Sujets du bac de français 2015
Centres étrangers : Amérique du Nord, série L
Objet d’étude : les réécritures, du XVIIe siècle à nos jours
Corpus :
- Texte A : Euripide, Les Troyennes, Troisième épisode, 415 av. J.-C.
- Texte B : Charles Leconte de Lisle, Poèmes antiques, « Hélène », 1852.
- Texte C : Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, acte I, scène 9, 1935.
- Texte D : Guillaume Apollinaire, Le Guetteur mélancolique, « Hélène », édition posthume, 1952.
Les Troyennes, Troisième épisode, 415 av. J.C.
Les Grecs ont vaincu les Troyens après une très longue guerre.
La cause de cette guerre est l’enlèvement d’Hélène, femme de Ménélas, roi de Sparte, par Pâris, fils d’Hécube et de Priam, roi de Troie.
Ménélas a l’intention de tuer son épouse dès leur retour en Grèce pour la punir d’avoir fui avec Pâris. Hélène vient de prendre la parole pour se défendre. Hécube, femme de Priam, mère d’Hector et de Pâris, tous deux morts à la guerre, s’oppose à Hélène, en présence du coryphée. Ce dernier représente le choeur et intervient pour réguler le débat.LE CORYPHÉE
Reine, défends tes fils et ta patrie,
et détruis l’effet de son éloquence, car elle parle bien
alors qu’elle agit mal. C’est un danger qu’il faut parer. […]HÉCUBE
Or donc, c’est mon fils, as-tu dit, qui t’emmena de force.
Quelqu’un à Sparte a-t-il rien vu de tel ? As-tu crié
au secours ? Et pourtant Castor adolescent
se trouvait là ainsi que son jumeau,
n’étant pas encore au ciel parmi les astres1.
Tu vins donc à Troie, les Grecs sur tes traces,
et les batailles commencèrent.
Lorsque l’on t’annonçait quelque succès de Ménélas
tu le vantais, pour tourmenter mon fils
par la pensée que son amour avait ce valeureux rival.
Si la chance était du côté troyen, Ménélas cessait de compter.
Tu ne voyais que le succès, en t’arrangeant toujours
pour te trouver de son côté, sans considérer la vaillance.
Puis tu viens nous parler de ces cordes que tu aurais
fixées au rempart, pour t’évader, tenue à Troie contre ton gré !
T’avons-nous jamais prise à suspendre un lacet,
aiguiser un couteau, ce que toute femme de cœur
ferait, dans le regret de son premier mari ?
Et cependant, combien de fois t’ai-je avertie :
« Ma fille, il faut partir. Laisse mes fils
prendre d’autres épouses. Je t’aiderai à gagner les vaisseaux
à leur insu. Mets fin à cette guerre
entre les Grecs et nous ». Mais l’avis te blessait.
Le palais d’Alexandre2 plaisait à ton orgueil.
Tu voulais devant toi des Barbares agenouillés.
Rien pour toi ne comptait davantage.
Et après tout cela tu oses te parer,
et regarder le même ciel que ton époux, maudite que tu es !
Tu devais arriver en rampant, couverte de haillons,
trembler de peur, la tête rasée à la scythe3,
tout humilité au lieu d’une telle impudence,
après les crimes que tu as commis.
Vois-tu bien, Ménélas, comment se conclut mon discours ?
Accomplis la victoire grecque en immolant Hélène
à ton honneur. Et pour toutes les femmes établis cette règle,
que doit mourir celle qui trahit son époux.1 Hélène est, en effet, la sœur des jumeaux Castor et Pollux. Immortels (car fils de Zeus, comme Hélène), ils quittent la vie terrestre pour former, dans le ciel, la constellation des Gémeaux.
2 Autre nom de Pâris.
3 Les Scythes étaient un peuple de l’Antiquité.
Charles Leconte de Lisle, Poèmes antiques, « Hélène », 1852.
Dans ce long poème dramatique, Leconte de Lisle retrace l’histoire de l’enlèvement d’Hélène par Pâris, depuis l’arrivée de ce dernier à Sparte en l’absence du roi Ménélas qui s’est rendu en Crète, jusqu’à la fuite d’Hélène avec Pâris. Lorsque Pâris se présente à la reine, cette dernière accomplit les devoirs de l’hospitalité avec une grande générosité. Mais Pâris lui avoue bien vite son amour et son désir de l’emmener à Troie avec lui : la déesse Aphrodite le lui a promis. Hélène refuse tout d’abord ce que le destin semble vouloir lui imposer.
