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L’évocation d’un monde éloigné du sien fait réfléchir le lecteur sur la réalité qui l’entoure

Bac français 2010

Séries S et ES, corrigé de la dissertation

En quoi l’évocation d’un monde très éloigné du sien permet-elle de faire réfléchir le lecteur sur la réalité qui l’entoure ?

Vous développerez votre argumentation en vous appuyant sur les textes du corpus, les œuvres que vous avez étudiées en classe et celles que vous avez lues.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Introduction :

Les conteurs ont souvent privilégié la relation de voyages réels ou imaginaires dans leurs fictions. Que l’on pense au prototype de l’errance merveilleuse avec l’Odyssée, ou au fameux récit travaillé d’un périple concret avec le Livre des merveilles du monde de Marco Polo au XIIIe siècle, puis plus tard à Eldorado de Voltaire ou à Otaïti de Diderot ! Ces auteurs ont d’abord voulu nous séduire par la magie de régions lointaines très différentes des lieux dans lesquels nous vivons habituellement.
Mais, au-delà de ce désir de plaire, nous pouvons nous demander aussi en quoi l’évocation de mondes très éloignés du nôtre permet à ces auteurs de nous faire réfléchir sur la réalité qui nous entoure.
À quelles fins ces écrivains ont-ils utilisé l’exotisme ou la description de contrées mythiques ?
Nous examinerons d’abord pourquoi il est important d’aller à la découverte de contrées qui font rêver, puis comment ces lieux deviennent le support de l’utopie afin de permettre, par comparaison, la critique de la réalité contemporaine.

Une contrée qui fait rêver

Le voyageur qui parcourt au loin des terres étrangères est d’abord surpris par tout ce qui est nouveau ou différent. Paysages, végétation, habillement, architecture, coutumes ne cessent de l’étonner. Ces caractéristiques vont constituer la trame de son récit. L’écrivain qui invente un voyage ne procèdera pas autrement.

L’éloignement dans l’espace

Le romancier ou l’essayiste n’ont pas le plus souvent parcouru les étendues qu’ils vont devoir évoquer. C’est pourquoi ils vont utiliser un matériau préexistant. Montesquieu et Voltaire ne sont jamais allés en Orient, ils se sont donc servis des ouvrages de voyageurs comme Bernier ou Tavernier pour rédiger les Lettres persanes pour l’un ou Candide pour l’autre. Ils y ont puisé ce qui était le plus étonnant pour leurs contemporains afin de caractériser l’environnement de leur récit. Montesquieu a usé des mystères licencieux du sérail tandis que Voltaire était frappé par la prodigalité de la terre et le despotisme sanguinaire au pays de la Sublime Porte. Ces références visent bien évidemment à rendre le récit réel, à attirer le lecteur et à lui permettre d’imaginer un cadre fort différent du sien.

L’éloignement dans le temps ou l’âge d’or mythique

Mais quand la réalité étrangère ne permet plus de dépayser assez le lecteur, l’écrivain peut recourir à l’éloignement temporel synonyme souvent de merveilleux. Fénelon a puisé dans l’Odyssée pour situer les Aventures de Télémaque ; Montesquieu a inventé la légende des Troglodytes. Nous sommes emmenés par le conteur au pays du « il était une fois ». Fénelon avoue que la Bétique « semble avoir conservé les délices de l’âge d’or ». Cette expression renvoie à une période mythique de l’humanité qu’Hésiode, Ovide et Virgile ont développé dans leurs œuvres. Ce recours à une époque passée indéterminée permet de faire ressurgir les vieux rêves de l’humanité, des aspirations fondamentales au bonheur, à l’égalité des chances, à la symbiose avec un univers apaisé.
Dans tous les cas, l’objectif reste d’étonner, de faire rêver à un possible situé forcément ailleurs et d’autant plus enviable qu’il est situé plus loin. Il faut que la césure avec les aspérités du quotidien soit particulièrement marquée.

