Bac de français 2018
Corrigé de la dissertation (séries technologiques)
La poésie vise-t-elle seulement à idéaliser le quotidien ?
Votre argumentation s’appuiera sur les textes du corpus, les textes étudiés en classe et vos lectures personnelles.
Fiche méthode : la dissertation
Introduction :
Accroche :
Spontanément, quand nous entendons le mot poésie, nous concevons à la fois une forme et des expériences assez éloignées de notre vie quotidienne. Les poèmes gentillets appris à l’école primaire, les grandes effusions lyriques qui ont pu nous séduire à l’adolescence, les constructions ésotériques qui sont nées depuis la seconde moitié du XIXe siècle peuvent nous paraître incompatibles avec la banalité et le matérialisme de nos existences. D’ailleurs lisons-nous encore de la poésie aujourd’hui ?
Copie du sujet :
C’est pourquoi nous pouvons nous demander si une telle réserve n’aurait pas ses origines dans une poésie qui viserait seulement à idéaliser le quotidien.
Problématique :
Idéaliser, c’est déformer ce que nous vivons habituellement par embellissement, recherche de l’extraordinaire, transformation de ce que nos sens nous font expérimenter. La poésie est-elle alors cette paire de lunettes qui permet de voir le seul beau côté de la réalité ? Accessoirement nous trompe-t-elle en privilégiant la beauté au détriment de la vérité ?
Annonce du plan :
1re formule : Nous examinerons d’abord en quoi les poètes se sont spontanément tournés vers les aspects les plus attirants de l’existence. Ensuite nous analyserons comment, dans un souci de faire évoluer les conditions de vie, certains se sont focalisés sur les comportements les moins reluisants de nos sociétés. Enfin nous verrons que, dans tous les cas de figure, leur projet a dû puiser dans la force expressive et les fonctions poétiques du langage.
2de formule : Si les poètes se sont spontanément tournés vers les aspects les plus attirants de l’existence, certains se sont cependant focalisés sur les comportements les moins reluisants de nos sociétés. Dans tous les cas de figure, en définitive leur projet a dû puiser dans la force expressive et les fonctions poétiques du langage.
1re partie : Une idéalisation du quotidien
D’une manière générale, la poésie s’est spontanément tournée vers les aspects du monde attirants.
Les « territoires fleuris » selon l’expression baudelairienne
Depuis l’Antiquité, fidèle à ses origines lyriques et sacrées comme rapportées dans le mythe d’Orphée, elle a souvent été considérée comme une peinture, une représentation agréable de la nature. Sa mission est d’apporter le pittoresque. La plus belle poésie serait une œuvre aux hautes couleurs, véritable tableau de genre. De la Pléiade à Chénier, des Orientales et de la Légende des siècles à la perfection parnassienne d’un Leconte de Lisle, notre littérature abonde en pièces finement ciselées, riches et fortes du spectacle vivant qu’elles prétendent restituer.
Plus encore, son inspiration privilégiée a été le lyrisme amoureux. Les poètes ont célébré le charme ensorcelant de la femme aimée, faisant passer l’alliance de leurs noms à la postérité : Pétrarque et Laure, Ronsard et Hélène, Baudelaire et sa madone… Les textes du corpus idéalisent ces affections : si Hugo magnifie sa petite-fille Jeanne ; Cros, son épouse et ses enfants ; Roy exalte sa muse, son « Eurydice aux pieds nus ». La poésie permet l’exaltation des sentiments, du moins donne force à leur aveu, là où le langage ordinaire, utilitaire, est impuissant à les exprimer.
Le rêve
Avec le XIXe siècle et dans la lignée du romantisme allemand, bien des poètes se sont inspirés de leur quotidien pour asseoir leurs rêves ou pour explorer des réalités inédites de l’autre côté du miroir. Hugo imagine l’univers merveilleux qui habite l’enfant endormie ou plutôt projette sa culture littéraire sur les pensées informelles supposées de Jeanne. Cros songe à une vie suspendue entre passé, dans lequel « Éternelles sont les amours / Dont [s]a mémoire est le repaire », et avenir incertain où « [leur]s enfants seront de fiers gas ». Claude Roy mêle la femme aimée à l’eau et au sable d’une plage dans un rêve cosmique. Gérard de Nerval, pour sa part, écrivait dans Aurélia : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. » Baudelaire a cherché désespérément lui aussi la voie de cette surnature. Son poème « Correspondances » traduit cette conception d’un monde où la réalité illusoire doit être dépassée : « La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles. » Cette voie du rêve, la promotion de l’inconscient sont devenues finalement la norme du Surréalisme chez qui l’extraordinaire fulgurance remplace l’ordinaire. André Breton déclarait à ce propos dans L’Amour fou que « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. »
L’évasion
D’ailleurs quand le quotidien devient insupportable, le poète s’évade dans l’exotisme, les souvenirs ou la quête d’un ailleurs paradisiaque. Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal, a creusé douloureusement cette incessante lutte entre « Spleen et Idéal ». « Moesta et errabunda » chante ce départ
« Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
— Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate ? »
vers le « paradis parfumé » des îles lointaines, et enfin le souvenir idéalisé du « vert paradis des amours enfantines ».