PÂRIS
Hélène aux pieds d’argent, des femmes la plus belle,
Mon cœur est dévoré d’une ardeur immortelle !HÉLÈNE
Je ne quitterai point Sparte aux nombreux guerriers,
Ni mon fleuve natal et ses roses lauriers,
Ni les vallons aimés de nos belles campagnes
Où danse et rit encor l’essaim de mes compagnes,
Ni la couche d’Atride1 et son sacré palais.
Crains de les outrager, Priamide2 ! fuis-les !
Sur ton large navire, au-delà des mers vastes,
Fuis ! et ne trouble pas des jours calmes et chastes.
Heureux encor si Zeus, de ton crime irrité,
Ne venge mon injure et l’hospitalité.
Fuis donc, il en est temps ! Déjà sur l’onde Aigée3,
Au mâle appel d’Hellas et d’Hélène outragée,
Le courageux Atride excite ses rameurs :
Regagne ta Phrygie4, ou, si tu tardes, meurs !
[…] Étranger, je te hais !
Ta voix m’est odieuse et ton aspect me blesse.
Ô justes Dieux, grands Dieux ! secourez ma faiblesse !
Je t’implore, ô mon père, ô Zeus ! Ah ! si toujours
J’ai vénéré ton nom de pieuses amours ;
Fidèle à mon époux et vertueuse mère,
Si du culte d’Éros j’ai fui l’ivresse amère ;
Souviens-toi de Léda5, toi, son divin amant,
Mon père ! et de mon sein apaise le tourment.
Permets qu’en son palais où Pallas le ramène
Le noble Atride encor puisse être fier d’Hélène.
Ô Zeus, ô mon époux, ô ma fille, ô vertu,
Sans relâche parlez à mon cœur abattu ;
Calmez ce feu secret qui sans cesse m’irrite !
Je hais ce Phrygien, ce prêtre d’Aphrodite,
Cet hôte au cœur perfide, aux discours odieux…
Je le hais ! mais qu’il parte, et pour jamais ! Grands Dieux !
Je l’aime ! C’est en vain que ma bouche le nie,
Je l’aime et me complais dans mon ignominie !
[…]
Ne cesserez-vous point, Destins inexorables,
D’incliner vers le mal les mortels misérables ?1 Ménélas. Il est le fils d’Atrée, donc de la race des Atrides.
2 Pâris. Il est le fils de Priam, donc de la race des Priamides.
3 La mer Égée.
4 Région d’Asie Mineure où se situe Troie.
5 Hélène est fille de Zeus et de Léda, une mortelle.
Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, acte I, scène 9, 1935.
Dans le contexte d’une Europe prête à s’embraser (La Guerre de Troie n’aura pas lieu est représentée pour la première fois le 22 novembre 1935), Giraudoux reprend le mythe d’Hélène et de la guerre de Troie. L’acte I présente l’intrigue de la pièce : Hector rentre de la guerre et apprend l’enlèvement d’Hélène par son frère Pâris. Las de se battre, il veut absolument éviter un terrible conflit avec les Grecs. Il demande alors à Pâris de rendre Hélène à Ménélas. Le jeune frère d’Hector propose à son aîné de s’entretenir avec Hélène : si elle accepte de partir, il acceptera de la rendre.
Acte I, scène 9
[…]
HECTOR : Et alors, entre ce retour vers la Grèce qui ne vous déplaît pas et une catastrophe aussi redoutable que la guerre, vous hésiterez à choisir ?
HÉLÈNE : Vous ne me comprenez pas du tout, Hector. Je n’hésite pas à choisir. Ce serait trop facile de dire : je fais ceci, ou je fais cela, pour que ceci ou cela se fît. Vous avez découvert que je suis faible. Vous en êtes tout joyeux. L’homme qui découvre la faiblesse dans une femme, c’est le chasseur à midi qui découvre une source. Il s’en abreuve. Mais n’allez pourtant pas croire, parce que vous avez convaincu la plus faible des femmes, que vous avez convaincu l’avenir. Ce n’est pas en manœuvrant des enfants qu’on détermine le destin…
HECTOR : Les subtilités et les riens grecs m’échappent.
