseaux, ici, dans le tiroir de la desserte, comme il y a Pulchérie2, elle me les demande, feint de me les demander avec ce geste agité de la main, de quelqu’un qui ne dispose pas de son temps. Je ne comprends pas. Alors elle les prend elle-même.

Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche. — Gardez-les ! adieu !

C’est incroyable, parfaitement insensé, dans un moment pareil, de ne pouvoir faire autrement que de penser à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux.

« Non, — dit Blanche —, ne m’accompagne pas, Geoff’, c’est un fou, tu sais… et il a si longtemps attendu… »

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux sur le trottoir fit signe d’avancer à un fiacre qui passait.

Je n’ai pas reconduit Blanche à la porte, je n’ai pas soulevé le rideau de la fenêtre. Je ne lui avais pas demandé, quand elle a dit c’est un fou : « Et tu l’aimes ? » Il n’y avait pas besoin. La voiture là-bas démarrait avec une brutalité de fauve. Je ne suis pas si sourd. D’où j’étais, d’ailleurs, dans la pièce, j’ai vu tourner les phares. Et je me suis caché les yeux dans les mains, pour ne plus voir que l’oubli. Les cendres chaudes de l’oubli.


1 L’homme qui attend Blanche à l’extérieur.
2 Le narrateur réside chez des amis. Pulchérie a ouvert la porte à Blanche. Le narrateur s’est étonné que Blanche connaisse sa présence.

Commentaire

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Introduction

Louis Aragon est reconnu comme un écrivain majeur du XXe siècle par l’abondance et la variété de son œuvre. Il est surtout un des créateurs qui a su se réapproprier les formes du passé comme s’aventurer dans les démarches les plus novatrices de son temps pour exprimer un lyrisme puissant et une quête de soi. En 1967, il publie un étrange roman, Blanche ou l’oubli, où il s’interroge sur la création artistique et la conscience psychologique. Ainsi entend-il analyser le  « doute perpétuel qui règne sur l’existence des personnages du roman, sur la personnalité du (ou des) narrateur(s), etc. ».
L’extrait à commenter se situe dans la troisième partie, au chapitre 3, « Une mèche de cheveux n’est pas une hypothèse ». Il s’agit d’un texte narratif appartenant au genre romanesque. Il rapporte une scène d’adieu définitif entre amants1. Il relève principalement du registre lyrique élégiaque, celui qui mêle l’amour au temps qui fuit et à la mort. Mais le lecteur peut noter également des tonalités secondaires tragique et fantastique. Un lecteur exigeant remarquera la complexité du texte riche en allusions, son originalité et sa densité, tandis qu’un lecteur plus pressé pourra se contenter d’être touché par le désarroi et la souffrance exprimés.
Notre examinerons donc comment Aragon s’est inscrit dans une longue tradition littéraire, celle de la scène d’adieu entre amants, pour produire une œuvre originale marquée par diverses recherches stylistiques de son temps. Dans un premier temps, nous étudierons les caractéristiques de ces adieux entre mémoire et oubli, puis nous relèverons les marques d’une scène onirique, pour finir par celles d’une réécriture spéculaire.

Une scène d’adieu entre mémoire et oubli

Aragon reprend ici la scène d’adieu, prototype de toutes les autres, celle d’Orphée et d’Eurydice. Blanche, perdue une première fois et comme morte, réapparaît sans explication dans la vie de son époux. Geoffroy « la regarde » et ne peut l’empêcher de repartir pour toujours. Comme Eurydice a été arrachée à Orphée, Blanche est invinciblement soustraite par les appels menaçants en provenance des ténèbres extérieures, les trois coups du destin2. Notons également que, par son prénom, le personnage féminin peut évoquer aussi le mythe de la « dame blanche3 ». Enfin les ciseaux dont se sert Blanche connotent le destin tragique en la personne de la Parque Morta4 qui coupe irrémédiablement le fil de la vie.

