Sujets du bac de français 2017
Centres étrangers : Amérique du Nord
Séries S et ES
Objet d’étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours
Corpus :
- Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre deuxième, 1839.
- Émile Zola, Paris, livre cinquième, chapitre V, 1898.
- André Gide, L’Immoraliste, première partie, chapitre IV, 1902.
- Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, troisième partie, 1951.
Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre deuxième, 1839.
(Veuve à l’âge de trente et un ans, la comtesse Pietranera retourne vivre dans le château familial de Grianta, sur les bords du lac de Côme dans le nord de l’Italie, où elle retrouve son neveu préféré, Fabrice.)
La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs : la villa Melzi de l’autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue ; au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité : aspects sublimes et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égale, mais ne surpasse point. C’était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. Le lac de Côme, se disait-elle, n’est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l’argent et la spéculation. Ici de tous côtés je vois des collines d’inégales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plantés par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste1. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’élève l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l’œil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu’ailleurs. Par-delà ces collines, dont le faîte2 offre des ermitages3 qu’on voudrait tous habiter, l’œil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie et ce qu’il en faut pour accroître la volupté présente. L’imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres : ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l’homme : La vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n’ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son cœur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d’années sans revoir le lac. Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait réfugié !
1 Le Tasse et L’Arioste : poètes italiens de la Renaissance.
2 Faîte : le point le plus élevé.
3 Ermitage : demeure isolée.
Émile Zola, Paris, livre cinquième, chapitre V, 1898.
(Dans son roman Paris, Émile Zola raconte la quête de justice sociale de son personnage principal, Pierre Froment. À la fin du livre, le héros est réuni avec toute sa famille : son épouse Marie, son fils Jean, sa mère (Mère-Grand), son frère Guillaume et les trois fils de ce dernier. Tous contemplent, depuis les hauteurs de Montmartre, le paysage de la ville.)
Marie eut un léger cri d’admiration, montrant Paris du geste.
« Voyez donc ! Voyez donc ! Paris tout en or, Paris couvert de sa moisson d’or ! »
Chacun s’exclama, car l’effet était vraiment d’une extraordinaire magnificence, cet effet que Pierre avait déjà remarqué, le soleil oblique noyant l’immensité de Paris d’une poussière d’or. Mais, cette fois, ce n’étaient plus les semailles, le chaos des toitures et des monuments tel qu’une brune terre de labour, défrichée par quelque charrue géante, le divin soleil jetant à poignées ses rayons, pareils à des grains d’or, dont les volées s’abattaient de toutes parts. Et ce n’était pas non plus la ville avec ses quartiers distincts, à l’est les quartiers du travail embrumés de fumées grises, au sud ceux des études d’une sérénité lointaine, à l’ouest les quartiers riches, larges et clairs, au centre les quartiers marchands, aux rues sombres. Il semblait qu’une même poussée de vie, qu’une même floraison avait recouvert la ville entière, l’harmonisant, n’en faisant qu’un même champ sans bornes, couvert de la même fécondité. Du blé, du blé partout, un infini de blé dont la houle d’or roulait d’un bout de l’horizon à l’autre. Et le soleil oblique baignait ainsi Paris entier d’un égal resplendissement, et c’était bien la moisson, après les semailles.
« Voyez donc ! Voyez donc ! reprit Marie, pas un coin qui ne porte sa gerbe, jusqu’aux plus humbles toitures qui sont fécondes, et partout la même richesse d’épis, comme s’il n’y avait plus là qu’une même terre, réconciliée et fraternelle… Ah ! mon Jean, mon petit Jean, regarde, regarde comme c’est beau ! »
Pierre, frémissant, était venu se serrer contre elle. Et Mère-Grand souriait, ainsi que Bertheroy1, à tout cet avenir qu’ils ne verraient pas ; tandis que, derrière Guillaume attendri, les trois grands fils, les trois colosses, restaient graves, en plein labeur et en plein espoir.
Alors, Marie, d’un beau geste d’enthousiasme, leva son enfant très haut, au bout de ses deux bras, l’offrit à Paris immense, le lui donna en auguste cadeau.
« Tiens ! Jean, tiens ! mon petit, c’est toi qui moissonneras tout ça et qui mettras la récolte en grange ! »
Paris flambait, ensemencé de lumière par le divin soleil, roulant dans sa gloire la moisson future de vérité et de justice.