HÉLÈNE : Il ne s’agit pas de subtilités et de riens. Il s’agit au moins de monstres et de pyramides.
HECTOR : Choisissez-vous le départ, oui ou non ?
HÉLÈNE : Ne me brusquez pas… Je choisis les événements comme je choisis les objets et les hommes. Je choisis ceux qui ne sont pas pour moi des ombres. Je choisis ceux que je vois.
HECTOR : Je sais, vous l’avez dit : ceux que vous voyez colorés. Et vous ne vous voyez pas rentrant dans quelques jours au palais de Ménélas ?
HÉLÈNE : Non. Difficilement.
HECTOR : On peut habiller votre mari très brillant pour ce retour.
HÉLÈNE : Toute la pourpre de toutes les coquilles1 ne me le rendrait pas visible.
HECTOR : Voici ta concurrente, Cassandre2. Celle-là aussi lit l’avenir.
HÉLÈNE : Je ne lis pas l’avenir. Mais, dans cet avenir, je vois des scènes colorées, d’autres ternes. Jusqu’ici ce sont toujours les scènes colorées qui ont eu lieu.
HECTOR : Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d’or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes sœurs en péplum vert vous remettront nue à l’ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d’argent, le plumet amarante3. Vous voyez cela, je pense ?
HÉLÈNE : Non, du tout. C’est tout sombre.
HECTOR : Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ?
HÉLÈNE : Me moquer, pourquoi ? Allons ! Partons, si vous voulez ! Allons nous préparer pour ma remise aux Grecs. Nous verrons bien.
HECTOR : Vous doutez-vous que vous insultez l’humanité, ou est-ce inconscient ?
HÉLÈNE : J’insulte quoi ?
HECTOR : Vous doutez-vous que votre album de chromos4 est la dérision du monde ? Alors que tous ici nous nous battons, nous nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité !… Qu’avez-vous ? À laquelle vous arrêtez-vous avec ces yeux aveugles ? À celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant la bataille ? Vous la voyez, la bataille ?
HÉLÈNE : Oui.
HECTOR : Et la ville s’effondre ou brûle, n’est-ce pas ?
HÉLÈNE : Oui. C’est rouge vif.1 La couleur pourpre est obtenue grâce à une matière colorante d’un rouge vif extraite d’un mollusque.
2 Sœur d’Hector et Pâris, fille de Priam et Hécube. Elle a reçu d’Apollon le don de prédire l’avenir mais la malédiction de n’être crue par personne.
3 Rouge pourpre.
4 D’images naïves colorées.
Guillaume Apollinaire, Le Guetteur mélancolique, « Hélène », édition posthume, 1952.
Sur toi Hélène souvent mon rêve rêva
Tes beaux seins fléchissaient quand Pâris t’enleva
Et savais-tu combien d’hommes avaient tes lèvres
Baisé depuis Thésée jusqu’au gardeur de chèvres1Tu étais belle encor toujours tu le seras
Et les dieux et les rois pour toi firent la guerre
Car ton corps était nu et blanc2 comme ton père
Le cygne amoureux qui jamais ne chantera3Si ton corps toujours nu exercé à la lutte
Inspirait l’amour Hélène fille d’un dieu
Les hymnes sans flambeau ni joueuse de flûte4
Nombreux qui aux matins cernaient de bleu tes yeuxAvaient avec les ans que n’avouent pas les femmes
Fait souffrir ton visage et tes lèvres fané5
Mais tes grands yeux étaient encor jeunes ô dame
Et le fard sur tes joues recouvrait les annéesMais tu n’étais point vieille et tu dois vivre encore
En quelque bourg de Grèce belle comme alors
Tu n’étais pas plus belle quand te dépucela
Le vainqueur de brigands Thésée qui te volaQuand on entend la femelle de l’alcyon6
Chanter la mort est proche et pour vivre en nos rêves
Immortelle et belle Hélène ô tentation
Bouche-toi les oreilles ô vieille aux douces lèvresQuand te nomme un héros tous les hommes se lèvent
Hélène ô liberté ô révolutions1 Le mythe raconte en effet que, très jeune, Hélène fut enlevée par Thésée. Le « gardeur de chèvres » fait référence à Pâris.
