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Les écrivains proposent des descriptions de lieux précises dans leurs romans…

Bac français 2010

Séries technologiques, corrigé de la dissertation

Les écrivains proposent souvent des descriptions de lieux très précises dans leurs romans. Certains lecteurs ont le sentiment que ces descriptions sont inutiles ; d’autres en revanche considèrent qu’elles jouent un rôle essentiel.

En vous appuyant sur les textes du corpus, les œuvres étudiées en classe et vos lectures personnelles, explicitez et justifiez ces deux points de vue.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Introduction

L’auditeur ou le lecteur impatient que nous avons tous été dans nos jeunes années avait bien du mal à supporter les ralentissements du récit quand semblait s’éloigner la fin tant attendue. Ces pauses dans le déroulement de l’action ont pour nom discours, considérations, portrait et surtout descriptions.
En effet les écrivains proposent souvent des peintures de lieux très précises dans leurs romans. Certains lecteurs ont le sentiment qu’elles sont inutiles ; d’autres en revanche, considèrent qu’elles jouent un rôle essentiel.
Les descriptions sont-elles seulement du remplissage, délayent-elles le récit ou au contraire lui donnent-elles du corps en s’y intégrant de manière harmonieuse ?
Après avoir défini précisément ce qu’est une description, nous examinerons quelle densité elles peuvent apporter au récit, en contribuant de manière particulière à la conduite de l’action d’une part et au charme même du roman d’autre part.

Ce qu’est la description

Pour rappel, la description est une pause dans la narration. La description (du latin descriptio) est la présentation détaillée de lieux, de personnages ou d’événements dans un récit. Le sujet qui nous est proposé nous demande de nous intéresser seulement aux lieux.

Une matérialisation ou incarnation du récit

Un roman ne peut être une pure action. Il doit inscrire ses personnages dans un lieu, dans un temps identifiables. La description joue pour le roman le rôle des costumes et du décor au théâtre. C’est indispensable à la compréhension et à la représentation. Un roman exotique nécessite un cadre typé pour dépayser le lecteur. Les Cavaliers de Kessel ont besoin des hautes montagnes de l’Hindou Kouch, en Afghanistan, pour soutenir l’épopée d’Ouroz et de son cheval Jehol. Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre ne peut se dérouler que dans la splendeur naturelle des paysages tropicaux de l’Île de France abritant l’innocence d’un paradis terrestre. Le roman historique doit actualiser des lieux disparus. Le Roman de la momie de Gautier ne peut s’imaginer sans les splendeurs de l’architecture pharaonique. Notre-Dame de Paris de Victor Hugo doit faire revivre le Paris médiéval. Un récit sociologique comme l’Argent de Zola serait incompréhensible sans l’omniprésence de la Bourse…
D’une manière générale, les descriptions permettent de rendre les lieux et personnages du récit plus consistants. Le lecteur peut « s’y voir », accompagner les protagonistes et voyager en imagination.

De la diégèse à la mimesis

À proprement parler, le roman est d’abord un récit diégétique (ou diégèse), une narration, une relation de faits qui se déroulent dans le temps selon un axe identifié par le schéma narratif. Sur cet axe du temps peuvent prendre place des récits mimétiques, c’est-à-dire tout énoncé qui donne une image synchronique du réel, qui « mime » la réalité. La description est la forme principale mais non exclusive de ce type d’énoncé.

Un système particulier

On reconnaît la description à l’abondance des verbes de perception, d’éléments visuels, de figures d’image, de repères spatiaux, de verbes d’état et de qualificatifs. De même, les passés simples laissent la place aux imparfaits chez les romanciers du XIXe siècle ; Céline utilise le présent d’actualisation dans une description à l’intérieur d’un discours, et Le Clézio se sert du même présent pour nous montrer le décor en train de se révéler sous nos yeux, il lui ajoute une valeur gnomique de réalité invariante. Pour l’essentiel, le cours du temps se fige en un « arrêt sur image ». La description suit généralement un ordre, par exemple Flaubert nous conduit des faubourgs au centre de Paris. Zola part d’un plan rapproché pour aller vers les lointains. Bardamu passe de l’ombre à la lumière, de l’extérieur à l’intérieur des bâtiments ensuite. Lalla regarde de bas en haut, puis se laisse porter vers la mer en contrebas.
Ces pauses dans le récit semblent ralentir le déroulement des événements. Faut-il alors se précipiter vers la fin de l’histoire ou admettre ces « arrêts sur image » ? Nous sommes tentés de « sauter » les descriptions parce qu’elles nous semblent trop longues et que nous sommes impatients de connaître la suite. Comment juger de leur utilité ?