Une langue familière

Mais si Aragon a pu vouloir suggérer ce réseau légendaire de revenantes, il lui ôte en partie son caractère fantastique en l’insérant dans une réalité quotidienne quoique étrange. Le registre de langue utilisé est familier. Qu’on en juge ! Dans l’expression suivante : « est-ce que je n’ai pas rêvé tout ça ? », Aragon se sert du mot passe-partout négligé « ça » et de la locution interrogative « est-ce que ? » au lieu de l’inversion. Nous pouvons remarquer quelques phrases nominales, des formules de mise en valeur empruntées à la langue parlée comme « J’ai  beau  la  voir, Blanche » ou comme « Les deux, probable » où l’adjectif remplace l’adverbe. De même nous pouvons observer deux apocopes du prénom Geoffroy en Geoff’.

Des personnages comme effacés

Les personnages sont assez peu individualisés dans leurs caractéristiques physiques. Nous ne saurons rien du narrateur, tandis que Blanche est à peine plus évoquée par des cheveux qui ne sont plus noirs, des yeux qui n’ont pas changé, une peau lisse et un bras d’enfant. C’est bien peu pour se représenter cette femme. Le narrateur se comporte comme s’il écrivait pour lui-même. Les mots sont alors suffisants pour lancer sa contemplation intérieure qui n’a plus besoin d’autre précision. Les mots renvoient au souvenir, image mentale épurée. Un des signes révélateurs est celui du bras levé, de « ce bras d’enfant, toujours ». Les mots traduisent un fétichisme érotique, attesté par « le souffle coupé5 ». Il en va de même pour la chevelure dont le dévoilement soudain conduit à la commotion et à l’incapacité de décrire la réalité brutale perçue. L’écrivain reste en suspens dans l’implicite du regard affectif intérieur, de la secrète onde du désir déçu. « J’ai vu. Mon Dieu, mon Dieu. Est-ce possible ? C’est terrible, comme ça tout d’un coup. » Le personnage reste comme flou parce que l’écrivain se réfugie dans sa pudeur et que les mots ne sauraient rendre compte du choc qu’il éprouve. Ce n’est pas la réalité de la femme qui lui importe, mais son image, le désir qu’elle lui inspire et dont il se sent toujours orphelin.

Un personnage entre mémoire et oubli

En fait, l’identité du personnage est constituée par une superposition d’images, ce que le narrateur nomme « cette ressemblance ». Le regard ne cesse d’examiner la personne et de la comparer avec le magasin des souvenirs. Dans ce va-et-vient constant entre présent et passé, la réalité ne cesse de se défaire et de se reconstruire au gré des émotions. Geoffroy avoue qu’il a « beau la voir, Blanche », il ne peut reconnaître son amour passé dans ce kaléidoscope. Le souvenir a refusé de vieillir. Il n’est donc pas étonnant que le narrateur doute de ce qu’il voit, refusant tout autant les aspérités douloureuses du réel que les illusions de la mémoire. Geoffroy doit gérer une évidence, « Elle n’est plus jeune », et tenter d’en intégrer l’affect. Pour moins souffrir, le regard intérieur se détourne de « la mémoire », essaie de faire table rase du passé « avec l’oubli », pour pouvoir murmurer « encore », en guise de piètre consolation. « Voilà la différence : autrefois je n’aurais jamais pensé encore. » L’examen du regard de Blanche est de même un ensemble d’allers-retours entre souvenir et présence. On ne peut s’empêcher de penser à « Mon rêve familier » de Verlaine, où la femme n’est « […] ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre […] » Les yeux de Blanche semblent « les mêmes », mais le regret ou la peur ne sont « plus » inspirés par le narrateur.
Cette indécision, cette impression de flou, cette focalisation sur des détails amplifiés nous font immanquablement penser au songe.

Une scène onirique

Outre l’imprécision des lieux et des personnes, plusieurs autres aspects du texte nous font penser à un rêve éveillé.

