Aller au contenu

Bac français 2018, séries S et ES – Corrigé de la question

Bac français 2018

Corrigé de la question (séries S et ES)

Objet d’étude : la question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe à nos jours

Montaigne, Essais, livre II, chapitre 11 « De la cruauté », (1580-1588), adapté en français moderne par André Lanly

Michel de Montaigne Pour ma part, je n’ai pas pu voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente, qui est sans défense et de qui nous ne recevons aucun mal. Et, comme il arrive communément par exemple que le cerf, se sentant hors d’haleine et à bout de forces, et n’ayant pas d’autre remède, se jette en arrière et se rend à nous qui le poursuivons en nous demandant grâce par ses larmes
      quaestuque, cruentus
      Atque imploranti similis1,
cela m’a toujours semblé un spectacle très déplaisant.
Je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne la clef des champs.
Pythagore les achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs pour en faire autant2 :
      primoque a caede ferarum
      Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum3.
Les naturels sanguinaires à l’égard des bêtes montrent une propension4 naturelle à la cruauté.
Après que l’on se fut familiarisé à Rome avec les spectacles des meurtres des animaux, on en vint aux hommes et aux gladiateurs. La nature, je le crains, attache elle-même à l’homme quelque instinct qui le porte à l’inhumanité. Nul ne prend son amusement à voir des bêtes jouer entre elles et se caresser, et nul ne manque de le prendre à les voir se déchirer mutuellement et se démembrer.
Afin qu’on ne se moque pas de cette sympathie que j’ai pour elles, je dirai que la théologie elle-même5 nous commande quelque faveur pour elles et que, considérant qu’un même maître nous a logés dans ce palais pour son service et qu’elles sont comme nous de sa famille6, elle a raison de nous enjoindre7 quelque égard et quelque affection envers elles.


Notes

1 Virgile, Énéide, VII, v. 501 : « et par ses plaintes, couvert de sang, il semble implorer pitié ».
2 Plutarque, Propos de table, VII, 8.
3 Ovide, Métamorphoses, XV, v. 106 : « c’est, je pense, par le sang des bêtes sauvages que le fer a été taché pour la première fois ».
4 Propension : Force intérieure, innée, naturelle, qui oriente spontanément ou volontairement vers un comportement.
5 Souvenir d’un ouvrage religieux de Raymond Sebon intitulé la Théologie naturelle, qui insiste sur les liens fraternels des hommes et des animaux.
6 Famille : peut être compris au sens large de « maisonnée ».
7 Enjoindre : ordonner.

Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, préface (1754)

Jean-Jacques Rousseau Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements, quand, par ses développements successifs, elle est venue à bout d’étouffer la nature.

De cette manière, on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme ; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse ; et tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération1, il ne fera jamais du mal à un autre homme, ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. Par ce moyen, on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle ; car il est clair que, dépourvus de lumières et de liberté, ils ne peuvent reconnaître cette loi ; mais, tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible : qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre.


Notes

1 Commisération : pitié que l’on ressent pour ceux qui sont dans le malheur, compassion.

Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Bêtes » (1764)

Voltaire s’attaque dans cet article à la théorie élaborée par Descartes selon laquelle les animaux sont des « machines ».

BÊTES

Voltaire Quelle pitié, quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connaissance et de sentiment, qui font toujours leurs opérations de la même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. !
Quoi ! cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre ; cet oiseau fait tout de la même façon ? Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois n’en sait-il pas plus au bout de ce temps qu’il n’en savait avant les leçons ? Le serin1 à qui tu apprends un air le répète-t-il dans l’instant ? n’emploies-tu pas un temps considérable à l’enseigner ? n’as-tu pas vu qu’il se méprend et qu’il se corrige ?
Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien ! je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l’air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le sentiment de l’affliction et celui du plaisir, que j’ai de la mémoire et de la connaissance.
Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, et qui lui témoigne sa joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.
Des barbares saisissent ce chien, qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ; ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques2. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature.


Notes

1 Serin : petit oiseau dont le chant est fort agréable, et auquel on apprend à siffler, à chanter des airs.
2 Veine mésaraïque : veine qui recueille le sang du gros intestin.

Marguerite Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur, « Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? » (1983)

Dans l’état présent de la question, à une époque où nos abus s’aggravent sur ce point comme sur tant d’autres, on peut se demander si une Déclaration des droits de l’animal1 va être utile. Je l’accueille avec joie, mais déjà de bons esprits murmurent : « Voici près de deux cents ans qu’a été proclamée une Déclaration des droits de l’homme, qu’en est-il résulté ? Aucun temps n’a été plus concentrationnaire, plus porté aux destructions massives de vies humaines, plus prêt à dégrader, jusque chez ses victimes elles-mêmes, la notion d’humanité. Sied-il de promulguer en faveur de l’animal un autre document de ce type, qui sera – tant que l’homme lui-même n’aura pas changé -, aussi vain que la Déclaration des droits de l’homme ? » Je crois que oui. Je crois qu’il convient toujours de promulguer ou de réaffirmer les Lois véritables, qui n’en seront pas moins enfreintes, mais en laissant çà et là aux transgresseurs le sentiment d’avoir mal fait. « Tu ne tueras pas. » Toute l’histoire, dont nous sommes si fiers, est une perpétuelle infraction à cette loi.