1 Bertheroy est un ami de la famille Froment.
André Gide, L’Immoraliste, première partie, chapitre IV, 1902.
(Michel, le narrateur du récit, tombe gravement malade au cours de son voyage de noces en Algérie. Pour l’aider à recouvrer la santé, son épouse Marceline l’emmène profiter du grand air au cours d’une promenade.)
Marceline, cependant, qui voyait avec joie ma santé enfin revenir, commençait depuis quelques jours à me parler des merveilleux vergers de l’oasis. Elle aimait le grand air et la marche. La liberté que lui valait ma maladie lui permettait de longues courses dont elle revenait éblouie ; jusqu’alors elle n’en parlait guère, n’osant m’inciter à l’y suivre et craignant de me voir m’attrister au récit de plaisirs dont je n’aurais pu jouir déjà. Mais, à présent que j’allais mieux, elle comptait sur leur attrait pour achever de me remettre. Le goût que je reprenais à marcher et à regarder m’y portait. Et dès le lendemain nous sortîmes ensemble.
Elle me précéda dans un chemin bizarre et tel que dans aucun pays je n’en vis jamais de pareil. Entre deux assez hauts murs de terre il circule comme indolemment ; les formes des jardins, que ces hauts murs limitent, l’inclinent à loisir ; il se courbe ou brise sa ligne ; dès l’entrée, un détour vous perd ; on ne sait plus ni d’où l’on vient, ni où l’on va. L’eau fidèle de la rivière suit le sentier, longe un des murs ; les murs sont faits avec la terre même de la route, celle de l’oasis entière, une argile rosâtre ou gris tendre, que l’eau rend un peu plus foncée, que le soleil ardent craquelle et qui durcit à la chaleur, mais qui mollit dès la première averse et forme alors un sol plastique où les pieds nus restent inscrits. – Par-dessus les murs, des palmiers. À notre approche, des tourterelles y volèrent. Marceline me regardait.
J’oubliais ma fatigue et ma gêne. Je marchais dans une sorte d’extase, d’allégresse silencieuse, d’exaltation des sens et de la chair. À ce moment, des souffles légers s’élevèrent ; toutes les palmes s’agitèrent et nous vîmes les palmiers les plus hauts s’incliner ; – puis l’air entier redevint calme, et j’entendis distinctement, derrière le mur, un chant de flûte. – Une brèche au mur ; nous entrâmes.
C’était un lieu plein d’ombre et de lumière ; tranquille, et qui semblait comme à l’abri du temps ; plein de silences et de frémissements, bruit léger de l’eau qui s’écoule, abreuve les palmiers, et d’arbre en arbre fuit, appel discret des tourterelles, chant de flûte dont un enfant jouait. Il gardait un troupeau de chèvres ; il était assis, presque nu, sur le tronc d’un palmier abattu ; il ne se troubla pas à notre approche, ne s’enfuit pas, ne cessa qu’un instant de jouer.
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, troisième partie, 1951.
(Dans les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar fait revivre le personnage historique d’Hadrien, empereur de Rome au IIe siècle, en rédigeant, à la première personne, les mémoires fictifs qu’il aurait pu écrire. Dans cet extrait, Hadrien se remémore une nuit qu’il a passée à la belle étoile dans le désert de Syrie.)
Une fois dans ma vie, j’ai fait plus : j’ai offert aux constellations le sacrifice d’une nuit tout entière. Ce fut après ma visite à Osroès1, durant la traversée du désert syrien. Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l’aube à ce monde de flamme et de cristal. Ce fut le plus beau de mes voyages. Le grand astre de la constellation de la Lyre2, étoile polaire3 des hommes qui vivront quand depuis quelques dizaines de milliers d’années nous ne serons plus, resplendissait sur ma tête. Les Gémeaux luisaient faiblement dans les dernières lueurs du couchant ; le Serpent précédait le Sagittaire ; l’Aigle montait vers le zénith, toutes ailes ouvertes, et à ses pieds cette constellation non désignée encore par les astronomes, et à laquelle j’ai donné depuis le plus cher des noms4. La nuit, jamais tout à fait aussi complète que le croient ceux qui vivent et qui dorment dans les chambres, se fit plus obscure, puis plus claire. Les feux, qu’on avait laissé brûler pour effrayer les chacals, s’éteignirent ; ce tas de charbons ardents me rappela mon grand-père debout dans sa vigne, et ses prophéties devenues désormais présent5, et bientôt passé. J’ai essayé de m’unir au divin sous bien des formes ; j’ai connu plus d’une extase ; il en est d’atroces ; et d’autres d’une bouleversante douceur. Celle de la nuit syrienne fut étrangement lucide. Elle inscrivit en moi les mouvements célestes avec une précision à laquelle aucune observation partielle ne m’aurait jamais permis d’atteindre.
