Bac français 2010
Séries S et ES, corrigé de la question
Objet d’étude : l’argumentation : convaincre, persuader et délibérer
Ces textes cherchent-ils seulement à nous dépayser ou ont-ils une autre visée ?
Votre réponse se fondera sur quelques exemples précis. Elle devra être organisée et synthétique.
Le siècle des Lumières a raffolé de l’utopie pour exposer ses idées novatrices dans les domaines politique, moral et religieux. Ce lieu d’une société idéale se devait d’être éloigné dans le temps ou l’espace pour permettre les rêves les plus osés et développer toute sa puissance attractive.
Ainsi Fénelon, dans Les Aventures de Télémaque, place la contrée extraordinaire de la Bétique dans l’Antiquité homérique. Montesquieu, dans ses Lettres persanes, nous rapporte la fable d’un peuple oriental imaginaire, les Troglodytes. Quant à Voltaire, il place la fin des tribulations de Candide, dans les environs de Constantinople.
Ces textes recourent-ils seulement au dépaysement temporel ou spatial pour séduire le lecteur ?
Leurs auteurs ne poursuivent-ils pas également une visée didactique ?
Les auteurs utilisent d’abord la toponymie pour nous faire voyager loin de notre lieu de vie habituel. Fénelon, par la magie du fleuve Bétis1, du « grand Océan, assez près des Colonnes d’Hercule », par l’évocation de « Tharsis » et de « la grande Afrique » nous entraîne vers un pays béni des dieux. Montesquieu se contente d’une dénomination étrange, celle de Troglodytes2. Voltaire, pour sa part, nous emmène au pays de la Sublime Porte, dans les environs de Constantinople.
Ces auteurs utilisent également des noms suggestifs de plantes ou d’animaux pour faire surgir ces terres lointaines. Fénelon cite les « lauriers », les « grenadiers », les « jasmins et […] autres arbres toujours verts et toujours fleuris », puis les « troupeaux, qui fournissent des laines fines ». Voltaire se sert d’un « berceau d’orangers », des « sorbets […], du kaïmak3 piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas4, des pistaches, du café de Moka […] ». Il ajoute à ces productions typiques des appellations évocatrices du système politique et religieux : « deux vizirs du banc et le muphti ».
Pour ces auteurs, les contrées évoquées prodiguent à foison les produits de la terre. Leur sous-sol recèle également des métaux précieux. Cette abondance dans une nature généreuse, où tout pousse à condition que les hommes fournissent un travail minimal, rappelle « les délices de l’âge d’or » mythologique. L’autre constante de cette époque légendaire est que les hommes y vivent pacifiquement, dans l’amitié, l’équité en des communautés heureuses. Il n’y est question que de retenue, de frugalité, de mépris des richesses, de justice, de soumission aux lois divines.
Ces descriptions idylliques ne figurent pas simplement pour le plaisir onirique du lecteur. En effet, elles sont accompagnées d’une étrangeté radicale chez Fénelon qui entend brosser les conditions du véritable bonheur dans la société. Grâce à une puissante antithèse, l’auteur des Aventures de Télémaque oppose une civilisation rurale et pastorale, marquée par le mépris des richesses, du superflu, des arts émollients, à une société artificielle, jouisseuse, taraudée par l’envie et la violence conséquente, rongée par les vices. La Bétique participe donc au portrait polémique de la France de Louis XIV. Montesquieu procède de même dans le registre du merveilleux. La communauté des Troglodytes est décrite au moyen d’imparfaits ce qui la renvoie à une époque légendaire indéterminée. Ce passé révolu doit attiser la nostalgie des lecteurs et leur permettre de réfléchir aux conditions d’un retour de ce bonheur perdu : respect d’une religion naturelle, retenue, communisme. Montesquieu diffère pourtant de Fénelon en ce qu’il laisse le comparé implicite. Voltaire, quant à lui, s’inscrit délibérément dans une actualité contemporaine en utilisant la forme de l’apologue. Tandis que les caprices sanguinaires de l’absolutisme ottoman s’abattent sur les puissants de ce monde, les humbles et les petits peuvent espérer une vie simple et heureuse dans le retour à la terre et la pratique d’une hospitalité orientale chaleureuse. Ainsi aux fastes dangereux du pouvoir s’oppose la morale explicite de la petite métairie : « le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, et le besoin. »
Ces trois extraits sont donc révélateurs de la manière du siècle des Lumières (si l’on admet que Fénelon en est un précurseur). L’auteur philosophique entend séduire pour placer ses jugements ou ses valeurs. L’exotisme balbutiant, encore bien éloigné de la « couleur locale » romantique, n’est pas ici gratuit, mais entend délivrer un constat critique et des leçons morales.
Notes
1 Ou Baetis, celui qui baigne l’actuelle Séville sous le nom de Guadalquivir.
2 Personne qui habite une grotte ou une demeure creusée dans la roche.
3 Ou kajmak, fromage de brebis fabriqué en Serbie à partir de crème recueillie après ébullition du lait.
4 On peut raisonnablement douter de l’ananas comme plante typique du Proche-Orient.