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Bac français 2010, série L – Corrigé de la question

Bac français 2010

Série littéraire, corrigé de la question

Objets d’étude : les réécritures ; le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde

En quoi le texte B est-il une réécriture du texte A, et le texte D une réécriture du texte C ?

Vous vous en tiendrez aux éléments principaux.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Certains écrivains sont tellement marqués par des événements de leur passé qu’ils les reprennent dans leur œuvre à plusieurs reprises comme pour se libérer de leur obsession ou en extraire le sens caché. D’autres veulent produire la scène à faire afin d’y montrer leur habileté artistique. Les deux premiers textes de notre corpus correspondent assez bien au premier cas même si le second d’entre eux s’inscrit aussi dans le topos littéraire de la première rencontre amoureuse. L’autre fragment de l’Éducation sentimentale sert de référence à Blanche ou l’oubli de Louis Aragon pour écrire la scène d’adieu qui clôt irrémédiablement une passion. Tous entretiennent par paires un lien si marqué entre eux qu’on peut alléguer la réécriture.

Dans les Mémoires d’un fou, fiction autobiographique rédigée à dix–sept ans,Gustave Flaubert rapporte son émoi subit pour Élisa Schlesinger rencontrée sur une plage pendant les vacances de l’été 1836. L’adolescent de quinze ans vient de tomber passionnément amoureux d’une jeune femme mariée qui a neuf ans de plus que lui. Il va transposer cet événement dans son Éducation sentimentale de 1869 : son héros, Frédéric Moreau, rencontre le grand amour de sa vie, Mme Arnoux, au cours d’un voyage fluvial sur la Seine.

Flaubert reprend assez exactement le matériau personnel d’origine. Qu’on en juge : l’auteur a gardé l’épisode du vêtement menacé ; le lecteur retrouve la plupart des caractéristiques physiques de la jeune femme (couleur des cheveux, nuance de la peau, forme du nez et des sourcils, finesse des doigts) comme celle des vêtements (robe de mousseline claire) ; le romancier a conservé aussi le saisissement et le timide embarras du personnage masculin.

Pourtant l’extrait de l’Éducation sentimentale ne procure pas la même impression que son antécédent. Il faut en chercher les raisons dans plusieurs évolutions significatives qui transforment un simple souvenir d’adolescent en mythe littéraire. Flaubert a ainsi gommé tout ce qui rendait cette première rencontre assez vulgaire. Il a corrigé les circonstances : initialement, la rencontre se produit banalement dans une auberge, la jeune femme consomme aux côtés de son mari, le tapageur manteau rouge à raies noires est devenu un châle à bandes violettes plus discret… C’est que, dans la seconde version, Flaubert a voulu un environnement plus distingué et sans doute plus romantique. Ainsi, la rencontre se produit sur un fleuve, image du temps qui s’enfuit inéluctablement pour l’adepte du carpe diem ; le mari qui est absent vient brutalement interrompre le rêve en rappelant trivialement qu’il est le maître, sa grossièreté tranche sur la délicatesse de son épouse. L’essentiel réside en effet dans la transformation de la jeune femme. L’ardente et sensuelle Andalouse, un peu masculine que « les femmes en général […] trouvaient […] de mauvais ton » s’est effacée pour devenir « comme une apparition ». Flaubert idéalise Mme Arnoux en évoquant, dans son halo mystique, une madone dont « la robe de mousseline claire1 » vaporeuse, et « toute [la] personne se découpai[en]t sur le fond de l’air bleu2 ». L’érotisme déclaré de la première version s’estompe : « le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites3. » Frédéric devient à ce moment un héros romantique4 qui souffre d’être exclu d’un paradis.

La seconde paire de textes use d’un autre procédé de réécriture, l’intertextualité implicite. Aragon reprend textuellement des fragments du chapitre VI de la troisième partie de L’Éducation sentimentale, et ce à deux reprises, sans pour autant différencier typographiquement sa source, ni la citer autrement que par allusion : « C’est incroyable, parfaitement insensé, dans un moment pareil, de ne pouvoir faire autrement que de penser à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux. » Nous pouvons noter que ce renvoi n’est compréhensible que pour celui qui a lu l’œuvre de Flaubert. Aragon se livre à un jeu cultivé que l’on peut identifier au collage cher aux surréalistes.