Cette « Invitation au voyage » rêve d’un ailleurs nourrissant loin de la grisaille de la grande ville
« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté. »
2e partie : une dénonciation des idéaux
Transition : Pourtant la poésie n’a pas toujours cherché à ne retenir que le beau côté des choses, les ravissements amoureux, le rêve à partir du quotidien, voire l’échappée belle dans l’espace ou le temps. Elle a pu aussi revendiquer un intérêt certain pour les aspects les moins reluisants de notre milieu de vie.
La poésie satirique ou correctrice
Alors même qu’ils ont choisi pour un moment le côté idéal de la vie, Hugo n’ignore pas que « Cette terre est si laide », et Charles Cros avoue que ses « vers / [ont pu] encombrer tout l’univers / De désastres et d’incendies ». Boileau a dénoncé les laideurs et l’inconfort de la grande ville dans « Les Embarras de Paris ». Il a exercé sa verve satirique contre le vacarme, la cohue, la saleté, l’insécurité des lieux. Hugo dans « Melancholia » stigmatise l’injustice de la société bourgeoise qui pousse les jeunes femmes à la prostitution, et détruit les enfants employés dans l’enfer des ateliers.
L’esthétique de la laideur
Plus étonnant, des auteurs ont pu cultiver ce goût pour la laideur. Rimbaud, dans sa première manière en forme de révolte contre les conventions parnassiennes, s’est défoulé en peignant le portrait hideux, obscène, provoquant d’une « Vénus Anadyomène ». C’est la réécriture répugnante de la naissance de la déesse qui, au lieu de sortir de l’écume de la mer, émerge d’un tub crasseux pour laisser voir un corps flétri et mal soigné.
Baudelaire va plus loin encore en ambitionnant une esthétique de la laideur pour ses bien nommées Fleurs du Mal : « Des poètes illustres s’étaient partagés depuis longtemps les provinces les plus fleuries du monde poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal », Il s’exprimait ainsi dans un projet de Préface, qui finalement n’a pas vu le jour. C’est ainsi qu’il a pu choisir comme sujets « Une Charogne », les difformités de Paris, la hideur des vieillards, tout ce qu’il fait sien et conforme à son projet : « Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir / Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal
3e partie : à regard neuf, langage nouveau
Transition : Qu’il s’agisse d’idéaliser la réalité, de la démystifier, voire de se complaire dans sa laideur, sa simple description n’est pas suffisante pour prétendre à l’expression poétique.
L’expression des émotions
Pour accéder à la poésie, le langage doit d’abord susciter l’émotion. Si l’émotion est absente, nous sommes au mieux dans un constat ou une notice descriptive. Peindre la sieste de Jeanne n’est pas suffisant. Hugo nous ouvre au registre merveilleux de la féerie. Il suscite dans nos mémoires les délices enfantines de l’univers des contes faites de peurs et de ravissement à l’heure où tout rentre dans l’ordre. Mieux, il nous fait contempler une nativité religieuse où s’exprime la douce puissance divine dans l’humble abandon de l’enfant à la protection angélique. Nous éprouvons alors le même étonnement, la même paix que devant la crèche de Noël. Quand Baudelaire évoque sa charogne, il ne se contente pas de provoquer notre répulsion. Il pique aussi notre curiosité par le rapprochement antithétique voulu avec sa compagne distante :
« Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion ! »
Nous comprenons alors qu’il s’agit d’effrayer pour mieux séduire celle qui se refuse. Cette version contournée du carpe diem est en fait une célébration ironique de l’art organisateur et pérenne du poète qui a « gardé la forme et l’essence divine / De [s]es amours décomposés ! » Émotions primaires et esthétiques concourent à rendre ce poème inoubliable.
De nouveaux rapports
Cocteau définissait ainsi la poésie :
« l’espace d’un éclair nous voyons un chien, un fiacre, une maison pour la première fois. […] Elle dévoile dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. Mettez un lieu commun en place. Nettoyez-le, frottez-le, éclairez-le de telle sorte qu’il frappe avec sa jeunesse et avec la même fraîcheur, le même jet qu’il avait à sa source. Vous ferez œuvre de poète. »
La poésie est donc un regard nouveau sur des banalités, sur des spectacles que l’habitude a neutralisés.
