Sujets du bac de français 2016
Série L
Objet d’étude : les réécritures du XVIIe siècle à nos jours
Corpus :
- Texte A : Voltaire, Œdipe, acte I, scène 1, vers 36-68 (1718)
- Texte B : José Maria de Heredia, « Sphinx », Les Trophées (1893)
- Texte C : Albert Samain, « Le Sphinx », Symphonie héroïque (1900)
- Texte D : Jean Cocteau, La Machine infernale, acte II (1932). Extrait.
Voltaire (1694-1778), Œdipe, acte I, scène 1, vers 36-68 (1718)
Dans la scène d’exposition de la tragédie Œdipe, le Thébain Dimas apprend à son ami, qui revient à Thèbes après quatre ans d’absence, que le roi Laïos est mort assassiné et que la ville subit un terrible fléau. Le monstre dont il s’agit est le sphinx1.
[…] DIMAS
Ce fut de nos malheurs la première origine.
Ce crime a de l’empire2 entraîné la ruine.
Du bruit de son trépas mortellement frappés,
À répandre des pleurs nous étions occupés ;
Quand du courroux des dieux ministre3 épouvantable,
Funeste à l’innocent sans punir le coupable,
Un monstre (loin de nous que faisiez-vous alors ?)
Un monstre furieux vint ravager ces bords.
Le ciel industrieux4 dans sa triste vengeance,
Avait à le former épuisé sa puissance.
Né parmi des rochers au pied du Cithéron5
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,
De la nature entière exécrable assemblage,
Unissait contre nous l’artifice à la rage.
Il n’était qu’un moyen d’en préserver ces lieux.
D’un sens embarrassé dans des mots captieux6,
Le monstre chaque jour dans Thèbe7 épouvantée
Proposait une énigme avec art concertée ;
Et si quelque mortel voulait nous secourir,
Il devait voir le monstre et l’entendre8 ou périr.
À cette loi terrible il nous fallut souscrire ;
D’une commune voix Thèbe offrit son empire9
À l’heureux interprète inspiré par les dieux,
Qui nous dévoilerait ce sens mystérieux.
Nos sages, nos vieillards, séduits par l’espérance,
Osèrent sur la foi d’une vaine science,
Du monstre impénétrable affronter le courroux ;
Nul d’eux ne l’entendit ; ils expirèrent tous.
Mais Œdipe héritier du sceptre de Corinthe,
Jeune et dans l’âge heureux qui méconnaît la crainte,
Guidé par la fortune en ces lieux pleins d’effroi
Vint, vit ce monstre affreux, l’entendit, et fut roi.
Il vit, il règne encor. […]1 Sphinx : monstre fabuleux que l’on trouve en Égypte et en Grèce. En Égypte, le Sphinx était une statue colossale représentant généralement un lion accroupi, à poitrine et à tête humaine. La mythologie grecque a placé le Sphinx aux environs de Thèbes, et lui a ajouté des ailes d’aigle. Ce monstre était une jeune fille qui proposait une énigme à deviner.
2 Empire : le pouvoir en place à Thèbes.
3 Ministre : serviteur.
4 Industrieux : ingénieux, inventif.
5 Cithéron : montagne proche de Thèbes, où les mythes situent le Sphinx.
6 Des mots captieux : des mots qui séduisent par de belles et fausses apparences.
7 Thèbe : Thèbes (orthographe sans « s » adoptée par Voltaire pour que l’alexandrin comporte douze syllabes).
8 Entendre : comprendre, même sens aux vers 28 et 32.
9 Empire : pouvoir de gouverner la cité.
José Maria de Heredia (1842-1905), « Sphinx », Les Trophées (1893)
Dans ce poème, le héros qui se présente devant le Sphinx n’est pas Œdipe.
Sphinx
Au flanc du Cithéron1, sous la ronce enfoui,
Le roc s’ouvre, repaire2 où resplendit au centre
Par l’éclat des yeux d’or, de la gorge et du ventre,
La Vierge aux ailes d’aigle et dont nul n’a joui.Et l’Homme s’arrêta sur le seuil, ébloui.
— Quelle est l’ombre qui rend plus sombre encor mon antre3 ?
— L’Amour. — Es-tu le Dieu ? — Je suis le Héros. — Entre ;
Mais tu cherches la mort. L’oses-tu braver ? — Oui.Bellérophon4 dompta la Chimère farouche.
— N’approche pas. — Ma lèvre a fait frémir ta bouche…
— Viens donc ! Entre mes bras tes os vont se briser ;Mes ongles dans ta chair… — Qu’importe le supplice,
Si j’ai conquis la gloire et ravi le baiser ?
