Bac français 2019
Corrigé de la question (série L)
Objet d’étude : le texte théâtral et sa représentation du XVIIe siècle à nos jours
Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, I, 2, 1670.
Riche bourgeois cherchant à devenir homme de qualité, Monsieur Jourdain a l’intention d’apprendre les manières des aristocrates. C’est ainsi qu’il s’entoure d’un maı̂tre tailleur et d’un maître d’armes, et qu’il prend des cours de musique, de danse et de philosophie.
MONSIEUR JOURDAIN. — Voyons un peu votre affaire.
MAÎTRE DE MUSIQUE. — Je voudrais bien auparavant vous faire entendre un air qu’il vient de composer pour la sérénade que vous m’avez demandée. C’est un de mes écoliers, qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.
MONSIEUR JOURDAIN. — Oui ; mais il ne fallait pas faire faire cela par un écolier, et vous n’étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.
MAÎTRE DE MUSIQUE. — Il ne faut pas, Monsieur, que le nom d’écolier vous abuse. Ces sortes d’écoliers en savent autant que les plus grands maîtres, et l’air est aussi beau qu’il s’en puisse faire. Écoutez seulement.
MONSIEUR JOURDAIN. — Donnez-moi ma robe pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai mieux sans robe… Non ; redonnez-la-moi, cela ira mieux.
MUSICIEN. — (chantant)
Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême,
Depuis qu’à vos rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis ;
Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,
Hélas ! que pourriez-vous faire à vos ennemis ?MONSIEUR JOURDAIN. — Cette chanson me semble un peu lugubre, elle endort, et je voudrais que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci, par-là.
MAÎTRE DE MUSIQUE. — Il faut, Monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles.
MONSIEUR JOURDAIN. — On m’en apprit un tout à fait joli il y a quelque temps. Attendez… Là… comment est-ce qu’il dit ?
MAÎTRE À DANSER. — Par ma foi, je ne sais.
MONSIEUR JOURDAIN. — Il y a du mouton dedans.
MAÎTRE À DANSER. — Du mouton ?
MONSIEUR JOURDAIN. — Oui. Ah !
(Monsieur Jourdain chante.)
Je croyais Janneton
Aussi douce que belle,
Je croyais Janneton
Plus douce qu’un mouton :
Hélas ! hélas !
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle,
Que n’est le tigre aux bois.N’est-il pas joli ?
MAÎTRE DE MUSIQUE. — Le plus joli du monde.
MAÎTRE À DANSER. — Et vous le chantez bien.
MONSIEUR JOURDAIN. — C’est sans avoir appris la musique.
MAÎTRE DE MUSIQUE. — Vous devriez l’apprendre, Monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.
Beaumarchais, Le Barbier de Séville, I, 6, 1775.
À Séville, le Comte Almaviva vient de retrouver Figaro, son ancien valet. Caché sous l’identité de Lindor, le Comte cherche à séduire Rosine, une jeune fille enfermée par son tuteur qui veut l’épouser contre son gré. De sa fenêtre, Rosine laisse tomber une partition cachant un message adressé au Comte pour lui demander d’expliquer ses intentions.
FIGARO. — Derrière sa jalousie1, la voilà ! la voilà ! Ne regardez pas, ne regardez donc pas !
LE COMTE. — Pourquoi ?
FIGARO. — Ne vous écrit-elle pas : Chantez indifféremment ? c’est-à-dire, chantez comme si vous chantiez… seulement pour chanter. Oh ! la v’là, la v’là.
LE COMTE. — Puisque j’ai commencé à l’intéresser sans être connu d’elle, ne quittons point le nom de Lindor que j’ai pris ; mon triomphe en aura plus de charmes. (Il déploie le papier que Rosine a jeté.) Mais comment chanter sur cette musique ? Je ne sais pas faire de vers, moi.
FIGARO. — Tout ce qui vous viendra, Monseigneur, est excellent : en amour, le cœur n’est pas difficile sur les productions de l’esprit… Et prenez ma guitare.
LE COMTE. — Que veux-tu que j’en fasse ? j’en joue si mal !
FIGARO. — Est-ce qu’un homme comme vous ignore quelque chose ? Avec le dos de la main ; from, from, from… Chanter sans guitare à Séville ! vous seriez bientôt reconnu, ma foi, bientôt dépisté.
