Bac français 2010
Séries S et ES, corrigé du commentaire
Fénelon, Les Aventures de Télémaque
Télémaque et son précepteur Mentor sont de retour aux abords de l’île de Calypso. Ils rencontrent un capitaine de navire dont le frère Adoam leur livre les dernières nouvelles et leur dépeint un pays extraordinaire, la Bétique.
Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes d’Hercule1 et de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis2 d’avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge d’or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons3 n’y soufflent jamais. L’ardeur de l’été y est toujours tempérée par des zéphyrs4 rafraîchissants, qui viennent adoucir l’air vers le milieu du jour. Ainsi toute l’année n’est qu’un heureux hymen du printemps et de l’automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins et d’autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d’or et d’argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l’or et l’argent parmi leurs richesses : ils n’estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l’homme. Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l’or et l’argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au-dehors, ils n’avaient besoin d’aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d’artisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l’agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d’exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale. […]
Quand on leur parle des peuples qui ont l’art de faire des bâtiments superbes, des meubles d’or et d’argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l’harmonie charme, ils répondent en ces termes : « Ces peuples sont bien malheureux d’avoir employé tant de travail et d’industrie à se corrompre eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent : il tente ceux qui en sont privés de vouloir l’acquérir par l’injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu’à rendre les hommes mauvais ? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous ? Vivent-ils plus longtemps ? Sont-ils plus unis entre eux ? Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l’ambition, par la crainte, par l’avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu’ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur.1 Ainsi sont appelées, dans l’Antiquité, les montagnes qui bordent, du côté de l’Europe et du côté de l’Afrique, le détroit de Gibraltar, aux limites du monde connu.
2 La terre de Tharsis : dans l’Antiquité, nom donne à la peninsule ibérique.
3 Nom poétique des vents du nord.
4 Vents d’ouest, doux, tièdes et agréables.
Commentaire
Introduction
François de Salignac de La Mothe-Fénelon a écrit en 1699 les Aventures de Télémaque. Grand seigneur, archevêque et précepteur des princes royaux, Fénelon a produit ce roman, pastiche de l’Odyssée d’Homère et de l’Énéide de Virgile, pour servir à l’éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Formée de dix-huit livres, cette épopée romanesque relate les aventures de Télémaque, à la recherche de son père Ulysse. Le jeune prince, accompagné de la déesse Minerve travestie sous les traits du sage Mentor, affronte de nombreuses situations qui doivent le former au futur exercice du pouvoir.
L’extrait à commenter est tiré du septième livre. Un certain Adoam dépeint aux voyageurs un pays extraordinaire, la Bétique. Ce texte de type descriptif constitue une pause dans le récit des aventures de Télémaque. Il relève des registres merveilleux et polémique. Le lecteur contemporain y retrouve un débat d’idées, constant depuis la Renaissance, entre les notions de nature et de culture. Il peut apprécier à cette occasion ce qui a fondé la célébrité incontestable de l’auteur : l’hellénisme de son goût et l’élégante pureté de sa langue toute classique.
Nous examinerons comment Fénelon, excellent pédagogue fidèle au principe du placere, docere (plaire pour instruire), a développé une argumentation didactique à destination de son élève. Si, dans un premier temps, il recourt à la magie de l’hellénisme pour décrire une variante de l’Éden, il se livre ensuite à une dénonciation des mœurs contemporaines viciées. Sa visée pédagogique consiste finalement à faire réfléchir sur les prétendus bienfaits de la civilisation.
Un paradis antique
La localisation géographique à l’ancienne
Le lecteur moderne est invité à visiter une terre merveilleuse dans l’esprit de la géographie homérique ou virgilienne. S’il ne dispose plus d’une culture classique, il pourrait bien croire que cette contrée est fabuleuse. Cependant, si Fénelon a choisi des lieux aux confins du monde connu des marins grecs, « assez près des Colonnes d’Hercule », il évoque néanmoins précisément l’Andalousie actuelle, du moins dans son état antique, avant que les invasions berbères et arabes ne substituent leur propre toponymie à celle des Romains. Ainsi le « fleuve Bétis » qui a donné son nom au territoire, la Bétique, n’est autre que le Guadalquivir. Les « Colonnes d’Hercule » sont, pour l’Antiquité, les montagnes qui bordent, du côté de l’Europe et du côté de l’Afrique, le détroit de Gibraltar. « La terre de Tharsis » est l’ancienne dénomination de la péninsule ibérique.