— Tu triomphes en vain, car tu meurs. — Ô délice !…1 Cithéron : montagne proche de Thèbes, où les mythes situent le Sphinx.
2 Repaire : lieu qui sert de refuge aux animaux sauvages.
3 Antre : caverne.
4 L’Homme se compare à Bellérophon, un autre héros de la mythologie grecque, qui tua la Chimère, un monstre à la fois lion, dragon et chèvre ; elle était, selon les sources, fille ou sœur du Sphinx.
Albert Samain (1858-1900), « Le Sphinx », Symphonie héroïque (1900)
Le Sphinx
Seul, sur l’horizon bleu vibrant d’incandescence,
L’antique Sphinx s’allonge, énorme et féminin.
Dix mille ans ont passé ; fidèle à son destin,
Sa lèvre aux coins serrés garde l’énigme immense.De tout ce qui vivait au jour de sa naissance,
Rien ne reste que lui. Dans le passé lointain,
Son âge fait trembler le songeur incertain ;
Et l’ombre de l’histoire à son ombre commence.Accroupi sur l’amas des siècles révolus,
Immobile au soleil, dardant ses seins aigus,
Sans jamais abaisser sa rigide paupière,Il songe, et semble attendre avec sérénité
L’ordre de se lever sur ses pattes de pierre,
Pour rentrer à pas lents dans son éternité.
Jean Cocteau (1889-1963), La Machine infernale, acte II (1932). Extrait.
Dans cette pièce, le Sphinx est une jeune fille, tombée sous le charme d’Œdipe, mais celui-ci lui résiste. Elle le tient alors dans un état de paralysie et lui fait connaître les souffrances qu ’elle lui infligerait si elle lui faisait subir le sort des autres hommes tombés en son pouvoir. Le chien Anubis, dieu égyptien de la mort, veille au respect des consignes données par les dieux : il n’est pas question de s’attendrir sur les humains.
LE SPHINX : Ensuite, je te commanderais d’avancer un peu et je t’aiderais en desserrant tes jambes. Là ! Et je t’interrogerais. Je te demanderais, par exemple : « Quel est l’animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ? » Et tu chercherais, tu chercherais. À force de chercher, ton esprit se poserait sur une petite médaille de ton enfance, ou tu répéterais un chiffre, ou tu compterais les étoiles entre ces deux colonnes détruites ; et je te remettrais au fait en te dévoilant l’énigme.
Cet animal est l’homme qui marche à quatre pattes lorsqu’il est enfant, sur deux pattes quand il est valide, et lorsqu’il est vieux, avec la troisième patte d’un bâton.ŒDIPE : C’est trop bête !
LE SPHINX : Tu t’écrierais : « C’est trop bête ! » Vous le dites tous. Alors puisque cette phrase confirme ton échec, j’appellerais Anubis, mon aide. Anubis !
Anubis paraît, les bras croisés, la tête de profil, debout à droite du socle.
ŒDIPE : Oh ! Madame… Oh ! Madame ! Oh ! non ! non ! non ! non, madame !
LE SPHINX : Et je te ferais mettre à genoux. Allons… Allons… là, là… Sois sage. Et tu courberais la tête… et l’Anubis s’élancerait. Il ouvrirait ses mâchoires de loup !
Œdipe pousse un cri.
J’ai dit : courberais, s’élancerait… ouvrirait… N’ai-je pas toujours eu soin de m’exprimer sur ce mode ? Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette face d’épouvante ? C’était une démonstration, Œdipe, une simple démonstration. Tu es libre.
ŒDIPE : Libre !
(Il remue un bras, une jambe… il se lève, il titube, il porte la main à sa tête.)
ANUBIS : Pardon, Sphinx. Cet homme ne peut sortir d’ici sans subir l’épreuve.
LE SPHINX : Mais…
ANUBIS : Interroge-le…
ŒDIPE : Mais…
ANUBIS : Silence ! Interroge cet homme.
Un silence. Œdipe tourne le dos, immobile.
LE SPHINX : Je l’interrogerai… je l’interrogerai… C’est bon. (Avec un dernier regard de surprise vers Anubis.) Quel est l’animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ?
ŒDIPE : L’homme parbleu ! qui se traîne à quatre pattes lorsqu’il est petit, qui marche sur deux pattes lorsqu’il est grand et qui, lorsqu’il est vieux, s’aide avec la troisième patte d’un bâton.
Le Sphinx roule sur le socle.