Une rencontre nocturne

La rencontre a lieu de nuit. En effet, selon les termes de Blanche, son compagnon « a dû tourner toute la soirée comme un fou dans les montagnes », il est donc revenu au plus tôt au crépuscule. Quand la voiture repart rageusement, Geoffroy voit « tourner les phares » sur les murs de la pièce6. La nuit, par les peurs qu’elle engendre, est le temps des cauchemars, de la visite des succubes, ce que semble vivre le narrateur.

Des détails suspects ou étranges

Les propos de Blanche ne parviennent pas jusqu’à la conscience claire de celui à qui ils s’adressent. Geoffroy saisit des bribes qui n’évoquent rien en lui. Ces expressions décousues renforcent l’étrangeté du face à face surtout lorsque Blanche rappelle cette mystérieuse « maison noire ». S’agit-il d’un humour bien involontaire ou plutôt des valeurs contrastées surgies de l’inconscient ?

Un autre indice est fourni par ces constatations que le romancier se montre incapable d’expliquer. Elles sont signifiées par les nombreuses interrogations qui émaillent la relation. Comment Blanche a-t-elle pu connaître l’existence de la servante Pulchérie ? Elle n’a jamais habité les lieux et Geoffroy réside chez des amis. Plus étrange encore, comment Blanche peut-elle être si sûre de la présence des ciseaux dans le tiroir ? A-t-elle un don de double vue ?

Le traitement de la durée nous renvoie aussi au rêve. Au lieu de s’écouler régulièrement, la narration s’étire ou se contracte. Le système des temps est éclairant. Le récit hésite entre les présents et les passés composés. Il commence sur le mode du présent d’énonciation comme si la scène était en train de se dérouler sous nos yeux. Mais au même moment le narrateur décroche, il ne perçoit plus que quelques bribes sans signification dans le verbiage de la visiteuse du soir, ce qui est souligné par le premier « tout d’un coup » au rôle de rupteur. La présence des interrogations et des points de suspension fige l’écoulement des minutes ou des heures. Depuis quand la revenante est-elle là7 ? La narration repasse temporairement au passé simple pour annoncer le geste brusque du dévoilement, avant de se pétrifier à nouveau dans la contemplation. Là encore nous pouvons noter la présence du second « tout d’un coup » et le retour des points de suspension. La fin du texte, sous l’attraction de sa référence littéraire, reprend le fil des événements avec des passés composés plus modernes que les passés simples traditionnels du récit flaubertien. Notons cependant l’arrêt sur image de l’imparfait dans « la voiture là-bas démarrait avec une brutalité de fauve. » La présence simultanée des temps du passé nous amène en retour à nous interroger sur la valeur exacte des présents. En plus de leur valeur d’actualisation, ces présents nous invitent à lire le texte en boucle, ils lui confèrent la forte impression laissée par le rêve au réveil du dormeur. Ils offrent également d’un point de vue esthétique, dans ce mélange de récit et de discours, une certaine intemporalité, celle des commentaires de l’action et du ressassement du souvenir.

Un personnage spectateur impuissant

Geoffroy se demande s’il n’a « pas rêvé tout ça ». Il flotte dans l’état indéterminé de celui qui a « un peu bu ». Les paroles résonnent dans sa tête comme en écho. Ses pensées sont décousues. Il ne perçoit aucune raison logique aux événements. Il assiste à la scène en spectateur impuissant comme le rêveur paralysé qui voit avec effroi s’avancer la catastrophe finale. Geoffroy est un velléitaire comme Frédéric : « Je pourrais demander […] je pourrais dire […] » mais il n’en fait rien. Il est dépendant de la volonté de Blanche qui manifeste son désir sur autrui et demande l’autorisation seulement « après  l’avoir  fait ». « Ne m’accompagne pas », lui ordonne-t-elle à la fin, et lui reste comme englué, envoûté.