(Figaro se colle au mur sous le balcon.)LE COMTE, chante en se promenant et s’accompagnant sur sa guitare.
PREMIER COUPLET.
Vous l’ordonnez, je me ferai connaître ;
Plus inconnu, j’osais vous adorer :
En me nommant, que pourrais-je espérer ?
N’importe, il faut obéir à son maître.FIGARO, bas. Fort bien, parbleu ! Courage, Monseigneur !
LE COMTE.
DEUXIÈME COUPLET.
Je suis Lindor, ma naissance est commune,
Mes vœux sont ceux d’un simple bachelier :
Que n’ai-je, hélas ! d’un brillant chevalier
À vous offrir le rang et la fortune !FIGARO. — Eh comment diable ! Je ne ferais pas mieux, moi qui m’en pique.
LE COMTE.
TROISIÈME COUPLET.
Tous les matins, ici, d’une voix tendre,
Je chanterai mon amour sans espoir ;
Je bornerai mes plaisirs à vous voir ;
Et puissiez-vous en trouver à m’entendre !FIGARO. — Oh ! ma foi, pour celui-ci !… (Il s’approche, et baise le bas de l’habit de son maître.)
LE COMTE. — Figaro ?
FIGARO. — Excellence ?
LE COMTE. — Crois-tu que l’on m’ait entendu ?
ROSINE, en dedans, chante.
Air : du Maître en droit.
Tout me dit que Lindor est charmant,
Que je dois l’aimer constamment…
(On entend une croisée qui se ferme avec bruit.)FIGARO. — Croyez-vous qu’on vous ait entendu cette fois ?
LE COMTE. — Elle a fermé sa fenêtre ; quelqu’un apparemment est entré chez elle.
Note
1 Jalousie : rideau de fer ou de bois permettant de voir sans être vu.
Victor Hugo, Ruy Blas, II, 1, 1838.
L’action se déroule en Espagne au XVIIe siècle. Dona Maria de Neubourg, reine d’Espagne, est dans son palais en compagnie de sa suivante Casilda et d’une duchesse. Délaissée par son mari, la jeune reine a la nostalgie de son Allemagne natale. Elle entend alors des chants venus de l’extérieur.
LA REINE. —
Aujourd’hui je suis reine. Autrefois j’étais libre !
Comme tu dis, ce parc est bien triste le soir,
Et les murs sont si hauts, qu’ils empêchent de voir.
— Oh ! l’ennui !
(On entend au dehors un chant éloigné.)
Qu’est ce bruit ?CASILDA. — Ce sont les lavandières
Qui passent en chantant, là-bas, dans les bruyères.
(Le chant se rapproche. On distingue les paroles. La reine écoute avidement.)VOIX DU DEHORS. À quoi bon entendre
Les oiseaux des bois ?
L’oiseau le plus tendre
Chante dans ta voix.Que Dieu montre ou voile
Les astres des cieux !
La plus pure étoile
Brille dans tes yeux.Qu’avril renouvelle
Le jardin en fleur !
La fleur la plus belle
Fleurit dans ton cœur.Cet oiseau de flamme,
LA REINE, rêveuse.
Cet astre du jour,
Cette fleur de l’âme,
S’appelle l’amour !
(Les voix décroissent et s’éloignent.)
L’amour ! — oui, celles-là sont heureuses. — Leur voix,
Leur chant me fait du mal et du bien à la fois.LA DUCHESSE, aux duègnes1.
Ces femmes dont le chant importune la reine,
Qu’on les chasse !LA REINE, vivement.
Comment ! on les entend à peine.
Pauvres femmes ! Je veux qu’elles passent en paix,
Madame.
(À Casilda en lui montrant une croisée au fond.)
Par ici le bois est moins épais,
Cette fenêtre-là donne sur la campagne ;
Viens, tâchons de les voir.
(Elle se dirige vers la fenêtre avec Casilda.)LA DUCHESSE, se levant, avec une révérence.
Une reine d’Espagne
Ne doit pas regarder à la fenêtre.LA REINE, s’arrêtant et revenant sur ses pas.
Allons !