2 Le mythe précise qu’Hélène fut enlevée nue par Pâris.
3 Hélène est, en effet, la fille d’un dieu, Zeus, et d’une mortelle, Léda. Selon la légende, Zeus se serait uni à Léda sous la forme d’un cygne. Toujours d’après la légende, les cygnes, au moment de mourir font entendre un chant admirable, chant que Zeus, transformé en cygne pour s’accoupler avec Léda, ne fera jamais entendre puisqu’il est immortel.
4 Les flambeaux et les joueuses de flûte accompagnaient les mariages. Apollinaire évoque ici tous les amants qu’Hélène aurait eus hors mariage.
5 Et avaient (…) fané tes lèvres.
6 Dans la mythologie, l’alcyon est un oiseau marin fabuleux dont la rencontre était un présage de calme et de paix.
Après avoir lu attentivement les documents du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Quels différents visages du personnage d’Hélène les textes du corpus proposent-ils au lecteur ?
Réponse à la question préalable
Le personnage d’Hélène a toujours intéressé les artistes car il est un des visages de l’éternel féminin. En elle ils ont pu lire les étranges arcanes du pouvoir de la femme qui, dans son apparente faiblesse, dirige les destinées du monde. Avec elle aussi, ils ont médité sur les sources de sa responsabilité dans les conflits qu’elle crée chez les hommes.
Les textes du corpus nous présentent divers éclairages sur ce mythe. Comment apparaît cette femme énigmatique sous la plume de ces poètes ou de ces dramaturges, depuis l’Antiquité avec les Troyennes d’Euripide, en passant par le XIXe siècle avec l’« Hélène » tirée des Poèmes antiques de Leconte de Lisle, jusqu’au XXe siècle d’Apollinaire et de Giraudoux ?
Euripide, par la bouche d’Hécube, mène un véritable réquisitoire contre elle. La mère qui pleure ses enfants victimes de la séductrice l’accuse de mensonge, d’orgueil et de trahison. Elle ne voit en elle que lâcheté, inconséquence. Elle méprise en elle la femme sans vertu. Elle requiert contre elle la peine de mort pour le châtiment de ses crimes. C’est un règlement de comptes entre femmes.
Le regard masculin est moins agressif. Giraudoux cependant rejoint en partie Hécube en faisant d’Hélène un personnage futile, irresponsable, velléitaire. Il suggère même qu’elle a parfaitement conscience de sa faiblesse et qu’elle en joue pour ne rien décider. Leconte de Lisle porte sur elle un regard plus flatteur. Hélène est pour lui conforme aux origines du mythe, à savoir une belle femme fière et honnête, mais qui comme Phèdre est la victime de Vénus, si bien que le lecteur est amené à prendre en pitié ce personnage écartelé entre son devoir et son désir. Pour Apollinaire, elle est d’abord la femme désirable qui n’a rien su refuser à ses valeureux amants. Elle reste l’éternelle jeunesse de l’amour avant de se transformer par la magie de son nom en symbole de l’insoumission d’Hellas, la Grèce. La femme libre épouse l’histoire héroïque de son pays.
Tous les auteurs restent fidèles aux grandes lignes du mythe : Hélène a aimé en dehors de son mariage, elle a causé le malheur des nations. Seule diverge l’appréciation sur sa conduite et sa responsabilité. Hélène a connu une nombreuse descendance chez ces souverains ou ces hommes d’État qui ont dû sacrifier leur vie privée à leurs fonctions. Encore aujourd’hui nos contemporains restent fascinés par les rapports entre le pouvoir et la sexualité. Le scandale d’Hélène demeure bien vivace quand c’est la femme qui exerce sa liberté au détriment des hommes.
Vous traiterez ensuite au choix l’un des trois travaux d’écriture suivants (16 points) :
Commentaire
Vous commenterez le texte D, extrait du Guetteur mélancolique de Guillaume Apollinaire.
Dissertation
Selon vous, pour quelles raisons les mythes antiques ont-ils si durablement, et jusqu’à nos jours encore, inspiré les arts et les lettres ?
Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, et les documents étudiés pendant l’année, ainsi que sur vos lectures et votre culture personnelles.
Écriture d’invention
Dans l’extrait des Troyennes d’Euripide, le Coryphée prie Hécube de détruire l’effet de l’éloquence d’Hélène qui « parle bien / alors qu’elle agit mal ».
Imaginez cette tirade d’Hélène, prononcée devant Ménélas, Hécube et le Coryphée. Vous veillerez à bien tenir compte des informations apportées par le texte introductif. Vous écrirez votre texte en prose ou en vers.