Sujets du bac de français 2017 (Pondichéry)
Séries S et ES
Objet d’étude : la question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours
Corpus :
- Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655), L’Autre Monde : les États et Empires de la Lune, avant 1650.
- Nicolas Boileau (1636-1711), Art poétique, chant III, vers 373-390, 1674.
- Émile Zola (1840-1902), Lettre à la jeunesse, 1897.
- André Gide (1869-1951), Journal, 26 décembre 1921.
Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655), L’Autre Monde : les États et Empires de la Lune, avant 1650.
Le narrateur-auteur raconte, dans son livre, le voyage qu’il fait dans la Lune. Conduit par un être qu’il appelle son « démon », c’est-à-dire son guide — sans aucune nuance maléfique ici —, il découvre un monde inconnu aux mœurs bien étonnantes pour un « terrien ». Un soir, ils sont invités à dîner avec deux professeurs dans une famille de Sélénites (habitants de la Lune).
Les deux professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt nous fûmes tous quatre ensemble dans le cabinet du souper où nous trouvâmes ce jeune garçon dont il1 m’avait parlé qui mangeait déjà. Ils lui firent de grandes saluades, et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur j’en demandai la cause à mon démon, qui me répondit que c’était à cause de son âge, parce qu’en ce monde-là les vieux rendaient toute sorte d’honneur et de déférence aux jeunes bien plus, que les pères obéissaient à leurs enfants aussitôt que, par l’avis du Sénat des philosophes, ils avaient atteint l’usage de raison.
« Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays ? elle ne répugne point toutefois à la droite raison car en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’un infirme sexagénaire ? Ce pauvre hébété dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination se conduit sur l’exemple des heureux succès et cependant c’est la Fortune qui les a rendus tels contre toutes les règles et toute l’économie de la prudence humaine. […] Pour ce qui est d’exécuter, je ferais tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action et si vous n’en êtes pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis ou de vos oppresseurs ? Pourquoi donc le considérez-vous encore, si ce n’est par habitude, quand un bataillon de septante janviers2 a gelé son sang et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées pour la justice ? Lorsque vous déférez3 au fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé4 d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? Si vous adoriez une femme, n’était-ce pas à cause de sa beauté ? pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous honoriez un homme spirituel, c’était à cause que par la vivacité de son génie il pénétrait une affaire mêlée5 et la débrouillait, qu’il défrayait6 par son bien-dire l’assemblée du plus haut carat7, qu’il digérait les sciences d’une seule pensée et que jamais une belle âme ne forma de plus violents désirs que pour lui ressembler. Et cependant vous lui continuez vos hommages, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile et pesante, et lorsqu’en compagnie il ressemble plutôt par son silence la statue8 d’un dieu foyer qu’un homme capable de raison. Concluez par là, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient 35 pourvus du gouvernement des familles que les vieillards.1 Il : le « démon » qui accompagne le narrateur.
2 Un bataillon de septante janviers : soixante-dix ans.
3 Vous déférez : vous obéissez.
4 Obligé : reconnaissant.
5 Il pénétrait une affaire mêlée : il comprenait une affaire compliquée.
6 Il défrayait : il distrayait.
7 Assemblée du plus haut carat : assemblée d’élite.
8 Il ressemble […] la statue : tournure grammaticale du XVIIe siècle pour « il ressemble à la statue ».
Nicolas Boileau (1636-1711), Art poétique, chant III, vers 373-390, 1674.
Dans son Art poétique, Boileau donne des conseils à ceux qui souhaitent écrire des œuvres littéraires. Le livre III est plus particulièrement adressé aux auteurs de pièces de théâtre.
Le Temps, qui change tout, change aussi nos humeurs.
Chaque Âge a ses plaisirs, son esprit, et ses mœurs.
Un jeune homme toujours bouillant dans ses caprices
Est prompt à recevoir l’impression des vices
Est vain dans ses discours, volage1 en ses désirs,
Rétif2 à la censure, et fou dans les plaisirs.
L’Âge viril plus mûr, inspire un air plus sage,
Se pousse auprès des Grands, s’intrigue, se ménage,
Contre les coups du sort songe à se maintenir,
Et loin dans le présent regarde l’avenir.
La Vieillesse chagrine incessamment amasse,
Garde, non pas pour soi, les trésors qu’elle entasse,
Marche en tous ses desseins d’un pas lent et glacé,
Toujours plaint le présent, et vante le passé,
Inhabile aux plaisirs dont la Jeunesse abuse,
Blâme en eux3 les douceurs, que l’âge lui refuse.
Ne faites point parler vos Acteurs au hasard,
Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.1 Volage : inconstant, changeant.
2 Rétif : qui résiste.
3 En eux : chez les jeunes gens.
Émile Zola (1840-1902), Lettre à la jeunesse, 1897.
Engagé dans le combat pour la démonstration de l’innocence du capitaine Dreyfus, Émile Zola est bouleversé de voir des jeunes gens parmi les manifestants qui insultent avec violence Dreyfus et ses défenseurs. En réaction, l’écrivain publie le 14 décembre 1897 la Lettre à la jeunesse dont voici les derniers paragraphes.
Jeunesse, jeunesse ! souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères ont donné de leur intelligence et de leur sang. Tu n’es pas née sous la tyrannie, tu ignores ce que c’est que de se réveiller chaque matin avec la botte d’un maître sur la poitrine, tu ne t’es pas battue pour échapper au sabre du dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La dictature est au bout.