La description peut contribuer à la conduite de l’action

En fait bien qu’il ne lui semble rien se passer, le lecteur est subtilement informé d’éléments indispensables à la compréhension de l’intrigue romanesque. Au lieu d’expliquer, l’auteur montre. Il préfère communiquer des impressions implicites ouvertes que des raisons explicites fermées. Grâce notamment aux descriptions, le récit peut s’approcher davantage du désordre et de l’incertitude de la vie. La description contribue au faisceau des interprétations.

Un regard particulier

Les lieux sont d’abord un environnement que le héros romanesque doit affronter et tenter d’apprivoiser, dont il doit connaître la géographie et les usages. À partir du XIXe siècle, l’industrialisation et le développement des moyens de transport ont provoqué un exode rural vers les grandes villes. Les écrivains nous relatent souvent les aventures de héros partis chercher fortune dans la capitale ou du moins qui tentent de survivre dans le milieu urbain. Par la focalisation interne, l’auteur nous fait visiter les lieux par le regard de ses personnages. Cet accès à la conscience des héros constitue une ouverture sur leur psychologie et leurs sentiments.
Frédéric, épris passionnément de Mme Arnoux, se révèle joyeux, optimiste, obnubilé. Son regard est attiré par tout ce qui peut lui rappeler son amour. Gervaise attend au petit matin son amant Auguste Lantier qui, pour la première fois, n’est pas rentré de la nuit. Elle ne veut pas croire à une infidélité et se demande donc ce qui a pu arriver à l’ouvrier qui a découché. Elle est habitée par la crainte que son compagnon ait fait une mauvaise rencontre, « la peur d[e] découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau ». Elle voit donc la mort partout. Ce sont les bouchers « en tabliers sanglants », l’abattoir d’où émane « une odeur fauve de bêtes massacrées », et enfin « le mur de l’octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d’assassinés ». Sa peur colore ses perceptions et amplifie le pessimisme de ses pensées. Ferdinand Bardamu, traumatisé par la grande boucherie du premier conflit mondial dont il a réchappé par miracle, a été attiré par le rêve américain. Désormais, il doute de tout et se réfugie dans un nihilisme goguenard pour se protéger d’un désespoir absolu. Il se voit dans un trou. Les rues n’aboutissent nulle part, elles donnent sur « le bout qu’on ne voit jamais, le bout de toutes les rues du monde ». Lalla, descendante des hommes bleus du désert saharien, ne peut que souffrir des horizons limités.C’est pourquoi elle étouffe dans Marseille, souffre de sa solitude et éprouve une peur panique devant les murs épais de la cité méditerranéenne. Tout y évoque la prison : les « grillages », les « barreaux », les volets fermés, c’est-à-dire la privation de la liberté. Tout évoque la mort : le froid humide, les ténèbres des intérieurs, les caves qui rappellent les caveaux funéraires, jusqu’à « l’étrange dôme rose qu’elle aime bien » mais qui, ce jour-là, a pris des allures de « tombeau ». Les origines de Lalla expliquent son incapacité à se fondre dans une culture étrangère et son perpétuel désir de fuite.
Tous ces regards portés sur la ville révèlent donc la psychologie des personnages romanesques.

