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Laurent Gaudé, Le Tigre bleu de l’Euphrate

Sujets du bac de français 2015

Corrigé du commentaire (séries S et ES)

Laurent Gaudé (né en 1972), Le Tigre bleu de l’Euphrate, acte X (2002)

L’extrait se situe à la fin de la pièce, composée de dix actes. Une seule voix se fait entendre, celle d’Alexandre le Grand. Au premier acte, il se prépare à mourir et chasse tous ceux qui se pressent autour de lui. Il raconte à la Mort, qu’il imagine face à lui, comment le Tigre bleu lui est un jour apparu et comment il a su que le but de sa vie était de le suivre, toujours plus loin, à travers le Moyen-Orient. Mais, cédant à la prière de ses soldats, il cesse de suivre le Tigre bleu pour faire demi-tour.

[…]
Je vais mourir seul
Dans ce feu qui me ronge,
Sans épée, ni cheval,
Sans ami, ni bataille,
Et je te demande d’avoir pitié de moi,
Car je suis celui qui n’a jamais pu se rassasier,
Je suis l’homme qui ne possède rien
Qu’un souvenir de conquêtes.
Je suis l’homme qui a arpenté la terre entière
Sans jamais parvenir à s’arrêter.
Je suis celui qui n’a pas osé suivre jusqu’au bout le tigre bleu de l’Euphrate.
J’ai failli1.
Je l’ai laissé disparaître au loin
Et depuis je n’ai fait qu’agoniser.
À l’instant de mourir,
Je pleure sur toutes ces terres que je n’ai pas eu le temps de voir.
Je pleure sur le Gange2 lointain de mon désir.
Il ne reste plus rien.
Malgré les trésors de Babylone3,
Malgré toutes ces victoires,
Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère.
Pleure sur moi, sur l’homme assoiffé.
Je ne vais plus courir,
Je ne vais plus combattre,
Je serai bientôt l’une de ces millions d’ombres qui se mêlent et
s’entrecroisent dans tes souterrains sans lumière.
Mais mon âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval.
Pleure sur moi,
Je suis l’homme qui meurt
Et disparaît avec sa soif.


1 J’ai failli : j’ai échoué.
2 Gange : fleuve de l’Inde. Alexandre a fait demi-tour avant d’y arriver.
3 Babylone : capitale de la Perse, gouvernée par Darius. Première grande conquête victorieuse d’Alexandre.

Corrigé

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Le texte à commenter est extrait de l’acte X de la pièce de Laurent Gaudé, Le Tigre bleu de l’Euphrate, publiée en 2002. Situé à la fin de l’œuvre, il met en scène la longue agonie d’Alexandre le grand. Il appartient au genre théâtral. C’est un monologue qui relève des registres pathétique et tragique.

Évoquant les derniers instants du conquérant qui a soumis une grande partie du monde connu à vingt-sept ans puis qui est mort à trente-trois, le texte nous propose une réflexion sur la lancinante interrogation des hommes au sujet de la mort.

Nous examinerons comment l’auteur renouvelle en partie le mythe du jeune héros macédonien. Nous analyserons comment il nous fait pénétrer dans la conscience de l’homme douloureux, puis du roi dépossédé pour finir dans celle de l’homme de désir.

Alexandre nous apparaît d’abord comme un homme douloureux.

Le texte est marqué par la modalisation affirmée d’un « je », employé quinze fois, qui livre ses sentiments au spectateur auditeur. Il recourt au registre pathétique. Dans son agonie, le héros souffre. Notons la présence par quatre fois du verbe « Pleure ». La douleur est en premier lieu physique : elle se situe dans un « feu » qui rend « l’homme assoiffé ».

Mais elle est aussi morale, car la « soif » est celle de l’homme déçu. Le héros est également torturé par sa solitude. Alexandre commence par là : « Je vais mourir seul » et il poursuit par l’anaphore privative des trois « sans » amplifiée par le rythme cumulatif signifiant que tout lui est irrémédiablement enlevé. Cette déréliction culmine avec la nudité de l’enfant qui vient de naître.

Cette douleur de la privation est d’autant plus insupportable qu’Alexandre n’est pas n’importe quel homme.

En effet il se considère comme un roi dépossédé.

Alexandre est bien un héros traditionnel tragique par son appartenance à la caste princière et guerrière. Il a conscience d’être un conquérant. Il se réfère aux champs lexicaux militaires : « épée », « cheval » (deux fois), « bataille », « combattre », « conquêtes » et « victoires ». L’allusion à son rang princier peut être relevée par la mention du cheval, monture du chef, et celle des « trésors de Babylone », prises de guerre, trophées du général victorieux.