Jeunesse, jeunesse ! sois toujours avec la justice. Si l’idée de justice s’obscurcissait en toi, tu irais à tous les périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos Codes, qui n’est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des hommes est faillible et qui admet l’innocence possible d’un condamné1, sans croire insulter les juges. N’est-ce donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que justice soit faite, si ce n’est toi qui n’es pas dans nos luttes d’intérêts et de personnes, qui n’es encore engagée ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?
Jeunesse, jeunesse ! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous disons qu’un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s’en brise d’angoisse. Que l’on admette un seul instant l’erreur possible, en face d’un châtiment à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les larmes coulent des yeux. Certes, les garde-chiourmes2 restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s’il est quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa cause et de le délivrer ? Qui donc, si ce n’est toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse, et superbe, tiendra tête à un peuple, au nom de l’idéale justice ? Et n’es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent, qui fassent aujourd’hui ta besogne de généreuse folie ?
Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ?
— Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice !1 L’innocence possible d’un condamné : le capitaine Dreyfus fut condamné injustement au bagne pour espionnage en 1894.
2 Garde-chiourmes : gardiens de bagnards ou de prisonniers.
André Gide (1869-1951), Journal, 26 décembre 1921.
On a dit que je cours après ma jeunesse. Il est vrai. Et pas seulement après la mienne. Plus encore que la beauté, la jeunesse m’attire, et d’un irrésistible attrait. Je crois que la vérité est en elle je crois qu’elle a toujours raison contre nous. Je crois que, loin de chercher à l’instruire, c’est d’elle que nous, les aînés, devons chercher l’instruction. Et je sais bien que la jeunesse est capable d’erreurs je sais que notre rôle à nous est de la prévenir de notre mieux mais je crois que souvent, en voulant préserver la jeunesse, on l’empêche. Je crois que chaque génération nouvelle arrive chargée d’un message et qu’elle le doit délivrer notre rôle est d’aider à cette délivrance. Je crois que ce que l’on appelle « expérience » n’est souvent que de la fatigue inavouée, de la résignation, du déboire. Je crois vraie, tragiquement vraie, cette phrase d’Alfred de Vigny, souvent citée, qui paraît simple seulement lorsqu’on la cite sans la comprendre : « Une belle vie, c’est une pensée de la jeunesse réalisée dans l’âge mûr. » Peu m’importe du reste que Vigny lui-même n’y ait peut-être point vu toute la signification que j’y mets cette phrase, je la fais mienne.
Il est bien peu de mes contemporains qui soient restés fidèles à leur jeunesse.
Ils ont presque tous transigé. C’est ce qu’ils appellent « se laisser instruire par la vie ». La vérité qui était en eux, ils l’ont reniée. Les vérités d’emprunt sont celles à quoi l’on se cramponne le plus fortement, et d’autant plus qu’elles demeurent étrangères à notre être intime. Il faut beaucoup plus de précaution pour délivrer son propre message, beaucoup plus de hardiesse et de prudence, que pour donner son adhésion et ajouter sa voix à un parti déjà constitué. De là cette accusation d’indécision, d’incertitude, que certains me jettent à la tête, précisément parce que j’ai cru que c’est à soi-même surtout qu’il importe de rester fidèle.
Vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Comment les auteurs mettent-ils en évidence les caractéristiques qu’ils attribuent à la jeunesse ?
Proposition de corrigé
Le « comment » invitait à rechercher dans deux directions :
- le fond, la thèse et les arguments,
- la forme : la présentation en opposition, et le recours à des genres divers.
Les auteurs, sauf Boileau, encensent la jeunesse.
Cyrano met en avant la force de gouverner, le courage, l’enthousiasme de l’idéal, la vivacité de l’intelligence chez les jeunes gens.
Zola leur reconnaît l’innocence, la compassion, l’esprit chevaleresque même si ces qualités peuvent être obscurcies par les jugements erronés de certains adultes.
Gide a la nostalgie de cet âge généreux porteur d’espoir et de vérité.
Boileau en revanche n’y voit que caprices, propension à la jouissance et manque de jugement.
Ce tableau élogieux ressort d’autant mieux qu’il contraste avec les défauts de la sénilité chez Cyrano : laideur, impuissance, stupidité. Gide aussi valorise la générosité de la jeunesse en montrant combien il est regrettable qu’elle s’étiole au contact des réalités mesquines de l’âge adulte. Zola, lui au contraire, s’inscrit dans la continuité des valeureux aînés qui devraient servir de modèle à l’idéalisme des jeunes gens. Pour le moraliste Boileau les travers et inconséquences de la jeunesse s’inscrivent dans une conception pessimiste de la nature humaine incapable de vivre avec mesure.
Chaque auteur utilise une forme bien particulière pour couler son argumentation. Cyrano se sert de la fiction apologétique qui heurte les conceptions habituelles pour valoriser le discours inséré qui suit. Boileau expose ses critiques dans la rigueur versifiée des alexandrins. Zola appelle à rejoindre sa cause dans un discours épique riche en procédés oratoires, tandis que Gide préfère le lyrisme élégiaque autobiographique.
Tous ces textes mêlent dans des proportions diverses conviction et persuasion.
Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
Commentaire
Vous commenterez l’extrait de la Lettre à la jeunesse d’Émile Zola (texte C).
Dissertation
Dans quelle mesure la littérature peut-elle conduire une génération à agir ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur ceux que vous avez étudiés et sur vos lectures personnelles. Vous pourrez avoir recours à tous les genres de l’argumentation.
Écriture d’invention
Le journal du lycée propose une tribune ouverte à partir de l’affirmation présente dans le texte de Cyrano de Bergerac : « la jeunesse seule est propre à l’action ».
Vous rédigerez un article rendant compte de la réflexion que vous inspire ce point de vue. Votre texte comportera au moins une soixantaine de lignes.
Vous ne signerez pas votre article.