1 Osroès est le chef de l’Empire parthe, voisin et rival de l’Empire romain, à qui Hadrien vient de rendre une visite officielle.
2 La Lyre, les Gémeaux, le Serpent, le Sagittaire et l’Aigle sont des constellations.
3 Hadrien fait allusion au pôle nord céleste, dont la position exacte change lentement avec les siècles.
4 Plusieurs années après cette nuit syrienne, Hadrien nommera cette constellation du nom de son amant : Antinoüs.
5 Son grand-père avait prédit à Hadrien qu’il serait empereur.
Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :
Comment sont montrés, dans chacun de ces quatre textes, les sentiments positifs ressentis par les personnages ?
Proposition de corrigé
Le roman s’attache à révéler les sentiments qui habitent ses personnages quand il recourt à la focalisation interne.
Les quatre extraits proposés :
– le premier tiré du chapitre deuxième de La Chartreuse de Parme de Stendhal publiée en 1839 ;
– le second du chapitre V, du livre cinquième de Paris d’Émile Zola, paru en 1898 ;
– le troisième du chapitre IV de la première partie de L’Immoraliste d’André Gide rédigé en 1902 ;
– le quatrième de la troisième partie des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar édité en 1951,
ne dérogent pas à ce souci.
Ils rapportent les émotions ressenties par les personnages qui découvrent des lieux surprenants. Ces paysages conduisent les héros à contempler la nature et à vivre un moment hors du temps.
Stendhal nous décrit les premiers émois amoureux de la comtesse Sanseverina pour son jeune neveu Fabrice. Aussitôt sa passion naissante colore les paysages du lac de Côme. Gina projette sa nouvelle ardeur à vivre et son bonheur sur les lieux. La jeune femme les qualifie d’« enchanteurs ». Une des rives est « voluptueuse ». Le paysage offre des « aspects sublimes et gracieux », il produit un « ravissement » jadis éprouvé lors de la jeunesse de l’intéressée. « Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. » Cette nature sauvegardée invite à jouir du temps présent, à s’abandonner au fameux carpe diem.
Zola se sert d’un coucher de soleil qui enlumine et unifie Paris étalé au pied de la butte Montmartre pour faire jaillir l’exaltation, la communion fraternelle dans les cœurs de son prêtre défroqué et de sa famille en quête de justice sociale. Il utilise la métaphore filée du champ de blé, à la fois fruit du travail des hommes et spectacle naturel aux ors flamboyants. Les spectateurs vibrent à l’unisson dans la paix et la récompense de leurs longs et patients efforts. La scène se clôt par l’offrande de l’enfant par sa mère, geste religieux des paysans consacrant les prémices de leurs récoltes à la déesse mère, ici la ville de Paris.
Gide nous emmène avec son héros convalescent dans les chemins secrets d’une oasis algérienne. Il sollicite notre attention en nous intriguant d’abord par ce « chemin bizarre et tel que dans aucun pays je n’en vis jamais de pareil. » Le labyrinthe invite à ralentir, à savourer l’instant. Pour un moment d’ailleurs, les temps du passé font place à un présent de narration. Le narrateur reprend conscience de son corps : « J’oubliais ma fatigue et ma gêne. Je marchais dans une sorte d’extase, d’allégresse silencieuse, d’exaltation des sens et de la chair. » Cette expérience de santé physique et morale retrouvée culmine avec la découverte du jeune joueur de flûte, en un enclos « qui semblait comme à l’abri du temps ». Le berger, presque nu, n’a pas changé depuis l’Antiquité. C’est un peu le jardin primitif d’Éden, lieu du bonheur sensuel d’avant la faute.
L’empereur Hadrien, chez Marguerite Yourcenar, est fasciné par la voûte céleste nocturne. Il en oublie sa réalité corporelle dans une « extase » néanmoins « lucide » au point d’inscrire de manière indélébile dans sa mémoire la carte du ciel. Cette confrontation avec les espaces sidéraux, loin de l’anéantir, lui permet de s’« unir au divin ».