Cependant le butin et les insignes du chef triomphant vont lui être enlevés. Les terres et les biens accumulés ne vont lui être d’aucun secours à l’heure de la mort. Bien au contraire ils vont rendre plus cruelle l’heure du départ et de l’abandon. Les conquêtes ne sont plus qu’un « souvenir ». C’est pourquoi le héros sans peur implore la « pitié ». Il se rend compte que la grandeur de son épopée, la gloire de son personnage vont rejoindre les « millions d’ombres » anonymes.

Il doit donc revêtir sa condition d’homme ordinaire, être de désir.

L’heure de la mort est celle du bilan d’une vie. Que reste-t-il d’une destinée princière ? Alexandre est confronté au vide. « Il ne reste plus rien. » Le prince solitaire essaie donc de rejoindre la communauté humaine en refusant ses privilèges illusoires désormais inutiles. Il l’affirme par la triple anaphore « je suis l’homme ». Est-ce un clin d’œil ontologique à l’ecce homo évangélique ? La mort rend tous les hommes égaux dans le dénuement, l’angoisse.

Vient alors inévitablement la question du sens : pourquoi tant d’efforts pour ce rien ? Qu’est-ce que vivre et mourir ? Alexandre expose une conception baroque de l’existence. Vivre, c’est tout à la fois le mouvement et l’illusion. On meurt quand on ne peut plus « arpente[r] » et « courir ». Mourir, c’est expérimenter la vaine agitation de la vie qui court en tous sens ou qui arpente un jardin qu’elle croit posséder. Gaudé conclut avec une tradition sapientiale biblique1 : « Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère. » En effet l’enfant naît nu et le mort rejoint dépouillé la terre-mère.

La prise de conscience de cette vanité des vanités ne s’arrête pas là. Alexandre découvre sa culpabilité. Le moteur de la vie humaine, c’est le désir, le rêve, l’idéal. Alexandre a bien perçu qu’il a cessé de vivre, du moins au sens plein du terme, lorsqu’il a abandonné sa quête chevaleresque : « Et depuis je n’ai fait qu’agoniser. » Il convient de s’arrêter un instant sur le caractère sibyllin de cette recherche du « tigre bleu de l’Euphrate ». Gaudé joue poétiquement sur les mots. L’expression renvoie autant au fleuve de Mésopotamie qu’à un animal fabuleux. Mais, en cet instant culminant du grand passage, il serait erroné de penser étroitement au fleuve. En effet Alexandre a déjà conquis la Mésopotamie, il possède donc le cours d’eau. En outre l’expression ne porte pas la majuscule du toponyme. Il évoquerait plutôt une chimère qui a gardé un lien avec les autres fleuves, notamment le « Gange ». Il faut y voir l’objet ou le lieu, seul capable d’étancher la « soif », lointain parent de l’eau de la Samaritaine dans les Évangiles.

Son renoncement est lié à un manque d’audace, faute fatale pour un héros qui se doit traditionnellement d’aller au bout de lui-même. En ce sens Alexandre rejoint la médiocrité du personnage moderne. Pourtant il retrouve paradoxalement une certaine grandeur quand il assume son imperfection par son « J’ai failli ». L’homme est donc par essence un être de désir. Peu importe son projet, c’est sur la fidélité et la persévérance qu’il sera jugé.

Alexandre demande de ce fait pardon à la mort. Il espère pour son « âme » un hypothétique salut non en vertu de sa gloire mais de sa réconciliation avec sa nature d’être insatisfait, ce qu’il professe dans son credo final : « Je suis l’homme qui meurt / Et disparaît avec sa soif. »

Ce texte est une belle méditation sur la condition humaine. Le héros tragique y remplit parfaitement son rôle cathartique. Gaudé conduit avec habileté le dépouillement du conquérant vainqueur pour faire surgir l’homme vaincu par la destinée. Le spectateur peut communier avec cette « soif », ce désir de transcender le temps, cet espoir que l’« âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval ». Gaudé semble avoir gagné son pari de renouer avec la tragédie (ou le drame claudélien) en réintroduisant la présence du sacré par le souffle des versets bibliques et en nous invitant à considérer le sort d’Alexandre qui est aussi le nôtre.


1 « L’homme est sorti nu du sein de sa mère, et il s’en retourne nu comme il était venu. Il n’emporte rien de tous les travaux que ses mains ont menés à bien. » Ecclésiaste ou Qohélet 5 14 Bible des peuples
« Il disait : “Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu aussi j’y retournerai. Yahvé a donné, Yahvé a repris ; que le nom de Yahvé soit béni !” » Job 1 21 Bible des peuples

Voir aussi :

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