Le laboratoire de l’utopie

Insensiblement nous pouvons passer, d’une réalité estompée par l’éloignement ou devenue réminiscence immémoriale, au lieu de nulle part, c’est-à-dire l’utopie. Le conteur crée alors un monde sur mesure, épargné par les vicissitudes et conforme en tout point à ses désirs. Il travaille à la manière du jardinier qui ente son porte-greffe pour obtenir le meilleur de plusieurs espèces voisines en retranchant au passage leurs imperfections dans l’union des sèves.

Possibilité d’un monde idéal

Le démiurge social ou politique invente une société ou un gouvernement idéal. Débarrassé des contingences, faisant fi de l’histoire, il élabore un système neuf, né adulte et parfait comme jadis Athéna sortie tout armée du cerveau de Zeus.
Voltaire a décrit dans Candide son utopie avec Eldorado. Là règnent la sagesse des anciens, l’égalité, le mépris des richesses, le culte de la raison et des vraies valeurs, la paix. Mais Candide, à la poursuite de son bonheur personnel qui a nom Cunégonde, ne peut rester dans ce monde préservé et doit poursuivre son périple qui s’achève dans les environs de Constantinople. Parvenu au bout de son errance, le héros philosophique va expérimenter une forme de l’utopie ramenée à de plus justes proportions, et donc nettement moins enthousiasmante : la société familiale de la métairie qui vit repliée sur elle-même, tâchant d’ignorer la folie meurtrière des puissants. C’est le prix à payer pour que « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, et le besoin. »
Montesquieu, dans ses Lettres persanes, nous rapporte la fable d’un peuple oriental imaginaire, les Troglodytes. La communauté des Troglodytes est décrite au moyen d’imparfaits ce qui la renvoie à une époque légendaire indéterminée. Ce passé révolu doit attiser la nostalgie des lecteurs et leur permettre de réfléchir aux conditions d’un retour de ce bonheur perdu : respect d’une religion naturelle, retenue, communisme.
Fénelon, dans les Aventures de Télémaque, utilise comme Montesquieu le procédé d’une étrangeté radicale en brossant les conditions du véritable bonheur dans la société révolue de la Bétique. Le théologien humaniste propose une civilisation rurale et pastorale dans le registre du merveilleux. Le mythe classique de « l’âge d’or » se confond sans doute avec la tradition pastorale biblique d’hommes vivant de peu et à l’écoute d’un Dieu habitant le silence des grands espaces. Ce peuple rural présente des qualités morales exceptionnelles. Notons en premier lieu qu’il en est resté à l’âge du troc, échappant ainsi à la corruption par la monnaie. Ensuite ce peuple refuse de différencier les métaux vils des métaux précieux. Fénelon, pour frapper les esprits dans son souci de l’éloge, recourt à une belle exagération, mais peu crédible : « l’or et l’argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs de charrue ». Le lecteur peut ensuite découvrir les autres vertus dans la critique hautaine qui ne manque pas de surgir quand sont abordés les liens avec les populations voisines plus puissantes. Les habitants de la Bétique délaissent les arts (ici il faut entendre les techniques, en plus des beaux-arts ou des arts d’agrément) au nom de leur superfluité. Ils recherchent avant tout par une vie simple, la santé et la longévité. Leur bonheur résulte de leur liberté d’esprit à l’égard des richesses, du refus de l’envie mimétique et de sa violence conséquente. C’est bien cette vraie félicité qui justifie les habitants de la Bétique. Leur bonheur est saint puisqu’il résulte de l’ascèse comme dans le monachisme.

Qui doit être resté coupé du monde réel

Mais pour que l’utopie puisse fonctionner correctement, le lieu qu’elle occupe doit avoir été préservé, la société qu’elle abrite ne doit pas avoir été contaminée par les faiblesses, les erreurs et la folie de l’humanité ordinaire. C’est pourquoi Voltaire, dans Candide, a placé Eldorado en un cirque de hautes falaises montagneuses inaccessible. La Bétique de Fénelon est située aux confins du monde connu des marins grecs, « assez près des Colonnes d’Hercule ». Les créateurs d’utopie ont également apprécié l’île comme endroit isolé. Thomas More a choisi l’insula Utopia qui a par antonomase donné son nom au système tout entier. De même Marivaux a installé sa clinique sociale sur l’Île des esclaves. Par cette localisation au milieu des eaux, l’utopie rejoint le mythe allégorique platonicien de l’Atlantide, île qui représenterait l’unité de la société athénienne se désagrégeant sous l’effet des échanges commerciaux venus de la mer.

