Bac de français 2017 (Pondichéry, séries S et ES)
Corrigé du commentaire
Émile Zola (1840-1902), Lettre à la jeunesse, 1897
Jeunesse, jeunesse ! souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères ont donné de leur intelligence et de leur sang. Tu n’es pas née sous la tyrannie, tu ignores ce que c’est que de se réveiller chaque matin avec la botte d’un maître sur la poitrine, tu ne t’es pas battue pour échapper au sabre du dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La dictature est au bout.
Jeunesse, jeunesse ! sois toujours avec la justice. Si l’idée de justice s’obscurcissait en toi, tu irais à tous les périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos Codes, qui n’est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des hommes est faillible et qui admet l’innocence possible d’un condamné1, sans croire insulter les juges. N’est-ce donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que justice soit faite, si ce n’est toi qui n’es pas dans nos luttes d’intérêts et de personnes, qui n’es encore engagée ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?
Jeunesse, jeunesse ! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous disons qu’un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s’en brise d’angoisse. Que l’on admette un seul instant l’erreur possible, en face d’un châtiment à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les larmes coulent des yeux. Certes, les garde-chiourmes2 restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s’il est quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa cause et de le délivrer ? Qui donc, si ce n’est toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse, et superbe, tiendra tête à un peuple, au nom de l’idéale justice ? Et n’es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent, qui fassent aujourd’hui ta besogne de généreuse folie ?
Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ?
— Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice !1 L’innocence possible d’un condamné : le capitaine Dreyfus fut condamné injustement au bagne pour espionnage en 1894.
2 Garde-chiourmes : gardiens de bagnards ou de prisonniers.
Proposition de corrigé
Il s’agit d’un canevas volontairement non rédigé pour mettre en valeur les principaux éléments issus de l’analyse selon la méthode recommandée par le site.
Introduction :
- Situer le texte à commenter : Engagé dans le combat pour la démonstration de l’innocence du capitaine Dreyfus, Émile Zola est bouleversé de voir des jeunes gens parmi les manifestants qui insultent avec violence Dreyfus et ses défenseurs. En réaction, l’écrivain publie le 14 décembre 1897 la Lettre à la jeunesse dont voici les derniers paragraphes.
- Quel est le thème du texte ? Une exhortation à rejoindre le camp des dreyfusards pour redresser une erreur judiciaire.
- Quel est son genre littéraire ? Un discours en forme de lettre ouverte.
- Quel est son type ? Argumentatif.
- Quelle est sa tonalité ou registre littéraire ? Lyrique et épique.
- Ses caractères remarquables, thématiques et/ou formels, c’est-à-dire ce qui fonde l’intérêt de l’étude, et ce qui oriente le parcours de lecture ? Zola, écrivain naturaliste, emploie ici la thématique romantique de la révolte assortie de déclarations solennelles et exaltées.
Annonce du plan : Ici on peut suivre le schéma argumentatif du texte souligné par la division en paragraphes.
- Implicitement, les dangers de l’anti-dreyfusisme.
- L’appel à la vraie justice.
- L’appel à l’action généreuse.
Développement :
1 – Implicitement, les dangers de l’anti-dreyfusisme.
a) Le combat courageux des pères autorise la contestation aujourd’hui.
Argument d’autorité (force de la tradition républicaine)
Mise en valeur des « pères » par présentatif en fin de période.
Argument des paliers
Rapport de cause à effet (ce qui a été conjuré hier peut arriver aujourd’hui)
Champ lexical du conflit.
b) Se tromper de camp conduit à la dictature
Champs lexicaux de la coercition et de la morale.
2 – L’appel à la vraie justice.
a) La loi est nécessaire mais non suffisante.
Désaccord/accord entre actes et paroles.
b) Elle doit être transcendée par le recours à une Justice supérieure.
Appel aux valeurs supérieures.
Interrogations oratoires culpabilisantes.
Champ lexical judiciaire.
« Justice » répétée cinq fois.
3 – L’appel à l’action généreuse.
a) Le respect de la présomption d’innocence.
Prise à témoin
Anaphores binaires (affectives) en tête de paragraphes, verbes injonctifs, utilisation de l’impératif, nombreux rythmes binaires (affectifs), interrogations oratoires.
Dévalorisation de l’adversaire par une modalisation péjorative.
b) L’appel au combat héroïque.
Appel aux valeurs supérieures de sacrifice, de bien commun.
Puissante antithèse entre vocabulaire mélioratif opposé au dénigrement de la cause adverse pour créer l’enthousiasme.
Rupture syntaxique finale : le questionnement continuel s’achève par une réponse en forme de slogan.
Rythme ternaire final (solennité), progression (verbes de mouvement répétés trois fois) partant de l’affectif et du chaos vers des valeurs symboliques d’unité.
Conclusion :
Un sermon laïque pour convertir la jeunesse. Une argumentation affective rigoureusement ordonnée et progressive. Zola est ici un émule de Victor Hugo dont il reprend le romantisme socialiste et universaliste.
Cette tentative d’utiliser les étudiants dans le combat politique a depuis fait florès. Elle fait suite aux romans de Vallès, Le Bachelier et L’Insurgé et se poursuivra avec Les Déracinés de Barrès sans oublier l’embrigadement de la jeunesse dans les grands mouvements du XXe siècle.