Tous ces textes relatent, de manière explicite comme le dernier ou implicite comme les trois autres, une expérience du sacré. En effet chaque auteur prend soin de noter combien l’âme peut vibrer quand les émotions esthétiques s’emparent d’elle par l’intermédiaire des sens. Même chez les personnes frustes, dès que l’esprit peut échapper à l’immédiateté des sensations, il découvre une aura mystique qui transcende les lieux et le temps. Les personnages savourent alors le bonheur de la contemplation.
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous commenterez l’extrait de L’Immoraliste d’André Gide (texte C).
Dissertation
Dans un roman, la description des lieux environnant les personnages a-t-elle pour seule fonction de traduire les sentiments de ces personnages ?
Vous répondrez à cette question en vous aidant d’exemples tirés du corpus et de vos connaissances personnelles.
Écriture d’invention
Imaginez que le texte d’Émile Zola commence par : « Marie eut un cri d’effroi, montrant Paris du geste ». À partir de cette phrase d’amorce, proposez une autre vision de la ville ; vous décrirez ce que voit et ressent le personnage.
Série L
Objets d’étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours ; les réécritures, du XVIIe siècle jusqu’à nos jours
Corpus :
- Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, Contes cruels, « L’Inconnue », 1880.
- Marcel Proust, À L’Ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième partie, 1919.
- Louis Aragon, Aurélien, chapitre XVI, 1944.
- Delphine de Vigan, Les Heures souterraines, dernier chapitre, 2009.
Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, Contes cruels, « L’Inconnue », 1880.
(Le personnage principal de la nouvelle a aperçu une femme d’une grande beauté au cours d’un spectacle parisien. À la fin de la représentation, il attend l’inconnue dans le hall du théâtre.)
Et toute cette assemblée1 s’évanouit bientôt, peu à peu, sans que la jeune femme apparût.
L’avait-il donc laissée s’enfuir sans la reconnaître !…
Non ! C’était impossible. – Un vieux domestique, poudré, couvert de fourrures, se tenait encore dans le vestibule. Sur les boutons de sa livrée noire brillaient les feuilles d’ache2 d’une couronne ducale.
Tout à coup au haut de l’escalier solitaire, elle parut ! Seule ! Svelte, sous un manteau de velours et les cheveux cachés par une mantille3 de dentelle, elle appuyait sa main gantée sur la rampe de marbre. Elle aperçut Félicien debout auprès d’une statue, mais ne sembla pas se préoccuper davantage de sa présence.
Elle descendit paisiblement. Le domestique s’étant approché, elle prononça quelques paroles à voix basse. Le laquais s’inclina et se retira sans plus attendre. L’instant d’après, on entendit le bruit d’une voiture qui s’éloignait. Alors elle sortit. Elle descendit, toujours seule, les marches extérieures du théâtre. Félicien prit à peine le temps de jeter ces mots à son valet de chambre :
– Rentrez seul à l’hôtel.
En un moment, il se trouva sur la place des Italiens, à quelques pas de cette dame ; la foule s’était dissipée, déjà, dans les rues environnantes ; l’écho lointain des voitures s’affaiblissait.
Il faisait une nuit d’octobre, sèche, étoilée.
L’inconnue marchait, très lente et comme un peu habituée. – La suivre ? Il le fallait, il s’y décida. Le vent d’automne lui apportait le parfum d’ambre très faible qui venait d’elle, le traînant et sonore froissement de la moire4 sur l’asphalte.
Devant la rue Monsigny, elle s’orienta une seconde, puis marcha, comme indifférente, jusqu’à la rue de Grammont déserte et à peine éclairée.
Tout à coup le jeune homme s’arrêta ; une pensée lui traversa l’esprit. C’était une étrangère, peut-être !
Une voiture pouvait passer et l’emporter à tout jamais ! Demain, se heurter aux pierres d’une ville, toujours ! Sans la retrouver !
Être séparé d’elle, sans cesse, par le hasard d’une rue, d’un instant qui peut durer l’éternité ! Quel avenir ! Cette pensée le troubla jusqu’à lui faire oublier toute considération de bienséance.