« Tu ne feras pas souffrir les animaux, ou du moins tu ne les feras souffrir que le moins possible. Ils ont leurs droits et leur dignité comme toi-même », est assurément une admonition2 bien modeste ; dans l’état actuel des esprits, elle est, hélas, quasi subversive3. Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l’ignorance, l’indifférence, la cruauté, qui d’ailleurs ne s’exercent si souvent contre l’homme que parce qu’elles se sont fait la main sur les bêtes. Rappelons-nous, puisqu’il faut toujours tout ramener à nous-mêmes, qu’il y aurait moins d’enfants martyrs s’il y avait moins d’animaux torturés, moins de wagons plombés amenant à la mort les victimes de quelconques dictatures, si nous n’avions pas pris l’habitude de fourgons où des bêtes agonisent sans nourriture et sans eau en route vers l’abattoir, moins de gibier humain descendu d’un coup de feu si le goût et l’habitude de tuer n’étaient l’apanage des chasseurs. Et dans l’humble mesure du possible, changeons (c’est-à-dire améliorons s’il se peut) la vie.


Notes

1 Une « Déclaration universelle des droits de l’animal » a été rédigée et adoptée par la Ligue internationale des droits de l’animal en 1977, puis proclamée solennellement par l’UNESCO en 1978.
Elle n’a cependant aucune portée juridique.
2 Admonition : avertissement, conseil, ordre.
3 Subversive : qui menace l’ordre établi.

Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

Quels comportements humains les auteurs du corpus dénoncent-ils ?

Proposition de corrigé
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Introduction :

Présentation des textes

Les textes du corpus s’étalent du XVIe au XXe siècle. Il s’agit d’abord d’un extrait du chapitre 11 du livre II des Essais de Montaigne, intitulé « De la cruauté », œuvre publiée entre 1580 et 1588. Le second est tiré de la préface du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau paru en 1754. Le troisième est l’article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique de Voltaire publié en 1764. Le dernier s’intitule « Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? », il appartient au Temps, ce grand sculpteur de Marguerite Yourcenar ; il est de 1983.

Présentation du sujet

Ces quatre textes dénoncent la manière dont les hommes se comportent à l’égard des animaux.

Argumentation :

  • Montaigne croit reconnaître chez les chasseurs une insensibilité qui trahit l’« instinct » de cruauté du genre humain. Il en veut pour preuve la délectation des spectateurs devant la souffrance lors des combats d’animaux ou pendant les jeux du cirque romains. Il note d’ailleurs que ce plaisir inhumain a continué de s’exercer quand on a substitué des hommes aux animaux. Enfin il stigmatise une attitude irréligieuse chez ces chrétiens qui ne respectent pas la création divine.
  • Rousseau reproche à la civilisation d’avoir vicié la bonté naturelle de l’homme. Il stigmatise la philosophie rationaliste qui a engendré le mépris des animaux « dépourvus de lumières et de liberté », et le déni de leur qualité « d’être sensible ».
  • Voltaire dénonce lui aussi l’irrespect pour les animaux engendré par les thèses cartésiennes qui ont fait d’eux des « machines privées de connaissance et de sentiment ». Par voie de conséquence, il rejoint Montaigne dans sa condamnation de la cruauté « barbare » que l’homme exerce contre eux notamment au nom de la science.
  • Enfin Marguerite Yourcenar comme Montaigne blâme la perte du sens moral et religieux qui a conduit « aux destructions massives de vies humaines […] à dégrader, jusque chez ses victimes elles-mêmes, la notion d’humanité ». Dans ce contexte les animaux ne sont pas plus respectés que l’homme. En outre, elle condamne le défaitisme des « bons esprits » peu soucieux de la vie animale. Comme Montaigne elle a compris que la cruauté innée des hommes s’est « fait la main sur les bêtes » avant de se retourner contre l’homme.

Conclusion :

Tous les auteurs réprouvent le mépris de l’homme pour l’animal considéré comme une créature inférieure dénuée de sensibilité. Ils y voient la résurgence d’instincts bestiaux, signe d’un avilissement moral qui finalement met en péril l’homme lui-même. Montaigne en a fait la cruelle expérience avec les guerres de religion ; Yourcenar en a vécu l’horreur avec les totalitarismes barbares du XXe siècle.

Voir aussi :