Une contrée tempérée
Fénelon décrit ensuite les conditions climatiques du lieu pour en relever la clémence. « Les hivers y sont tièdes », tandis que « l’ardeur de l’été y est toujours tempérée ». Le régime des vents explique cette absence de saisons extrêmes : les « aquilons », autrement dit les vents du Nord, n’y soufflent jamais alors que les « zéphyrs », ces vents d’ouest, doux, tièdes et agréables dispensent une fraîcheur correctrice au point que « toute l’année n’est qu’un heureux hymen du printemps et de l’automne ». La caractérisation du climat s’achève sur cette métaphore archaïsante pour ancrer un peu plus la géographie dans un contexte antique.
Une région riche
Les conditions climatiques et l’hydrographie permettent une nature méditerranéenne riante composée de « lauriers, de grenadiers, de jasmins et d’autres arbres toujours verts et toujours fleuris ». Mais surtout les sols produisent une « double moisson » assurant le pain quotidien aux populations, tandis que les montagnes nourrissent des « troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues ». Autant dire que cette terre bénie des dieux offre le vivre et le vêtement. Quant au sous-sol, il abrite des métaux précieux.
De fait, l’histoire économique de l’empire romain nous apprend que la Bétique produisait du blé, un vin réputé, et de l’huile.À ces aliments de base s’ajoutaient le lin et l’élevage de moutons. L’Espagne était aussi une région très importante par son sous-sol partout exploité, mais surtout loin de la Bétique, dans le Nord-Ouest, où se trouvaient d’importantes mines d’or ; c’est d’ailleurs en partie pour leur surveillance qu’une légion était basée à León.
L’extrait commence donc par une leçon de géographie plutôt réaliste pour un habitant de l’ancienne Rome, mais va évoluer vers un aspect mythique par la suite.
Un mélange d’âge d’or et d’Éden
Déjà, au début, Fénelon nous avait avertis que ce pays semblait « avoir conservé les délices de l’âge d’or ». Cette expression renvoie à une période mythique de l’humanité qu’Hésiode, Ovide et Virgile ont développé dans leurs œuvres. Ce temps antérieur est décrit comme celui de l’abondance dans une nature généreuse, où tout poussait sans travail, où hommes et animaux domestiques voisinaient en paix avec les bêtes sauvages, où, déjà, les Zéphirs soufflaient une brise rafraîchissante, où la pluie et le soleil permettaient à la terre de prodiguer trois fois l’an ses meilleures productions, notre extrait se contentant de deux, où les hommes vivaient dans l’amitié une totale communauté. Ces caractéristiques se retrouvent bien dans le texte, mais Fénelon affirme qu’il ne s’agit pas d’un âge révolu, mais bien d’une réalité qui pourrait encore revivre. Cette vision utopique finit par rejoindre les pasteurs errants de Platon dans Le Politique, ceux qui ont peut-être inspiré Poussin pour ses « Bergers d’Arcadie ». De plus, à cette vision classique, se superpose sans doute la tradition pastorale biblique de ces hommes vivant de peu et à l’écoute d’un Dieu habitant le silence des grands espaces : Abel, Abraham… C’est à eux tous que pense sans doute le prélat humaniste et théologien quand il écrit « Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. » L’important pour Fénelon est de souligner leur « vie simple et frugale ».
La dénonciation de la société actuelle par un diptyque
Des autochtones admirables qui tranchent sur leurs voisins
Ce peuple rural présente des qualités morales exceptionnelles. Notons en premier lieu qu’il en est resté à l’âge du troc, échappant ainsi à la corruption par la monnaie. Nous retrouvons là le reproche biblique adressé à l’argent dont le service éloigne irrémédiablement de Dieu. Ensuite ce peuple refuse de différencier les métaux vils des métaux précieux. Fénelon, pour frapper les esprits dans son souci de l’éloge, recourt à une belle exagération, mais peu crédible : « l’or et l’argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue ». Il faut voir là sans doute une adaptation de la prophétie d’Isaïe : « De leurs épées ils feront des socs de charrues, / et de leurs lances, des faucilles », où la fin de l’or a remplacé la violence guerrière.