Des lieux correspondants

Les lieux correspondent souvent aux héros qui fréquentent certains endroits privilégiés. Dans l’Argent de Zola, Saccard est attiré invinciblement par la Bourse. D’abord il la couve d’un regard craintif. Puis il fait « le siège du monument », l’enserre « d’un cercle étroit, pour y rentrer un jour en triomphateur ». L’exploration terminée, il décide de livrer « une bataille de terrible audace, qui lui mettrait Paris sous les talons ». Il paraît alors quotidiennement en conquérant dans cette arène où il rêve de se réaliser.
Certains endroits, outre leur fonction d’attrait, peuvent révéler des forces en partie dissimulées dans les personnages. La cinglante scène des funérailles du Père Goriot se déroule de manière adéquate au cimetière du Père Lachaise d’où l’on domine le Paris fortuné ou titré, ce « Paris tortueusement couché » lové le long des méandres de la Seine, mais aussi avili dans son goût effréné du luxe. De ce promontoire, Eugène de Rastignac fait le deuil de ses illusions, expurge ses principes aristocratiques. Il renonce à la voie sans issue de la paternité pathétique et grandiose selon Goriot. Ses regards sont attirés avidement. Voilà que ressurgit en force l’héritage du père Vautrin : l’avenir appartient aux forts sans scrupule et sans illusion. Cette conversion secrète s’exprime par le fameux « À nous deux maintenant ! » Balzac s’est servi du lieu emblématique pour faire naître un jeune homme à l’ambition réaliste et cyniquement lucide.
Les lieux arrivent quelquefois à s’identifier à l’autre face des personnages, la face cachée que le vernis civilisateur recouvre mal au point que l’on peut parler de lieux habités ou hantés. La Chute de la Maison Usher de Poe retrace l’histoire d’un homme, Roderick Usher, dont la sœur est sur le point de mourir; ce qui va le priver de sa « dernière et seule parente sur la terre ». La Chute de la Maison Usher est la représentation de la dégradation morale d’un homme dont le cœur s’effrite comme la pierre des murs. « Il était dominé par certaines impressions superstitieuses relatives au manoir qu’il habitait ». La maison finit même par manipuler son esprit. Tout baigne dans un brouillard pestilentiel, dans un climat d’exaltation sensorielle, d’hypersensibilité, et de morbidité délétère. Poe y analyse les mystérieuses affinités qui existent entre une maison et son propriétaire. Charles Baudelaire aurait parlé de « Correspondances », c’est-à-dire de ce réseau de liens mystérieux qui existe entre le monde réel et concret et celui du surnaturel, le premier n’étant que le reflet du second. Si bien qu’à la lecture de la nouvelle, on ne sait plus très bien qui conforme l’autre à son image : la maison lézardée ou le trop sensible sir Roderick ? Finalement les deux destinées sont parallèles et la chute de la « maison » doit être entendue au propre et au figuré. La maison aurait donc une âme. Tout le travail du poète est de nous y rendre sensible. Peut-être pouvons-nous aussi lire dans cette nouvelle une parabole sur la fin d’un monde, celui de la poésie et de la croyance à l’au-delà, englouti définitivement sous la pression d’un univers matérialiste et scientiste. C’est aussi l’affleurement effrayant des profondeurs tourmentées d’un esprit hanté par l’idée de la mort, particulièrement celle d’être enterré vivant comme Madeline. La nouvelle peut être alors abordée comme une tentative d’exorciser ces peurs morbides et maladives, quasiment psychotiques. Dans la Chute de la Maison Usher, la lézarde imperceptible qui parcourt le mur lépreux au début de la nouvelle est la métaphore de cette fêlure par laquelle suinte l’obsession maladive. De même l’étang aux eaux dormantes et mortifères, dans lesquelles vont s’abîmer êtres et bâtiments, peut être interprété comme l’image de notre inconscient qui recèle peurs et fantasmes.

Une interaction

Si les lieux sont souvent en accord avec les héros au point de nous parler d’eux, ils peuvent aussi réagir sur eux, les interpeler, les provoquer. Le romancier utilise la focalisation interne ou omnisciente pour nous livrer, au travers de regards typés par les sentiments, une vision du monde en accord avec ses propres choix esthétiques. Le personnage devient alors un des masques possibles de son concepteur. Par exemple Bardamu refuse de s’extasier devant le « quartier précieux », celui des banques qu’il dénigre comme le temple de l’or et du dieu-Dollar pourvu d’une majuscule. Il dénonce l’exploitation des employés « tristes et mal payés », les premières victimes du capitalisme triomphant, ainsi que celle des clients qui viennent honteusement déposer leur argent comme le fardeau de leurs péchés. La triste désillusion, la colère de Céline trouve dans Bardamu un exutoire décapant. Lalla ne peut supporter les hauts murs gris de Marseille, aussi s’enfuit-elle vers l’horizon libre de la mer. C’est l’occasion pour Le Clézio de dénoncer le désert humain des grandes villes européennes où l’individu souffre de solitude. N’est-il pas significatif de noter qu’une femme, au lieu de s’intéresser à l’adolescente perdue, « vienne lui demander ce qu’elle fait là et l’oblige à s’en aller » ?
Un lieu peut même devenir un élément essentiel de l’intrigue romanesque. Le roman policier use abondamment du décor qui abrite le ou les indices du crime. Conan Doyle utilise les descriptions minutieuses des intérieurs pour que son détective, Sherlock Holmes, puisse exercer son regard scientifique et perspicace. L’endroit peut même devenir intrigue lui-même quand il se mue en lieu clos et inaccessible. Le Mystère de la chambre jaune de Leroux ou la Chambre ardente de Dickson Carr sont de brillants exemples de ces lieux énigmatiques qui défient la raison.
Enfin la description peut également être utilisée dans les récits d’angoisse ou à suspense pour retarder l’action et augmenter la tension dramatique. Notons que les récits fantastiques ont besoin de minutieuses descriptions réalistes pour cautionner l’irruption d’événements irrationnels qui paraîtraient totalement invraisemblables autrement. Dans le Horla, Maupassant utilise des détails très concrets dans la chambre de son narrateur pour manifester la présence de l’autre : objets utilisés, déplacés…
Ainsi, les descriptions peuvent participer plus ou moins directement au déroulement du récit selon les catégories du schéma actanciel : surtout l’objet, ou la quête, les adjuvants et les opposants.