Le beau soleil couchant qui remplit les vallons,
La poudre d’or du soir qui monte sur la route,
Les lointaines chansons que toute oreille écoute,
N’existent plus pour moi ! j’ai dit au monde adieu.
Je ne puis même voir la nature de Dieu !
Je ne puis même voir la liberté des autres !Note
1 Duègne : femme âgée, chargée de veiller sur la conduite d’une jeune personne.
Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :
Quels rôles la chanson joue-t-elle dans ces textes ?
Proposition de corrigé
Introduction :
Musique et chanson ont souvent fait bon ménage avec le théâtre, qu’on pense à l’opéra, aux opérettes ou tout simplement aux comédies-ballets. Les textes du corpus sont justement des scènes qui introduisent des airs chantés. Molière, dans l’acte I du Bourgeois Gentilhomme, joué en 1670, représente une leçon de chant et de danse. Beaumarchais, dans l’acte I du Barbier de Séville, publié en 1775, utilise le motif de la sérénade. Quant à Victor Hugo, dans l’acte II de Ruy Blas, mis en scène en 1838, il ajoute de la couleur locale en plaçant en arrière-plan des chants populaires espagnols. Quels rôles ces dramaturges ont-ils donc attribués à ces chansons ?
Développement :
D’une manière générale nous pouvons penser que l’introduction d’airs chantés dans le texte théâtral répond à plusieurs attentes du public :
- D’abord un surplus de réalisme dans l’imitation de la vraie vie. Monsieur Jourdain veut affiner ses manières pour séduire la marquise Dorimène, aussi prend-il des cours de chant comme les gens de qualité qu’il veut imiter. Le comte Almaviva veut faire sa cour à l’inaccessible Rosine et doit donc, pour déclarer sa flamme, user de la traditionnelle sérénade sous le balcon de la belle. Hugo, théoricien du drame romantique, qui souhaite mêler tragique et trivialité afin de mieux représenter la vie, introduit en arrière-plan les bruits de la rue madrilène qui montent jusqu’au palais.
- Ensuite le dramaturge crée un effet de surprise dans la mesure où cette introduction reste finalement rare ou limitée.
- Enfin chanter sur scène procure un agrément certain au spectateur car la mélodie vient renforcer les paroles.
Mais nous pouvons remarquer que ces chansons répondent également à une nécessité dramatique. Elles ne sont pas plaquées artificiellement.
- Ainsi, nous percevons mieux le manque de goût, les préjugés, la sottise et le ridicule du bourgeois qui s’est entiché des arts de cour. Mais aussi par un effet de miroir, le bon sens balourd de Monsieur Jourdain fait ressortir la mièvrerie de la sérénade commandée. La chanson devient un révélateur du comique de caractère, avec la flagornerie pédante du maître de musique et la vanité, la naïveté, les caprices du bourgeois gentilhomme. Elle met aussi en lumière le comique de mœurs avec l’artificialité du goût précieux et les poncifs des bergeries.
- Beaumarchais joue habilement de la sérénade pour tirer des effets comiques de la relation entre maître et valet : d’abord en inversant les rôles puisque Figaro est le metteur en scène ; ensuite parce que la gouaille du valet égratigne gentiment la passion du maître, « en amour, le cœur n’est pas difficile sur les productions de l’esprit… ». Enfin la chanson est un moteur pour l’intrigue puisqu’elle est un message codé destiné à contourner l’enfermement de Rosine.
- Chez Hugo, la chanson prend des allures plus sombres en soulignant combien la reine est abandonnée et prisonnière de l’étiquette. Le chant des lavandières célèbre tout ce que la reine a perdu : l’amour, la liberté, la joie de vivre. Cruellement, le passage des femmes du peuple a renforcé le désespoir de Dona Maria. La chanson accentue le caractère tragique de la situation de la jeune femme. Elle est aussi un moteur pour l’intrigue en suggérant des amours compensatrices ultérieures.
Conclusion :
Loin d’être un simple ornement ou divertissement gratuit, la chanson, dans ces scènes, est habilement incluse au service de l’intrigue. Elle nous permet en outre de mieux connaître les personnages. Elle signe la virtuosité du dramaturge surtout chez Molière et, dans une moindre mesure chez Beaumarchais.