Le lecteur peut ensuite découvrir les autres vertus dans la critique hautaine qui ne manque pas de surgir quand sont abordés les liens avec les populations voisines plus puissantes. Les habitants de la Bétique délaissent les arts (ici il faut entendre les techniques, en plus des beaux-arts ou des arts d’agrément) au nom de leur superfluité. Ils recherchent avant tout par une vie simple, la santé et la longévité. Leur bonheur résulte de leur liberté d’esprit à l’égard des richesses, du refus de l’envie mimétique et de sa violence conséquente. C’est bien cette vraie félicité qui justifie les habitants de la Bétique. Leur bonheur est saint puisqu’il résulte de l’ascèse comme dans le monachisme.
Une critique implicite de la France de Louis XIV
Insensiblement, nous passons du tableau vertueux à la critique des voisins. Par des interrogations oratoires, Fénelon anime le réquisitoire en rhéteur classique. Quels sont les reproches adressés au puissant peuple limitrophe ? Le premier est l’inutilité, voire la nocivité des arts. Fénelon vise tout particulièrement les arts du luxe : ameublement, décoration, musique, joaillerie, parfumerie, gastronomie. Si l’on y ajoute « l’art de faire des bâtiments superbes » (superbes a ici le sens d’orgueilleux), le lecteur attentif peut imaginer que la cible est bien Versailles et la cour qu’abrite le palais royal. Montesquieu dans les Lettres persanes reprendra les mêmes critiques de désœuvrement, de futilité, de tyrannie de la mode, notant combien la cour fait vivre un nombre incalculable d’artisans.
La critique se poursuit par le rôle néfaste de cette cour sur les classes sociales qui gravitent autour d’elle. La petite noblesse et la bourgeoisie sont brûlées par l’envie. C’est une période ample accumulant les griefs qui clôt le procès. Fénelon reprend les arguments du « savetier et [du] financier » de La Fontaine pour dénoncer cette illusion de bonheur. Il utilise quelques rythmes ternaires pour rendre sa condamnation plus solennelle : « Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent » et « Mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? » puis « agités par l’ambition, par la crainte, par l’avarice ». Il amplifie le reproche sur un rythme cumulatif accablant souligné par une opposition initiale : « Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l’ambition, par la crainte, par l’avarice, incapables des plaisirs purs et simples ».
La conclusion est sans appel : « Ces peuples sont bien malheureux d’avoir employé tant de travail et d’industrie à se corrompre eux-mêmes ! ». La cour royale est devenue l’esclave de ses passions, ce qui signifie pour le moraliste qu’elle a perdu la paix de l’âme et le bonheur véritable de la mesure. Abimée dans ses erreurs, elle met en danger son salut.
Conclusion
Fénelon, en précepteur soucieux de faire réfléchir son élève, a choisi de recourir à l’utopie de la Bétique pour illustrer ce débat séculaire sur les vertus comparées de la nature et de la culture. L’humaniste et le théologien ont choisi une aimable austérité dont la matière, puisée dans l’Antiquité, a été corrigée par la tradition biblique. C’est pour lui l’occasion de fustiger les dérives du monarque qui désire asseoir son pouvoir absolu et célébrer sa gloire. Le moraliste constate avec amertume que la France s’est perdue moralement dans les illusions corruptrices du faste et du luxe. Dans ses reproches, l’aristocratique prélat fait valoir un rêve de tempérance biblique et homérique. Il rejoint ainsi l’austérité de Mme de Maintenon et de nombreux parlementaires.
On pourrait croire que Fénelon, dans sa défiance à l’égard de la civilisation, est un précurseur de Rousseau. Ce serait une grave erreur car il connaît trop la force du péché originel si bien que le mythe de la Bétique reste un monde de pure utopie. Le moraliste reste fondamentalement pessimiste sur un retour possible à l’innocence d’avant la faute. Plus loin, dans ses Aventures de Télémaque, il charge Mentor d’organiser à Salente une République semblable à celle de Platon où les citoyens épurés de leurs passions seraient contraints au Bien. La douceur et l’apparente liberté de la Bétique dissimulent mal le despotisme religieux qui habite au fond l’aristocrate. Force donc est de reconnaître que le suave écrivain classique reste un homme du passé et le dernier représentant du Grand Siècle.