La description participe souvent à la création d’un « climat » particulier

Parfois moins liées à la progression de l’intrigue, les descriptions peuvent aussi contribuer de manière plus didactique, ou plus gratuite, plus poétique à la création d’un univers romanesque typé.
André Maurois parlait de « climats », titre qu’il avait donné à son premier roman pour faire sentir dans quel contexte particulier se déroulait l’histoire. Les descriptions contribuent beaucoup à marquer le caractère des romans de genre : oppressant ou agréable… Le château des Carpathes de Jules Verne est inquiétant à souhait au pays des vampires ; le roman gothique a souvent abusé des cimetières, des cryptes, des ruines, des châteaux sinistres, des paysages désertiques, des eaux dormantes et des abîmes sans fond pour produire cet univers de cauchemar peuplés de revenants. Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, perdus sur la lande déserte, laissent battre désespérément leurs volets au souffle des  tempêtes mauvaises. À l’opposé La nouvelle Héloïse de Rousseau préfère la rusticité paisible et l’air pur des sommets qui favorisent physiquement l’élévation des sentiments.
La peinture des lieux participe à ces impressions subtiles et parfois indéfinissables des grands romans. Flaubert, dans Madame Bovary, se sert des clairs de lune pour produire toute une palette d’effets inattendus dans son récit : la vision fantastique des attelages en folie le soir des noces d’Emma, ou la douceur anesthésiante et le sentimentalisme sirupeux de la jeune femme au bras de Rodolphe.

L’enseignement du lecteur

Le roman réaliste, puis naturaliste a voulu se montrer pédagogique. Il devait pouvoir transmettre ce que l’auteur avait lui-même appris. Ces romans ont souvent été précédés de la constitution d’un dossier à la manière des techniques du journalisme. Les descriptions n’échappent pas à cette rigueur. Zola s’est beaucoup documenté sur l’industrie minière avant d’écrire Germinal. Il utilise le regard de personnages compétents pour justifier les descriptions, intégrer des tranches informatives à la narration. Dans l’Argent, nous découvrons le péristyle, puis l’intérieur de la Bourse, l’enceinte de la « corbeille », nous apprenons le fonctionnement du marché des valeurs en visitant l’édifice selon les préoccupations d’Aristide. Flaubert amplifie ironiquement l’enthousiasme juvénile sans nuance de Frédéric pour nous partager les « embarras de Paris » : ainsi, la boue gicle sur les passants, la Seine, « jaunâtre », diffuse une fraîcheur sans doute suspecte que le héros « aspir[e] de toutes ses forces ». Il « savour[e] ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureux et des émanations intellectuelles », alors que tous les auteurs du temps (dont Zola dans le texte B) ont souligné ses relents nauséabonds. Le romancier réaliste recourt à l’hypotypose : Flaubert accumule les attelages hétéroclites : « tombereaux », « cabriolets », « omnibus », « fiacre ». Il note de petits détails pittoresques comme des « décrotteurs avec leurs boîtes ». Le Clézio relève les chiens « au poil hérissé » qui grognent.