Il dépassa la jeune femme à l’angle de la sombre rue ; alors il se retourna, devint horriblement pâle et, s’appuyant au pilier de fonte du réverbère, il la salua ; puis, très simplement, pendant qu’une sorte de magnétisme charmant sortait de tout son être :
– Madame, dit-il, vous le savez ; je vous ai vue, ce soir, pour la première fois. Comme j’ai peur de ne plus vous revoir, il faut que je vous dise – (il défaillait) – que je vous aime ! acheva-t-il à voix basse, et que, si vous passez, je mourrai sans redire ces mots à personne.1 Assemblée : la foule des spectateurs en train de sortir du théâtre.
2 Ache : plante verte dont la représentation symbolise le titre noble de duc.
3 Mantille : large écharpe qui couvre la tête et les épaules.
4 Moire : étoffe brillante.
Marcel Proust, À L’Ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième partie, 1919.
(Le narrateur se souvient de belles inconnues rencontrées fugitivement lors d’un séjour à Balbec1 en compagnie de sa grand-mère et plus tard à Paris.)
Si j’avais pu descendre parler à la fille que nous croisions, peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n’avais pas distingué ? (Et alors, tout effort pour pénétrer dans sa vie m’eût semblé soudain impossible. Car la beauté est une suite d’hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route que nous voyions déjà s’ouvrir sur l’inconnu.) Peut-être un seul mot qu’elle eût dit, un sourire, m’eussent fourni une clef, un chiffre2 inattendus, pour lire l’expression de sa figure et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales. C’est possible, car je n’ai jamais rencontré dans la vie des filles aussi désirables que les jours où j’étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que j’inventais je ne pouvais quitter : quelques années après celle où j’allais pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu’il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu’il y ait sans doute, et sautant à terre sans m’excuser, je me mis à la recherche de l’inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin3 que j’évitais partout et qui, heureuse et surprise, s’écria : « Oh ! comme c’est aimable d’avoir couru pour me dire bonjour ! ».
Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j’assurais à ma grand-mère, à Mme de Villeparisis4 qu’à cause d’un grand mal de tête il valait mieux que je rentrasse seul à pied. Elles refusaient de me laisser descendre. Et j’ajoutais la belle fille (bien plus difficile à retrouver que ne l’est un monument, car elle était anonyme et mobile) à la collection de toutes celles que je me promettais de voir de près.
1 Balbec : station balnéaire fictive située en Normandie.
2 Chiffre : code.
3 Mme Verdurin : une connaissance du narrateur qui tient un salon mondain parisien.
4 Mme de Villeparisis : une amie de la grand-mère du narrateur.
Louis Aragon, Aurélien, chapitre XVI, 1944.
(Aurélien est amoureux de Bérénice, une jeune femme mariée à un pharmacien provincial. Après s’être blessé le doigt, il déambule dans les rues parisiennes allant de pharmacie en pharmacie tout en tentant d’oublier la femme aimée.)
Il ne pleuvait plus. Les premières lumières des étalages se reflétaient dans la rue mouillée. Les gens marchaient vite à cause du froid. Aurélien se trouva sur le trottoir avec les boules de gomme1 dans une poche et la teinture d’iode2 dans l’autre. Sans réfléchir, il prit la direction de chez lui, comme si quand on s’est chargé de boules de gomme et de teinture d’iode on n’avait plus qu’à rentrer à la maison. Comme il arrivait place du Théâtre-Français, il se rendit compte de ce qu’il y avait d’imbécile et de machinal dans sa conduite. Il se surprit encore à se mettre une boule de gomme entre les dents, et en fut agacé. Il se sentit plus désœuvré que nature et craignit un retour offensif de Bérénice, Allez ! se dit-il, sur le ton des grandes décisions.
Ce Allez ! c’était un signal qu’il se donnait toujours quand il décidait de jouer à un jeu qui peuplait sa solitude dans les rues. Tous les hommes connaissent ce jeu-là : on suit la première femme un peu possible qu’on a rencontrée, qui venait à votre rencontre, jusqu’à ce qu’elle tourne par exemple à gauche. Alors, à la première femme sans contre-indication qui vient en sens inverse, on quitte la toute première, et on suit la nouvelle en revenant sur ses pas. Ça peut naturellement se faire à droite comme à gauche. Se compliquer aussi d’un tas de règles qu’on s’invente, qu’on garde deux mois, trois mois, puis qu’on abandonne pour de nouvelles. Aurélien, qui, en tout ça, était resté très potache3 pour ses trente ans, était capable de tourner ainsi des heures et des heures dans Paris. Pour l’instant, suivant une grande bringue4 mal habillée, assez osseuse, mais joliment brusque dans ses mouvements, il se donnait la preuve qu’il ne pensait pas à Bérénice.