Qui suppose aussi un homme sans faute originelle

Ce lieu utopique doit posséder aussi des attributs pré-édéniques. En effet la civilisation judéo-chrétienne est marquée par la désobéissance originelle d’Adam et Ève qui valut aux parents de l’humanité et à leurs descendants d’être exclus du paradis terrestre. Montesquieu a donc pris soin de rendre son peuple des Troglodytes « chéri des dieux ». « Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre, et la Religion vint adoucir dans les mœurs ce que la Nature y avait laissé de trop rude ». Fénelon note que les habitants de la Bétique ont gardé leur pureté originelle en refusant d’imiter leurs voisins « bien malheureux d’avoir employé tant de travail et d’industrie à se corrompre eux-mêmes ! » De même, le très peu respectueux Voltaire prend soin de tenir son vieillard turc à l’écart « de ce qu’on fait à Constantinople », ne lui permettant tout au plus que le commerce des « fruits du jardin », allusion peut-être ironique à la transgression adamique.
Ainsi, le siècle des Lumières (si l’on admet que Fénelon en est un précurseur) a raffolé de l’utopie pour exposer ses idées novatrices dans les domaines politique, moral et religieux. Ce lieu d’une société idéale se devait d’être éloigné dans le temps ou l’espace pour permettre les rêves les plus osés et développer toute sa puissance attractive.

La possibilité de critiquer la société réelle

Pourtant la pensée utopique ne se contente pas de présenter un modèle idéal à la réflexion de ses lecteurs. Par un regard spéculaire, elle se livre à des allers-retours entre l’exemple et les réalisations imparfaites, voire contrefaites de l’esprit humain déraisonnable.

Les insuffisances du réel

Montesquieu est le seul à laisser le comparé implicite. Nous ne relevons aucune attaque contre les vices contemporains dans cet extrait des Lettres persanes. D’autres pages de son roman épistolaire se chargent cependant de critiquer les travers du Grand Siècle.
Fénelon, en revanche, se sert de la Bétique pour brosser le portrait polémique de la France de Louis XIV. Grâce à une puissante antithèse, l’auteur des Aventures de Télémaque oppose une civilisation rurale et pastorale, marquée par le mépris des richesses, du superflu, des arts émollients, à une société artificielle, jouisseuse, taraudée par l’envie et la violence conséquente, rongée par les vices. Quels sont les reproches adressés au puissant peuple limitrophe ? Le premier est l’inutilité, voire la nocivité des arts. Fénelon vise tout particulièrement les arts du luxe : ameublement, décoration, musique, joaillerie, parfumerie, gastronomie. Si l’on y ajoute « l’art de faire des bâtiments superbes » (superbes a ici le sens d’orgueilleux), le lecteur attentif peut imaginer que la cible est bien Versailles et la cour qu’abrite le palais royal. Montesquieu dans les Lettres persanes reprendra les mêmes critiques de désœuvrement, de futilité, de tyrannie de la mode, notant combien la cour fait vivre un nombre incalculable d’artisans. La critique se poursuit par le rôle néfaste de cette cour sur les classes sociales qui gravitent autour d’elle. La petite noblesse et la bourgeoisie sont brûlées par l’envie. La cour royale est devenue l’esclave de ses passions, ce qui signifie pour le moraliste qu’elle a perdu la paix de l’âme et le bonheur véritable de la mesure. Abîmée dans ses erreurs, elle met en danger son salut.
Voltaire, quant à lui, s’inscrit délibérément dans une actualité contemporaine. Il dénonce les caprices sanguinaires de l’absolutisme ottoman qui s’abattent sur les puissants de ce monde. Le sultanat signifie sans doute tous les excès du despotisme, la commodité de la fiction orientale permet d’échapper aux foudres de la censure pour démasquer aussi l’arbitraire royal de Louis XV.