ŒDIPE, prenant sa course vers la droite :
Vainqueur !Il s’élance et sort par la droite. Le Sphinx glisse dans la colonne, disparaît derrière le mur, reparaît sans ailes.
LE SPHINX : Œdipe ! Où est-il ? Où est-il ?
ANUBIS : Parti, envolé. Il court à perdre haleine proclamer sa victoire.
LE SPHINX : Sans un regard vers moi, sans un geste ému, sans un signe de reconnaissance.
ANUBIS : Vous attendiez-vous à une autre attitude ?
LE SPHINX : L’imbécile ! Il n’a donc rien compris.
ANUBIS : Rien compris.
Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Quelles sont les caractéristiques principales des sphinx dans les textes du corpus ?
Proposition de corrigé
Le sphinx ou sphinge est une figure mythique qui regroupe deux apparences distinctes. Dans l’Égypte antique, c’est un animal fabuleux à corps de lion et tête d’homme (le plus souvent de pharaon). Dans la mythologie grecque, c’est une créature féminine malfaisante associée au mythe d’Œdipe. Ces deux manifestations sont présentes dans les textes du corpus. L’une est rattachée aux réécritures du mythe œdipien : la scène 1 de l’Acte I de l’Œdipe de Voltaire publié en 1718, le poème « Sphinx » de José Maria de Heredia tiré des Trophées paru en 1893, et d’un extrait de l’Acte II de La Machine infernale de Jean Cocteau de 1932. Le dernier texte, « Le Sphinx », tiré de Symphonie héroïque d’Albert Samain publié en 1900 est une évocation de la statuaire monumentale égyptienne. Quelles caractéristiques de cet être fabuleux ont donc retenues les auteurs ?
Intéressons-nous d’abord à l’aspect physique de cette créature. Elle apparaît comme un être hybride. Voltaire la décrit comme « aigle, femme et lion ». Heredia évoque « La Vierge aux ailes d’aigle ». Samain est encore moins précis, il suggère un corps « énorme et féminin », confirmé par des « seins aigus » appartenant aussi au règne animal par « ses pattes de pierre ». Chez Cocteau, il faut glaner dans les didascalies pour comprendre que c’est une statue sur son « socle », que c’est une femme puisque son serviteur Anubis l’appelle « Madame », et qu’elle est dotée d’ailes qu’elle perd après la résolution de l’énigme. Si dans les deux premiers textes, la sphinge est un animal monstrueux tapi dans son antre, les deux derniers textes la représentent sous la forme d’une statue, à taille humaine pour Cocteau, monumentale pour Samain.
Au moral, c’est un monstre. Voltaire perpétue la tradition de l’être difforme et malfaisant « du courroux des dieux ministre épouvantable ». Instrument du châtiment divin, la sphinge est une tueuse d’hommes. Heredia fait évoluer le personnage mythique vers un éternel féminin, cruel tourmenteur de la libido masculine. Avec Cocteau, elle devient carrément une jeune fille désireuse de séduire le premier beau jeune homme qui passera à portée. Anubis lui rappelle à tout moment qu’elle est un outil de la vengeance implacable des dieux. Seul Samain en fait l’imposante et inoffensive spectatrice qui renvoie l’homme à la fragilité de son existence. Enfin les quatre textes sont d’accord sur son caractère énigmatique explicite ou implicite.
Ces réécritures du mythe nous montrent une certaine continuité. Elles s’inscrivent dans l’une ou l’autre des mythologies. Seul Cocteau mélange les filiations grecque et égyptienne. Pourtant le symbolisme évolue nettement au fur et à mesure que nous nous rapprochons de l’époque contemporaine. Dans la tragédie antique et classique, la sphinge est une irruption du monde des dieux dans l’existence humaine. Signe de la fatalité, elle renvoie aux hommes l’énigme de leur destin. Avec le romantisme, elle se mue en succube, en avatar vampirique. En même temps elle tend à devenir une simple image de la femme incompréhensible à l’homme. C’est cette cruauté fascinante et obscure qui reste le fil conducteur.
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous ferez le commentaire de l’extrait de la Machine infernale de Cocteau (texte D).
Dissertation
Les écrivains peuvent-ils encore nous surprendre lorsqu’ils s’emparent d’un mythe souvent réécrit ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus et sur les textes et œuvres d’art que vous avez étudiés en classe ou rencontrés au cours de vos lectures et recherches personnelles.
Écriture d’invention
Imaginez, sous la forme d’un monologue intérieur, les réflexions et la méditation d’un monument installé depuis longtemps dans un lieu de votre choix : il s’interroge par exemple sur sa raison d’être, le comportement des hommes, son devenir, etc.