Jamais on ne peut bien détailler une femme comme on le fait en suivant une inconnue. On a à peine vu son visage, on essaye de se le figurer quand elle tourne légèrement la tête, et puis le peu de joue qu’on voit alors n’est gâché par rien, c’est facilement joli chez la femme cette attache du cou et de l’oreille. De dos on possède vraiment une inconnue, elle n’est pas défendue par son expression, il n’en reste que l’animal, la bête à courber ; on la soumet déjà à fixer son attention sur la nuque, la racine des cheveux.
1 Boules de gomme : médicament contre le mal de gorge.
2 Teinture d’iode : produit désinfectant.
3 Potache : farceur comme un jeune étudiant.
4 Bringue : terme familier pour désigner une fille.
Delphine de Vigan (née en 1966), Les Heures souterraines, dernier chapitre, 2009.
(Le roman raconte le destin parallèle d’un homme et d’une femme, qui ne se connaissent pas, mais partagent la même solitude urbaine. Dans le dénouement, ils se croisent sur un quai de métro.)
Quand le métro est arrivé, Thibault s’est assis en face d’elle pour continuer de l’observer. Pourquoi cette femme occupait à ce point son attention, il n’aurait pas su le dire. Ni pourquoi il avait envie de lui parler.
La femme fuyait son regard. El lui a semblé qu’elle devenait de plus en plus pâle, elle s’est redressée pour se tenir à la barre. Une dizaine de voyageurs sont montés à la station suivante, il a fallu relever son strapontin. Il a continué de la regarder et puis il s’est dit qu’il ne pouvait pas dévisager une femme de cette manière.
Il a sorti son portable de sa poche, vérifié encore une fois qu’il n’avait pas de message.Pendant quelques minutes il a baissé les yeux. Il a pensé à son appartement, à la chaleur de l’alcool qui envahirait bientôt ses membres, au bain qu’il ferait couler un peu plus tard dans la soirée. Il a pensé qu’il ne pouvait plus faire marche arrière. Il avait quitté Lila. Il l’avait fait.
Et puis de nouveau il a cherché cette femme, au-delà des corps amassés, ses yeux fébriles, ses cheveux blonds. Cette fois, il a rencontré son regard. Après quelques secondes il lui a semblé que le visage de cette femme se modifiait, de manière imperceptible, même si rien n’avait bougé, rien du tout, se modifiait dans une forme d’étonnement ou d’abandon, il n’aurait pas su dire.
Il lui a semblé que cette femme et lui partageaient le même épuisement, une absence à soi-même qui projetait le corps vers le sol. Il lui a semblé que cette femme et lui partageaient beaucoup de choses. C’était absurde et puéril, il a baissé les yeux.
Quand les portes se sont de nouveau ouvertes, la plupart des voyageurs sont descendus. Dans la foule compacte, il a cherché sa silhouette.
Le métro est reparti, la femme avait disparu.Pendant quelques minutes, il a fermé les yeux.
La rame a ralenti de nouveau, Thibault s’est levé. Par terre, quelque chose brillait. Il a ramassé une carte à jouer au nom étrange1, l’a tenue quelques secondes dans sa main.
Les portes se sont ouvertes, il est descendu du métro. Il a jeté la carte dans la première poubelle venue, puis s’est engagé dans les escaliers pour emprunter les couloirs de correspondance.Emporté par le flot dense et désordonné, il a pensé que la ville toujours imposerait sa cadence, son empressement et ses heures d’affluence, qu’elle continuerait d’ignorer ces millions de trajectoires solitaires, à l’intersection desquelles il n’y a rien, rien d’autre que le vide ou bien une étincelle, aussitôt dissipée.
1 Cette carte appartient à la femme qui la gardait précieusement comme un porte-bonheur.
Vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Vous direz quel type de scène romanesque proposent les textes du corpus et vous soulignerez les variations qu’en font les différents auteurs.
Proposition de corrigé
Le roman utilise couramment des intrigues amoureuses parce qu’elles sont riches d’émotions et donc très captivantes pour le lecteur. Ce type de récit présente des scènes de rencontre qui sont un topos du genre.