La deuxième forme de réécriture réside dans l’appropriation esthétique d’une scène d’adieux amoureux. Les deux situations romanesques sont apparemment semblables. Une femme mûre a pris l’initiative de venir rencontrer une dernière fois un être aimé avant de s’éloigner pour toujours. Notons également la focalisation sur la chevelure comme signe d’entrée dans la vieillesse et marque sentimentale du souvenir. Dans les circonstances, on peut cependant relever de notables différences : Mme Arnoux est bien plus âgée que Frédéric au point qu’elle pourrait être sa mère d’où le fugace « effroi d’un inceste » dans l’esprit du jeune homme. Leur passion réciproque n’a jamais été consommée. Blanche, en revanche, a été mariée avec Geoffroy. Elle a choisi de le quitter dix-huit ans auparavant. Quand elle réapparaît, c’est accompagnée d’un compagnon possessif et violent. Les différences les plus remarquables résident cependant dans le traitement de la scène. Chaque extrait relève d’un projet esthétique distinctif.

Flaubert nous livre une leçon de réalisme caractérisée par son pessimisme foncier. L’idéalisme sentimental et romantique est perpétuellement trahi par les velléités et la lâcheté. Frédéric est pétri de contradictions : heurté par les marques de la vieillesse chez son amante, il refuse d’accepter la fin de son désir, et, « se grisant par ses paroles », il s’exalte dans des évocations passéistes. Quand son désir est à nouveau enfiévré par son rêve idéaliste, le jeune homme l’éteint égoïstement  par « crainte » de souffrir, par refus de la « déception » et pour s’éviter l’embarras d’avoir à rompre plus tard.  Il choisit donc la fuite. Flaubert déplore notre incapacité à trouver le bonheur. Refuser d’assumer la simple vie, au risque de la trouver terne et décevante, pour toujours préférer l’évasion dans le rêve fallacieux conduit inéluctablement au lent et pitoyable effondrement de la relation. Le « Et ce fut tout » final est bien proche du rien.

Aragon poursuit un autre projet. Son texte recèle des traces d’un surréalisme passé. Outre le collage évoqué plus haut, nous pouvons noter l’onirisme marqué du passage. Geoffrey se demande s’il n’a « pas rêvé tout ça ». Il flotte dans l’état indéterminé de celui qui a « un peu bu ». Les paroles résonnent dans sa tête comme en écho. Ses pensées sont décousues. Il ne perçoit aucune raison logique aux événements. Il assiste à la scène en spectateur impuissant. Relevons enfin les associations d’idées qui appellent d’autres souvenirs ou impressions. Le recours à cette mémoire involontaire est aussi caractéristique de la recherche surréaliste. Ce texte de 1967 peut aussi être rattaché aux tentatives du « nouveau roman » en ce qu’il manifeste un début de réflexion sur les aspects formels de l’acte d’écrire5. Geoffroy se comporte en narrateur-linguiste qui s’acharne à reconstituer à travers le réseau trompeur des mots, d’un roman, l’Éducation sentimentale,  le deuil de son amour, les « cendres chaudes de l’oubli ». Il nous livre une ébauche de critique métalinguistique en cherchant à comprendre comment se créent l’auteur et la littérature6.

Les quatre extraits du corpus participent donc de la réécriture. Le texte résultant du modèle initial est une reprise qui obéit à un projet nouveau et original. Le matériau autobiographique du premier ensemble devient œuvre d’art, tandis que l’effet de miroir du second nous invite à reconsidérer l’acte de création littéraire. La réécriture semble fonctionner, à l’instar des études pour les musiciens ou de la copie des maîtres pour les peintres, comme la lente élaboration d’un savoir-faire afin de constituer un art propre.


Notes

1 Comme souvent Flaubert, pour éviter le ridicule de l’excès, casse son élan lyrique par une notation ironique. La parure virginale devient donc aussitôt « tachetée de petits pois » discordants. La correction pourrait passer inaperçue. 
2 La couleur mariale par excellence. 
3 Des termes plutôt baudelairiens. 
4 Flaubert va le purger de son idéalisme sentimental dans la suite du roman. Le velléitaire Frédéric n’a pas l’étoffe et l’énergie des héros balzaciens, par exemple d’un Félix de Vandenesse. 
5 Selon la formule de Jean Ricardou, le roman devait être moins « l’écriture d’une aventure que l’aventure d’une écriture ». 
6 Déjà, du temps de son appartenance à la mouvance surréaliste, Aragon était suspecté d’être en perpétuelle représentation. « Le sentiment général, parmi [les surréalistes], est qu’il reste très “littérateur” […]. Fatalement ces textes en viennent à être de plus en plus à effets ; tout comme il aime, en parlant dans les cafés, à ne rien perdre de ses attitudes dans les miroirs. » André Breton, « Entretiens », 1952. 

Voir aussi :

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