Les associations d’idées

Le dernier écho au monde du rêve réside dans les associations d’idées, cette propension de l’esprit à vagabonder par des raccourcis où les émotions jouent un rôle plus important que la logique. Ainsi en va-t-il pour l’épisode de la chevelure blanche8 brusquement dévoilée qui conduit Geoffroy sur les pas de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux.

Cette immersion dans un univers onirique est très caractéristique de la mouvance surréaliste. Elle permet à l’esprit de se libérer du carcan de la logique, elle favorise, selon le souhait d’André Breton, cet « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée ». Mais Aragon ne suit plus le théoricien du premier Manifeste du Surréalisme quand il refuse de libérer totalement son écriture « de tout contrôle exercé par la raison, […] de toute préoccupation esthétique ».

Une réécriture spéculaire

En effet, le narrateur a beau protester que « c’est incroyable, parfaitement insensé, dans un moment pareil, de ne pouvoir faire autrement que de penser à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux », le lecteur ne peut s’empêcher de voir là un effet esthétique. Aragon a clairement voulu se référer à un maître incontesté du roman et proposer à son tour sa manière de traiter une scène d’anthologie. Le titre énigmatique donné à son chapitre, « Une mèche de cheveux n’est pas une hypothèse9 », nous conforte dans cette impression.

Un collage intertextuel

En plus des archétypes possibles que nous avons cru discerner au début de notre étude, Aragon recourt à un procédé de réécriture, l’intertextualité implicite. En effet il reprend textuellement à deux reprises des fragments du chapitre VI de la troisième partie de L’Éducation sentimentale, sans pour autant différencier typographiquement sa source, ni la citer autrement que par allusion « à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux. » Ce renvoi n’est compréhensible que pour celui qui a lu l’œuvre de Flaubert. Aragon se livre à un jeu cultivé que l’on peut assimiler au collage cher aux surréalistes.

Une scène dans un miroir

Il se sert d’une écriture en parallèle, présentant alternativement les deux versions des événements à un siècle de distance. Il laisse la préséance au maître Flaubert par respect, cet ordre lui permet aussi de souligner ce qui a changé depuis l’âge d’or du roman. Aragon achève d’évacuer tout aspect spectaculaire de la scène d’adieu. Déjà Frédéric s’était montré veule, sacrifiant sans peine son idéal à son confort, mais il avait accompagné le cours inexorable des événements par un soupçon de regret en forme de curiosité polie. Geoffroy, après n’avoir rien exprimé, rien demandé, s’enfonce jusqu’au bout dans l’inaccompli, manifesté par les négations qui accompagnent les passés composés. Il accepte lâchement sa défaite et ne cherche même pas à entrevoir son rival.

Une métaphore riche de sens

Le dernier parallélisme s’exprime dans la formule conclusive. Le « Et ce fut tout » final de Flaubert devient « les cendres chaudes de l’oubli » chez Aragon. Ces cendres renvoient au feu de la passion, à la consumation de l’amant, à sa déception, à la poussière sur des braises encore chaudes qui ne demanderaient qu’à flamber de nouveau. Ces cendres sont aussi la marque du deuil, de la crémation rituelle recueillie pieusement dans une urne. Le martèlement pessimiste si proche du rien chez l’auteur de l’Éducation sentimentale s’enfle dans une métaphore qui renvoie au titre du roman chez Aragon. La sourdine ou le mode mineur de l’écrivain réaliste se transforme en plainte du poète élégiaque. Blanche est la couleur de l’absence. Blanche est la couleur de l’oubli. Blanche est la page de l’écrivain, noirs sont les mots qui doivent la couvrir. Grises sont les cendres indistinctes du passé. Geoffroy tente de préserver la chaleur du souvenir en cachant « [s]es yeux dans [s]es mains, pour ne plus voir que l’oubli ». Il se comporte en narrateur orphique qui cherche, dans son regard intérieur, à trouver les mots pour enchanter sa douleur et sauver de l’oubli les bribes de ce qui n’est plus. La mémoire, dans la continuité de Proust, fonde l’identité de l’amoureux, de la personne et de l’écrivain.