Les textes du corpus tirés :
- de la nouvelle, « L’Inconnue » des Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam, publiés en 1880 ;
- de la deuxième partie d’À L’Ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust paru en 1919 ;
- du chapitre XVI d’Aurélien de Louis Aragon, édité en 1944 ;
- du dernier chapitre des Heures souterraines de Delphine de Vigan, publiées en 2009 ;
sont des exemples de ces tentatives d’approche masculine.
De quelle manière les auteurs ont-ils tenté de renouveler ces scènes de genre ?
Tous les écrivains considèrent l’homme comme un chasseur, et la femme comme la proie qu’il convoite. L’homme se lance à la poursuite du gibier. C’est lui qui prend l’initiative.
Mais par la suite l’imprévu peut contrarier sa quête.
Villiers de l’Isle-Adam et Delphine de Vigan s’inscrivent dans la tradition romantique et sentimentale. Leurs personnages sont persuadés de vivre des instants qui peuvent bouleverser leur vie. Le premier cultive le mystère de la belle inconnue, son « magnétisme » qui subjugue son admirateur. Le personnage masculin, Félicien, présente tous les symptômes de la passion la plus vive : les exclamations traduisent son désarroi et sa peur de perdre l’être aimé, il « défaille » ; il en oublie la « bienséance » et prononce des paroles définitives où il est question d’amour et de mort.
La seconde raconte l’impossible rencontre, un autre thème qui relève du désenchantement romantique. Delphine de Vigan met en scène la malédiction urbaine : son héros Thibault est puissamment attiré par « cette femme » mais son regard reste « baissé », il ne peut rencontrer celui de la voyageuse qui l’intrigue. La foule isole les individus. Cette incommunicabilité tragique mais ordinaire est confirmée par l’ironie du sort. La carte porte-bonheur perdue par l’étrangère, et ramassée par son observateur, finit dans une poubelle.
Proust et Aragon se rattachent ici au courant réaliste qui cherche à relativiser ces rencontres, voire à s’en moquer. Ils exploitent le registre satirique. Le narrateur, chez Proust, n’est pas un aventurier téméraire. Il se laisse arrêter par ses objections intérieures, par sa timidité, autant de justifications à ses velléités d’abordage. Et quand il se lance impulsivement, il se fourvoie dans la ridicule poursuite d’une belle qui se révèle être « la vieille Mme Verdurin »1. De même il ne sait pas (ou ne veut pas vraiment) échapper à la sollicitude de sa grand-mère qui le prive d’occasions. Avec beaucoup d’humour il se résigne alors à ajouter ces virtualités à sa « collection ». Aurélien est assez ridicule dans sa quête pharmaceutique de Bérénice. Pour échapper à sa médiocrité « imbécile » et tenter d’oublier celle qu’il recherche, il se livre à un « jeu », suivre au hasard des jeunes femmes « un peu possible[s] », « sans contre-indication ». Cette poursuite permet toutes les illusions, le chasseur focalise sur des attributs physiques aperçus de dos ce qui lui évite d’avoir à affronter le regard, « l’expression » de l’inconnue.
Tous ces textes décrivent le désir masculin d’échapper à la solitude. Les hommes sont mis en mouvement par la beauté féminine, mais la plupart abaissent leur niveau d’exigence ou renoncent devant la difficulté à affronter un regard, une personne. La grande ville et les convenances sociales élèvent des murs dont les personnages masculins cherchent à s’accommoder pour rendre leur existence supportable.
1 Peut-être Proust reprend-il à son compte l’erreur que Flaubert attribuait à Frédéric Moreau. Cet antihéros, dans l’Éducation sentimentale, croit deviner à tort sa madone derrière une fenêtre éclairée.
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous commenterez le texte de Louis Aragon (texte C).
Dissertation
Quels plaisirs peut-on trouver dans la lecture de romans qui proposent des scènes, des motifs, ou des intrigues semblables ?
Vous développerez votre point de vue en vous appuyant sur la lecture du corpus et sur vos lectures personnelles.
Écriture d’invention
En vous inspirant des textes du corpus, écrivez à votre tour une scène du même type, mais vous adopterez cette fois-ci le point de vue féminin : une jeune femme décide de suivre un inconnu. Vous aurez soin de dévoiler ses actions, ses pensées et ses émotions. Votre récit sera écrit à la troisième personne.