Le symbolisme

La description des lieux peut aussi échapper à ses aspects par trop réalistes ou utilitaires pour accéder à une valeur symbolique.
Chez Hugo, la Tourgue, cette tour Gauvain menaçante, hideuse de Quatrevingt-treize est le lieu du combat final haletant entre le marquis de Lantenac et son neveu. Son architecture militaire qui multiplie les pièges rend l’issue de la bataille incertaine. Elle devient peu à peu le symbole de l’ancien régime à la force brutale, à la justice expéditive et à la cruauté gratuite qui va s’écrouler sous les assauts des soldats de la République.
Comme souvent chez Zola, un objet ou une construction prend un relief inhabituel. Cette transformation en symbole est produite par l’animation de l’inanimé au moyen d’une série de métaphores. Le puits de mine du Voreux dans Germinal devient une image moderne du Minotaure qui prélève cruellement son tribut de chair humaine. Dans l’Argent, la Bourse, à la fois bâtiment et institution, relève d’un tel traitement jusqu’à devenir une présence obsessionnelle dès le premier chapitre. Elle prend tour à tour les formes du théâtre où chacun tient un rôle précis. C’est surtout le lieu des tragédies. L’institution caractérisée par les vociférations de la corbeille est souvent comparée à la mer. Elle est aussi assimilée par la vie agitée de ses sessions à une énorme chaudière, symbole des temps modernes industriels : « La trépidation, le grondement de machine sous vapeur, grandissait, agitait la Bourse entière, dans un vacillement de flamme. » Elle est aussi « la noire fourmilière du jeu » par son intense activité, ses aspects mécaniques et dérisoires, un lieu caché où tout un peuple se sacrifie, perd son individualité. Les joueurs donnent l’impression de servir inlassablement une reine. Dans la Bourse l’homme devient un insecte insignifiant qui s’agite en vain et se précipite vers sa fin. Mais la métaphore la plus constante est celle du temple. Le premier chapitre nous décrit en quelque sorte le téménos, l’enceinte sacrée qu’Aristide parcourt avant de l’investir, le péristyle qui abrite le commerce. La corbeille plus tard peut être vue comme le lieu du sacrifice sanglant à un dieu dévorateur.

La poésie des lieux

Certains romanciers-poètes reconstruisent les lieux pour les faire accéder à une surréalité nouvelle. Balzac, dans le Père Goriot, ouvre son roman par la description de la pension Vauquer, microcosme d’une petite société confinée et rabougrie. Il décrit longuement le mobilier et l’aménagement des lieux. Si ces meubles nous parlent de la propriétaire, de sa ladrerie, de son manque de goût comme de soin, ils plantent aussi peu à peu le décor d’un monde voué à disparaître. Tout sue la misère, la décrépitude des pensionnaires. Les lieux sont imprégnés de la mort prochaine par asphyxie et extinction. L’auteur, par prétérition, prend d’ailleurs soin de noter qu’ « il faudrait en faire une description qui retarderait trop l’intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas. » C’est le signe que la peinture du local est aussi importante que celle de ses habitants.
Victor Hugo va encore plus loin dans les Travailleurs de la mer en transformant un lieu en personnage, véritable protagoniste de l’action. Le poète Hugo fait appel au registre épique des hyperboles, des personnifications et des allégories pour décrire ce monde du chaos, de l’eau associé au vent qui recèle en ses abîmes la pieuvre gigantesque et horrible. Les masses liquides agitées en tous sens par les vents deviennent la bave d’un monstre épileptique, elles engendrent sans cesse les figures hideuses et angoissantes de l’imagination nocturne. La mer est le domaine du mal, une force brutale, obscure, sournoise, qui lutte à mort contre l’intelligence humaine et le progrès symbolisés par la machine à vapeur de la Durande.

Conclusion

Les descriptions de lieux ont donc une fonction d’ancrage du récit dans la réalité. Elles sont utiles pour insérer le lecteur dans l’intrigue. Elles sont l’occasion de faire mieux connaissance avec les personnages au travers de leurs impressions, sentiments et réactions en face de milieux nouveaux qu’ils doivent affronter ou apprivoiser. De plus elles constituent souvent les marques caractéristiques de l’environnement romanesque jusqu’à créer des genres particuliers typés. Traitées de manière poétique, elles peuvent même faire surgir des univers chargés de sens secret ou d’une puissance évocatrice obsessionnelle. Ces descriptions doivent-elles être courtes ou longues ? Il est difficile de répondre, mais il est sûr qu’elles doivent s’intégrer à la narration, que tout est affaire d’unité, d’économie des moyens dans la poursuite de l’effet à produire sur le lecteur.
En effet la puissance du récit mimétique a pu conduire certains écrivains à explorer toutes ses possibilités en le rendant principal ou autonome. Ainsi en 1953, dans les Gommes, Alain Robbe-Grillet transforme le schéma du roman policier en gommant au fur et à mesure intrigue et personnage au profit d’une description minutieusement maladive des objets. Dans son essai, Pour un nouveau roman, publié dix ans plus tard, il théorise cet effacement du personnage traditionnel, hérité du roman du XIXe siècle, par la description systématique et précise des objets. Il reconnaît cependant que cette recherche se révèle « déceptive » à l’égard des attentes du lecteur. Nous avons là une confirmation expérimentale que, dans le roman, la description doit rester au service de l’action.

Voir aussi :

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