Ce texte de 1967 peut aussi être rattaché aux tentatives du « nouveau roman » en ce qu’il manifeste un début de réflexion sur les aspects formels de l’acte d’écrire. Geoffroy se comporte en narrateur-linguiste qui s’acharne à reconstituer à travers le réseau trompeur des mots, d’un roman, l’Éducation sentimentale,  le deuil de son amour, les « cendres chaudes de l’oubli ». Il nous livre une ébauche de critique métalinguistique en cherchant à comprendre comment se créent l’écrivain et la littérature.

Conclusion

Cette scène d’adieu commence par s’inscrire dans le contexte familier d’une rupture banale. Elle met face à face un narrateur et son épouse qui tentent d’exister entre souvenir et oubli. Cette dernière rencontre baigne dans un climat onirique. Tout se passe de nuit. Ce qui nous en est rapporté paraît étrange, se déroule comme au ralenti tandis que le témoin assiste impuissant à une mise en scène toute chargée de symboles. La transcription s’insère en fait dans un réseau intertextuel complexe dont la marque la plus apparente est la réécriture d’un passage de l’Éducation sentimentale de Flaubert. C’est l’occasion pour Aragon de réfléchir sur le pouvoir incertain des mots et les conditions de la création romanesque.
Cet extrait est bien marqué par les expériences surréalistes de son auteur : progression par association d’idées, collage de matériaux divers, recours aux expériences oniriques. On peut l’aborder aussi selon les approches du « nouveau roman ». Il nous révèle la grande culture de son auteur. Le plus remarquable reste cette réécriture de Flaubert. Elle vise moins à rivaliser avec un maître du roman, qu’à conduire un vieil homme dans sa quête d’identité vers sa vérité intérieure et son art de romancier, ce qu’il appellera en forme d’oxymoron le Mentir-vrai, titre d’un roman de 1980.


Notes

1 Ce texte a précédé de trois ans la mort d’Elsa Triolet, la grande passion de l’écrivain. Faut-il y voir un simple hasard ou une prémonition inspirée par une sensibilité maladive ? 
2 À la manière du motif martelé dans la Ve Symphonie de Beethoven que son premier biographe, Anton Schindler, interprète comme le : « Le destin qui frappe à la porte ». 
3 Illustré par exemple par l’opéra-comique de Boieldieu (1825). 
4 Ou de la Moire Atropos dont les décisions sont irrévocables jusqu’à échapper à toute intervention des dieux. 
5 Chez Flaubert, c’est la bottine qui remplit ce rôle. 
6 Comme dans un film policier ou un récit angoissant. 
7 Cette utilisation du ralenti est aussi caractéristique du récit d’angoisse. 
8 Sans doute comme le prénom de celle qui la porte. Nous le supposons par référence au texte de Flaubert, mais elle pourrait bien être seulement grise comme les cendres finales. 
9 « Le drame il faut savoir y tenir sa partie même qu’une voix se taise
Sachez-le toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue
Du moment que jusqu’au bout de lui-même le chanteur a fait ce qu’il a pu
Qu’importe si chemin faisant vous allez m’abandonner comme une hypothèse
 
Je vous laisse à mon tour comme le danseur qui se lève une dernière fois
Ne lui reprochez pas dans ses yeux s’il trahit déjà ce qu’il porte en lui d’ombre
Je ne peux plus vous faire d’autres cadeaux que ceux de cette lumière sombre
Hommes de demain soufflez sur les charbons
            À vous de dire ce que je vois »
Les Poètes

N’est-il pas curieux de retrouver dans ces vers le réseau d’images et de sens entre « drame », « phrase interrompue », « abandonner comme une hypothèse », « ce qu’il porte en lui d’ombre » et « charbons » qui renvoient aux « cendres » de notre extrait ? Même s’il a été produit antérieurement dans un autre contexte, il témoigne de sa permanence dans le projet esthétique d’Aragon. 

Voir aussi :

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