Les recettes du bonheur en société

Ces allers-retours permettent également de faire ressortir les voies d’un possible bonheur en société.
Fénelon, en précepteur soucieux de faire réfléchir son élève, a choisi de recourir à l’utopie de la Bétique pour illustrer le débat séculaire sur les vertus comparées de la nature et de la culture. L’humaniste et le théologien ont choisi une aimable austérité dont la matière, puisée dans l’Antiquité, a été corrigée par la tradition biblique. C’est pour lui l’occasion de fustiger les dérives du monarque qui désire asseoir son pouvoir absolu et célébrer sa gloire. Le moraliste constate avec amertume que la France s’est perdue moralement dans les illusions corruptrices du faste et du luxe. Dans ses reproches, l’aristocratique prélat fait valoir un rêve de tempérance biblique et homérique. Il rejoint ainsi l’austérité de Mme de Maintenon et de nombreux parlementaires.
Montesquieu prône le respect d’une religion naturelle, la retenue dans les liens humains et une forme de communisme pour éviter les conséquences néfastes de la propriété individuelle.
Quant à Voltaire, il illustre l’adage « pour vivre heureux, vivons cachés ». Les humbles et les petits peuvent espérer une vie simple et heureuse dans le retour à la terre et la pratique d’une hospitalité orientale chaleureuse. Le sage de Ferney propose la morale explicite de la petite métairie : « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, et le besoin », élargie à la fin du roman dans le précepte, « il faut cultiver notre jardin ». Ces derniers mots évoquent malicieusement un paradis terrestre humaniste reconquis par l’exercice de la raison, à la fois intelligence et mesure, seule capable de contrebalancer les folies humaines.

Pourquoi l’homme commet-il le mal ?

Ces textes tentent aussi de nous éclairer sur l’origine des maux qui ravagent nos sociétés. Tous discernent peu ou prou la violence mimétique chère à René Girard : vouloir ce que possède l’autre, envier les biens d’autrui au lieu de jouir en paix de ce que nous offre la nature travaillée avec respect. Tous ces auteurs entretiennent la nostalgie d’une sagesse révolue, d’un retour à une société rurale et patriarcale. Les leçons qu’ils nous délivrent paraissent bien peu adaptées à l’aube de la révolution industrielle.

Conclusion

L’évocation de mondes très éloignés du nôtre permet donc aux écrivains de faire réfléchir leurs lecteurs sur la réalité qui les entoure. Soucieux de pratiquer l’art de plaire pour enseigner, les auteurs cherchent à nous séduire par l’exotisme ou la description de contrées mythiques. Ces lieux lointains deviennent le support de l’utopie, expression de valeurs philosophiques, morales ou religieuses. Ils permettent également par comparaison de juger sans concession la réalité contemporaine, puis de proposer d’hypothétiques voies d’amélioration dont on constate qu’elles sont pour l’essentiel un retour vers le passé. L’utopie n’est donc pas gratuite, mais entend délivrer un constat critique et des leçons morales.
Ce regard idéaliste réformateur du siècle des Lumières va se poursuivre au XIXe siècle dans le socialisme progressiste hugolien ou le marxisme dont on retrouve des traces dans l’Argent de Zola. Au XXe siècle, il va muter vers la dystopie ou contre-utopie à la suite de la montée des totalitarismes qui prétendaient imposer leur propre conception du bonheur en société. Le siècle des Lumières a-t-il été si convaincu du succès de ses vues généreuses ? Voltaire colore son utopie d’un réalisme réducteur. Montesquieu a affirmé que « le mieux est l’ennemi mortel du bien ». Quant à Fénelon, en quelque sorte précurseur des dictatures dans ses Aventures de Télémaque, il charge Mentor d’organiser à Salente une République semblable à celle de Platon où les citoyens épurés de leurs passions seraient contraints au Bien. Tous manifestent un certain pessimisme à l’égard de la liberté humaine ingérable et imprévisible sous l’aiguillon du désir.

Voir aussi :

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