Ainsi dans « Zone », Apollinaire nous réveille, nous surprend par sa description inattendue, moderne, humoristique, voire ironique d’une « jolie rue dont [il a] oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes »,
rue qui est d’ailleurs tout sauf terne pour reprendre le dernier mot de la description et dont la « grâce » est peu conventionnelle.
Ponge, Réda, Delerme ont cherché à leur tour à nous faire voir autrement des objets que nous ne savons plus regarder : nourriture, fruits, bicyclette… Après les avoir lus, nous ne pouvons plus, si nous nous y attardons un peu, appréhender de la même manière la miche de pain, l’orange ou l’huître qui se tiennent devant nos yeux. À un regard utilitaire a succédé en nous une approche plus esthétique et désintéressée.
La musicalité et les figures d’image
Ce changement est permis par quelques procédés notables. En premier lieu, le recours aux connotations crée des réseaux souterrains entre les mots, des cheminements inhabituels propices à des associations d’idées nouvelles. Par exemple dans le poème d’Apollinaire précité, quelques mots attirent notre attention. La rue est le « clairon » du soleil. Il est inhabituel de qualifier la lumière par un instrument de musique, mais les connotations peuvent changer notre appréciation. Dans clairon il y a clair. Le clairon est un instrument guerrier. Le soleil (et le jour) ont réveillé l’activité « industrielle » du quartier comme la diane au clairon militaire ; la rue retentit de bruits assourdissants ; les mouvements de foule ont des allures de défilé… Le terme « sirène » dénote un avertisseur sonore bruyant à rapprocher du clairon. Mais il connote aussi un mythe scandinave (probablement élaboré à partir des lamantins, aux cris plaintifs). Si nous relevons que « la sirène y gémit », nous avons une allusion possible aux chants que la tradition prête aux sirènes. Le signal utilitaire se transforme en être merveilleux attachant.
Ensuite, les figures d’image y sont plus nombreuses. Nous pouvons y relever une métaphore, « le clairon du soleil », une comparaison, « à la façon des perroquets ». On peut ajouter des personnifications : « la sirène y gémit », « Une cloche rageuse y aboie », « Les plaques les avis […] criaillent ».
Enfin la musicalité renforce le sens général. La présence de nombreux sons R (allitérations) souligne la cacophonie tandis que la rime en « ailles » renforce l’aspect douloureux de cette exubérance sonore.
Conclusion :
Résumé de l’argumentation :
D’une manière générale, la poésie s’est spontanément tournée vers les aspects du monde attirants. Il est vrai que la célébration de l’être aimé, les spectacles grandioses offerts par la nature, les sortilèges du rêve ont beaucoup inspiré. Pourtant, surtout à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, des poètes ont revendiqué un intérêt certain pour les aspects les moins reluisants de nos existences. Ils ont voulu dénoncer de mauvaises conditions de vie, des excès ou des injustices. Au même moment, dans leur révolte contre une idéalisation devenue conventionnelle, certains se sont targués d’élever la laideur au rang d’art, ou du moins de concevoir un culte du « bizarre ». Si les écrivains ont trouvé leur inspiration dans des domaines si contrastés, leur choix n’a pas suffi à produire des textes poétiques. Pour continuer de captiver par l’idéalisation, ou pour surmonter les réticences des lecteurs à fréquenter les aspects insoutenables de l’existence, les auteurs ont dû recourir aux fonctions poétiques de la langue : ils ont recherché l’expressivité en convoquant les émotions, ils ont usé des connotations, des figures d’image et de la musicalité pour amplifier notre manière de percevoir et de comprendre.
Ouverture (facultative) :
Idéaliser, rapetisser et dénigrer, inverser les valeurs nous font immanquablement penser à l’optimisme et au pessimisme. G. K. Chesterton dans Orthodoxie affirmait : « Un optimiste est un homme qui regarde vos yeux ; un pessimiste, un homme qui regarde vos pieds. » L’excès d’idéalisme romantique a pu décevoir ; l’idéologie réaliste a ridiculisé les enthousiasmes ; la poésie s’est égarée dans des voies sans issue au risque de devenir illisible. De plus, au XXe siècle les conflits mondiaux puis les dérives génocidaires des dictatures, le matérialisme économique égoïste ambiant ont, semble-t-il, achevé l’idéalisation et engendré la crise des valeurs. C’est pourquoi nous sommes entrés dans l’ère du doute généralisé, devenant des infirmes affectifs. Nous attendons les écrivains qui pourront simplement nous redonner espoir et goût pour la vie.
Voir aussi :
- Bac de français 2018 : le sujet complet des séries technologiques, le corrigé des questions sur le corpus et le corrigé du commentaire
- Le bac de français